Art moderne - Sculpture

Rodin & Co.

De l’ombre (portée) d’un grand arbre

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 20 février 2009 - 1384 mots

Au musée d’Orsay, une ambitieuse exposition sonde la sculpture à Paris de 1905 à 1914 et les diverses tentatives d’excéder l’œuvre d’un seul homme, magnétique et dénigré : Rodin. Les voies de l’émancipation, en somme.

« Oublier Rodin » : le titre élégant de la manifestation hébergée par le musée d’Orsay désigne la mesure du projet. Comment un artiste né à la sculpture après Auguste Rodin (1840-1917) peut-il faire valoir sa singularité ? Comment un sculpteur peut-il assimiler la leçon du maître de Meudon sans pour autant en être un triste épigone  ? En d’autres termes, comment sculpter après un tel génie ? Car il en est de Rodin comme de certains démiurges dont la production fixe un point zéro sur le calendrier de la création. Il y a bien un avant et un après Rodin, à compter de ce jour, de ces jours qui virent le dieu de l’hôtel Biron révolutionner l’ordre établi de la sculpture.
L’histoire de l’art a donc depuis longtemps pris acte de cette apothéose esthétique. Puisqu’il ruinait la sculpture conventionnelle du xixe siècle et qu’il ouvrait sur une modernité inestimable, l’art de Rodin est un achèvement et une genèse. Ainsi du dieu proclamé de la sculpture, ainsi des doctes évangélistes décidés à en perpétuer la leçon et le souvenir. Rodin le Créateur, Rodin l’Auguste, au-dessus des lois pour en avoir édicté de nouvelles, radicales et inédites.
« Oublier Rodin » : les deux mots sonnent comme une injonction. Une injonction à l’endroit des artistes, certes, mais aussi d’une histoire de l’art unilinéaire et garante d’un culte peut-être disproportionné. Aussi, à l’apostolat rodinien, le cosmopolitisme parisien semble privilégier l’athéisme, tout du moins le paganisme. Sans être blasphémateurs, certains disciples (Bourdelle, Brancusi) transgressent l’obédience tandis que de nouveaux prédicateurs (Nadelman, Lehmbruck ou Picasso) profanent à leur tour un dogme coercitif. Mais l’irréligion n’est-elle pas encore une marque de piété ? La ferveur du refus peut-elle méconnaître l’objet du refus ? Autrement dit, pour « oublier Rodin », ne fallait-il pas toujours se souvenir de l’oublier ?

Vers Rodin
1900. Le tournant du siècle s’accompagne de sa cohorte de changements. La capitale de l’hexagone abrite désormais des artistes issus de latitudes diverses et variées. Nouvelle Babylone, Paris se renouvelle à la faveur d’une exceptionnelle hétérogénéité. Les identités se déclinent au rythme soutenu des arrivants : George Minne quitte la Belgique pour rencontrer Rodin en 1891, Julio González délaisse l’Espagne pour Paris en 1899, le « berger des Carpates » Constantin Brancusi et le Polonais Elie Nadelman s’établissent dans la Ville lumière en 1901, bientôt suivis par Alexander Archipenko en 1908 et Wilhelm Lehmbruck en 1910, exilés respectivement de leur Ukraine et de leur Allemagne natales. Une pléiade d’origines pour le ferment de la modernité à venir.
« Rien ne pousse à l’ombre des grands arbres » : la célèbre déclaration de Brancusi quittant l’atelier de Rodin participe d’une mythologie selon laquelle il ne saurait y avoir de production originale sous le protectorat d’un artiste. Validant l’esthétique de la tabula rasa, la sentence devait prendre la forme d’une épitaphe. Une mise au tombeau avec pour inscription : « Ci-gît le tribut que l’élève doit à son maître. » Or, la démonstration du musée d’Orsay rappelle combien la postérité historiographique de la formule brancusienne a contribué à maquiller la réalité.

Face à Rodin
À l’orée du siècle naissant, de nombreux artistes se nourrissent en effet des préceptes formulés par Rodin, magistralement explicités lors de l’exposition fondatrice de l’Alma en 1900. Le maître venait de sonner le glas d’un naturalisme éprouvé et édifiait une grammaire personnelle, présidée par un lyrisme voluptueux, une interrogation du fragment et une dénaturation des formes. Balzac, étude de nu en athlète (1896) imposait au monde sa modernité infrangible, résolument expressionniste, tandis que Méditation sans bras (1896-1897) interrogeait ce « corps en morceaux », immémorial et saisissant.
Par conséquent, les œuvres des cadets de Rodin porteront toutes l’empreinte indélébile d’un maître admiré et conspué, loué et éreinté. Le statisme monumental du Serf (1900-1903) d’Henri Matisse se souvient de L’homme qui marche (1887) tandis que la Femme penchée (1907) de Raymond Duchamp-Villon célèbre les foudroiements anatomiques de Rodin, Erato (1905) de José Clara poursuit la douceur recueillie de la Pensée (vers 1895) quand avec Fernande (1909) Picasso hérite de son aîné le « traitement spectaculairement crevassé de la surface » (Werner Hofmann). Quant aux œuvres précoces d’Aristide Maillol, Antoine Bourdelle, Joseph Bernard ou Bernhard Hoetger, elles ne disent rien d’autre qu’une déférence envers un maître « inoubliable » qu’il conviendrait bientôt d’oublier…

Malgré Rodin
Tuer le père ne signifie pas l’enterrer. Aussi les sculptures décisives des artistes majeurs de leur génération sont-elles encore pour partie tributaires de l’esthétique rodinienne. De la sorte, les vitupérations blasphématoires de Brancusi ou de Maillol à l’encontre de Rodin trahissent encore l’autorité de celui-ci. L’acharnement négationniste de certains, en dépit d’œuvres résolument innovantes, indique la permanence d’une relation œdipienne. Nul déni ne saurait taire l’éloquence sourde de l’héritage.
Toutefois, à l’âge de l’émancipation et des premières expositions personnelles, à l’heure des redéfinitions théoriques et des enjeux plastiques, au soir de la vie de Rodin et au seuil des avant-gardes picturales, les sculpteurs ne transigent pas. Ou plus. Pour preuve, Bourdelle, encore praticien du maître, livre avec son étude pour le Beethoven métropolitain (1902) une pièce emblématique de son « intelligence à se décompliquer ». Le superflu et la vibration impressionniste ont disparu au profit d’une synthétisation monumentale des formes. Or tel est précisément, selon Maillol, l’idéal de cet affranchissement : « Condenser et résumer en un petit nombre de formes claires et concises les rapports infiniment variés que nous percevons dans la nature […], faire du simple avec du compliqué. »
Dont acte avec les épanouissements archaïsants de Maillol (Jeune Femme à la draperie, 1907), les sveltes ébranlements de Matisse (Serpentine, 1906), les amples silhouettes de Lehmbruck (Pygmalion, 1912-1913) ou les sinusoïdes outrées de Bourdelle (Pénélope, 1905-1912, Le Fruit, 1906). Des altérations notoires comme autant de sacrilèges révérencieux à l’endroit de la tutelle rodinienne.

Contre Rodin, tout contre
Le temps passant, le temps aidant, la sculpture s’affirme comme un territoire fertile et peuplé de radicalisations substantielles. Les recherches menées sur la synthèse de la forme et l’envahissement de l’espace aboutissent vers 1910 à des solutions diverses, souvent hyperboliques. Si Rodin n’est pas loin, dès lors que l’on observe Alberta (1913) de González ou Ecce Puer (1906) de Medardo Rosso, il semble presque « oublié » par Bourdelle qui livre avec Tête d’Apollon (1900-1909) un meurtre symbolique reconnu comme tel par le père du Penseur.
Il faut attendre les géométrisations fascinantes de Nadelman (Nu féminin debout, 1907) ou d’Ernesto De Fiori (Adolescent debout, 1911), les démembrements cubisants d’Archipenko (Femme, 1909) ou de Jacques Lipchitz (Femme enceinte, 1912), les déconstructions primitivistes de Gaudier-Brzeska (Femme assise, 1914) ou de Manolo (Tête du poète Pierre Camo, 1913) pour appréhender la négation systématisée des expédients rodiniens. Des reliefs architecturés de Jacob Epstein (Mère et enfant, 1905-1907) jusqu’aux compositions fragiles de Lehmbruck en passant par les calligraphies spasmodiques de Minne (Adolescent, 1891), il semble bien que quelque chose ait définitivement changé.
Loin de la logique « reproductive » et de la création « gesticulante » de Rodin, la sculpture semble désormais animée par un sens profond de la construction. Lorsque la forme n’est pas traversée par un espace dévorant, elle est de préférence fermée. La douleur est moins une crispation charnelle qu’une précarité géométrique, la sérénité n’est pas tant une irradiation marmoréenne qu’une amplitude synthétique. 1914. La guerre approche et bientôt éparpillera ces destins un temps réunis. Et les remarquables hardiesses de Brancusi (Muse endormie, 1910), quoi qu’il estimât, n’effaceront pas tout à fait la langue inoubliable de Rodin. Brancusi qui, comme tant d’autres, fut contre, tout contre Rodin…

Répères

1840
Naissance de Rodin (lire p.72).

1861
Naissances de Bourdelle et de Maillol.

1881
Naissance de Lehmbruck.

1900
Inauguration du pavillon Rodin pour l’Exposition universelle.

1905
Premières expositions personnellesde Bourdelle et de Maillol.

1906
Le Penseur de Rodin devant le Panthéon.

1907
Lehmbruck présente ses œuvres au Grand Palais. Brancusi entre dans l’atelier de Rodin.

1908
Bourdelle quitte l’atelier de Rodin.

1910
Lehmbruck s’oriente vers une autre voie que celle de son maître.

1915
Mort de Gaudier-Brzeska.

1917
Mort de Rodin.

1919
Mort de Lehmbruck.

1929
Mort de Bourdelle.

1944
Mort de Maillol.

Autour de l'exposition

Informations pratiques. « Oublier Rodin ? La sculpture à Paris, 1905-1914 » du 10 mars au 31 mai 2009. Musée d’Orsay, Paris. Tous les jours sauf le lundi de 9 h à 18 h, le jeudi jusqu’à 21 h 45. Tarifs : 9,50 et 7 euros. www.musee-orsay.fr
L’inauguration des salles Philippe Meyer. Le musée d’Orsay a inauguré en janvier 2009 trois nouvelles salles dédiées à la collection d’un de ses principaux mécènes et donateurs : le physicien Philippe Meyer. En 2000, ce dernier a fait don de plus d’une centaine d’œuvres exceptionnelles aux musées de France. Aujourd’hui, plus d’un an après son décès le Musée d’Orsay exécute une de ses dernières volontés et lui consacre un espace au deuxième étage. Des œuvres de Cézanne, Bonnard, Vuillard, Degas, Hammershoi y seront exposées.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°611 du 1 mars 2009, avec le titre suivant : Rodin & Co.

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