De la question du style chez les sculpteurs de Dvâravatî

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · L'ŒIL

Le 20 février 2009 - 1072 mots

Fruit de plusieurs années de recherches, de découvertes et de négociations, l’exposition du musée Guimet tente de dégager les composantes de l’esthétique de Dvâravatî.

Qui a porté ses pas à Bangkok, la fébrile et moderniste capitale de la Thaïlande, pour ensuite visiter l’ancienne Ayutthaya, la cité grandiose des Trente-Trois Rois, a peut-être du mal à imaginer que l’on puisse construire son voyage autour des vestiges de l’obscure période de Dvâravatî. Disséminées à travers la plaine centrale et le nord du pays, les ruines de ses antiques sanctuaires offrent cependant de réels moments de ferveur et de méditation.
À une soixantaine de kilomètres à l’ouest de Bangkok, la petite ville de Nakhom Pathom abrite ainsi l’un des plus anciens et des plus honorés stûpas de la Thaïlande : le Phra Pathom chedi. Une foule de dévots souriants s’y presse, guirlandes de fleurs et bâtons d’encens à la main, gravissant ses escaliers avec une grâce et une nonchalance très « bon enfant ». L’endroit est pourtant éminemment solennel puisqu’il est considéré comme le berceau même du bouddhisme thaïlandais et remonterait à 150 ans avant notre ère ! C’est aussi l’époque à laquelle le grand empereur indien Açoka envoya des cohortes de moines bouddhistes sur les routes de l’Asie du Sud-Est afin qu’ils colportent l’enseignement de la Loi…
Si, dans son état actuel, le stûpa croule sous les dorures et les offrandes, il ne renferme pas moins en son sein les structures du plus ancien temple de Dvâravatî. Et c’est à ce patient jeu de dévoilement que se sont livrés les archéologues français dès la fin du xixe siècle pour exhumer ce qui était parfois imbriqué, pour ne pas dire enfoui, au cœur même des monuments.

Un degré d’abstraction inégalé
Attenant au site, le charmant petit musée de province abrite ainsi la fine fleur de leurs découvertes. Altières, majestueuses, d’un « design » implacable, des roues monumentales happent aussitôt le regard. « Ce motif s’est transmis de l’Inde à Dvâravatî, mais dans cette culture il devient prépondérant, et atteint une force plastique, un degré d’abstraction inégalé », explique avec enthousiasme Thierry Zéphir. Dressés à l’origine au sommet de piliers carrés ou octogonaux, ces symboles vibrants de la Loi bouddhique renvoyaient aussi certainement au culte du très ancien dieu solaire Surya. Et c’est peut-être ce mouvement perpétuel, cette énergie cosmique que l’on devine dans ces pièces magistrales qui ouvriront avec panache la première section de l’exposition parisienne.
Tantôt pleines, tantôt ajourées, pouvant atteindre jusqu’à 1,50 m de haut, ces dharmacakra (pour reprendre le terme sanskrit) taillées en ronde-bosse constituent, en effet, l’une des innovations plastiques les plus originales des sculpteurs de Dvâravatî. Ici, un motif perlé emprunté à l’art gupta s’y faufile, précieux tel un
motif de joaillerie. Là, de gracieuses gazelles font allusion au premier sermon du Bienheureux dans le parc de Sarnath.
Mais, s’il est un motif savoureux entre tous, c’est bien la face léonine – plus goguenarde qu’effrayante – de Kirtimukha dont la grimace « gorgonéenne » a des vertus prophylactiques ! « Il a fallu plus de deux ans de négociations pour obtenir un ensemble de roues dignes de ce nom. Aux yeux des Thaïlandais, ces objets n’ont pas perdu leur force sacrée », nous confie Pierre Baptiste, non sans une pointe de fierté.
 
Un humanisme si vivant…
Mais les sculpteurs de Dvâravatî excellaient également dans l’exercice si vivant et spontané du modelage et du relief en stuc, comme l’illustrent ces panneaux du Chula Pathon chedi qui décrivent avec force détails des épisodes des vies antérieures (jataka) du Bouddha. « On est ici à la limite de la religion populaire », nous souffle Pierre Baptiste, visiblement ému devant cet art doux et tendre à la fois. Souple comme une liane, un éléphant offre l’une de ses défenses en guise de dévotion ; un roi sacrifie son fils puis son épouse à un démon avant de se sacrifier lui-même : heureusement, le démon apparaît sous les traits du dieu Indra ! Faut-il reconnaître dans ces faciès si peu indiens et pas encore thaïs le souvenir de ces populations mônes dont l’origine est vraisemblablement birmane ?
De même, il faut imaginer ces panneaux badigeonnés à la chaux puis exaltés par la grâce des pigments, et non tristement beigeâtres… On retrouve cette esthétique si fraîche et si vivante de Dvâravatî dans cet admirable relief en stuc figurant des musiciens jouant de la cithare et des cymbales, provenant du stûpa très ruiné de Khu Bua (musée national de Bangkok). D’autres panneaux immortalisent l’élégance de déités parées (ou deva), des donateurs, des représentations royales ou bien encore des bodhisattvas… Les visages semblent plus expressifs, des détails vestimentaires et des parures trahissent l’origine ethnique. « Ils sont comme les tableaux vivants d’une époque révolue », selon le joli mot de Thierry Zéphir.
Mais s’il est un thème qu’exalte à l’envi le ciseau de ces sculpteurs de génie, c’est bien l’effigie de Bouddha. Les historiens de l’art se perdent en conjectures pour tenter d’établir une chronologie, tant les visages et les corps obéissent aux règles canoniques régissant l’iconographie du Bienheureux. Mais sous l’apparente monotonie pointe la sensibilité de Dvâravatî : ce subtil mélange d’humanisation des visages (reconnaissables à leurs pommettes hautes et à la fluidité de la ligne ininterrompue des sourcils) et de douceur ineffable. Loin, bien loin des stéréotypes !

L’exposition Dvâravatî : une première mondiale !

C’est une première mondiale : nulle manifestation n’a jamais été dédiée exclusivement à cette « nébuleuse historique et artistique » qu’est la culture de Dvâravatî ! Poursuivant leur ambitieuse pérégrination à travers les cultures de l’Asie du Sud-Est (l’exposition sur l’art du Champa, au Vietnam, était déjà une merveille), Pierre Baptiste et Thierry Zéphir [lire « 3 questions à… »] n’ont pas hésité à solliciter une douzaine de musées répartis sur l’ensemble du territoire thaïlandais pour rassembler près de 150 œuvres, auxquelles viennent se greffer dix neuf pièces insignes du musée Guimet.

Embrassant cinq siècles (du vie au xie siècle), balayant une vaste aire géographique (des plaines centrales de la Thaïlande aux régions du Nord), l’exposition plonge aux sources mêmes du bouddhisme thaïlandais et tente de dégager les différentes composantes stylistiques et culturelles qui ont fait naître l’esthétique de Dvâravatî : le canon de l’Inde des Gupta, les traditions locales des populations mônes, et parfois l’influence des voisins khmers. L’exposition se clôt sur l’art si théâtral et expressionniste du royaume de Haripunchai, qui annonce les premières manifestations de l’art classique du Siam.

Autour de l'exposition

Informations pratiques. « Dvâravatî : aux sources du bouddhisme en Thaïlande » jusqu’au 25 mai 2009. Musée Guimet, Paris. Tous les jours sauf le mardi de 10 h à 18 h. Tarifs : 7 et 5 e. www.guimet.fr
À Nice, l’autre musée d’Art asiatique. Le musée des Arts asiatiques de Nice, construit par l’architecte japonais Kenzo Tangue, constitue, avec Guimet, une autre importante collection d’art oriental en France. Objets anciens ou modernes, précieux ou artisanaux mais également créations contemporaines témoignent de l’histoire, des arts, et de l’ethnographie des deux civilisations mères : la Chine et l’Inde mais aussi leur transmission vers le Japon et l’Asie du Sud-Est. Jusqu’au 23 avril, le musée propose l’exposition : « Trésor de la Chine antique. Bois d’immortalité ». Informations sur www.arts-asiatiques.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°611 du 1 mars 2009, avec le titre suivant : De la question du style chez les sculpteurs de Dvâravatî

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