Ron Arad, le designer qui se rêvait en artiste

Par Christian Simenc · L'ŒIL

Le 16 décembre 2008 - 1611 mots

Pendant anglais du Français Philippe Starck, superstar de la création britannique, Ron Arad défend une conception individualiste du design. Le Centre Pompidou consacre une rétrospective à ce designer adepte des formes ondulées…

Londres, 62 Chalk Farm Road. C’est à quelques encablures du célèbre marché aux puces de Camden Town, ravagé par un incendie en février 2008 et qui se refait une beauté ces jours-ci, que Ron Arad a planté son QG. De prime abord, le lieu ne paie pas de mine. De la rue, seule une plaque de métal rouillée indique  : Ron Arad Associés.

Aussi faut-il franchir un long porche obscur pour arriver, via une cour intérieure, à un escalier étroit et raide. L’entrée de l’antre du designer anglais est bien là, au premier étage. Déjà, le parquet prend la forme d’une vague qui roule et sur laquelle le visiteur occasionnel se prend allègrement les pieds. Le maître des lieux est un as de la déstabilisation. Au sens propre comme au sens figuré.

Éternel galure excentrique vissé sur la tête, Arad a jeté son dévolu sur cette ancienne usine il y a tout juste vingt ans. Les bâtiments sont aujourd’hui habillés d’un voile de plastique translucide, déployé telle une toile d’araignée. À l’intérieur des locaux s’empilent maquettes, prototypes, produits finis et… moult écrans d’ordinateur. En revanche, point d’aluminium découpé ou de métal déchiqueté, ni de tôles déformées. Le mythe de la forge est révolu. « Nous étions devenus des experts dans le travail du métal, or c’est exactement à ce moment-là que nous avons décidé d’arrêter, car nous ne voulions surtout pas devenir des artisans spécialisés », explique Ron Arad.

En 1994, ce dernier a ouvert un atelier de fabrication en Italie, près de Côme, puis un second à Maastricht, aux Pays-Bas. Bref, plus rien ne se fabrique à Londres. Chalk Farm Road n’est désormais que le siège des idées et de la création numérique, celui des rendez-vous de « business » aussi.

Les années bad boy
Né à Tel Aviv en 1951, d’un père sculpteur et d’une mère peintre, Ron Arad suit, à 20 ans, les cours de la Bezalel Academy of Art and Design, à Jérusalem. Mais, dès 1973, il s’envole pour Londres et s’y installe afin de suivre les cours de l’Architectural Association School of Architecture, fameuse école d’architecture alors sous la houlette de Peter Cook et de Bernard Tschumi. « L’une des grandes qualités de Londres est que c’est une cité cosmopolite. On y croise des gens venus du monde entier. Personnellement, j’ai vécu dans cette ville plus de la moitié de ma vie. Je suis aujourd’hui citoyen britannique », souligne Ron Arad.

En 1981, il fonde à Covent Garden, avec son associée Caroline Thorman, son premier studio baptisé One Off Limited. Nous sommes au début des années 1980 et l’époque est franchement punk. Arad, lui, façonne de ses propres mains ce qu’il baptise ses Studio Pieces. Ainsi en est-il de la Rover Chair, un vrai fauteuil de voiture (en l’occurrence récupéré dans une vieille automobile de la marque Rover) fixé sur une structure tubulaire en métal noir. Ou de la Concrete Stereo, une chaîne hi-fi coulée dans du béton armé dont le but n’est autre que d’« exposer la beauté qui est normalement cachée » (voir p. 64). Certains y voient un plaidoyer en faveur de la destruction, un éloge du « ruinisme ». « Faux, réplique Arad, je n’étais alors en colère contre personne. » De passage dans la capitale britannique, Jean-Paul Gaultier commande illico six Rover Chairs pour sa boutique parisienne. Plus qu’un coup de pouce, le couturier sort littéralement Arad de l’anonymat.

L’homme a assurément un faible pour le métal, qu’il découpe, plie, froisse et déforme à l’envi. Dix ans durant – les années 1980 –, il fabrique ses pièces sans baisser la garde. Au cours de la décennie suivante, les éditeurs se l’arrachent, en particulier les Transalpins  : Kartell, Cappellini, Moroso, Driade, Cassina, Artemide… Il n’est pas un salon du meuble de Milan sans que l’on attende la prestation du bad boy d’outre-Manche.

Variations sur un même siège
Arad produit alors tous azimuts et sur tous les registres  : pièce unique, série limitée, grande série… Rien ne l’arrête. Il n’hésite pas non plus à cloner plusieurs de ses pièces avec d’autres matériaux. D’aucuns y voient une manière de multiplier les pièces exceptionnelles pour le marché des collectionneurs. Selon Arad, le but de la manœuvre est autre  : « C’est un peu comme si vous preniez un microscope et que vous observiez des particules de très près. Il s’agit d’une réflexion sur le négatif et le positif, sur la notion d’ajouter et de soustraire. Je pars d’une forme, qui est mienne, et j’observe les variations que lui apportent divers matériaux. » Au final, une même forme peut aussi bien être réalisée en métal rouillé qu’en plastique roto-moulé ou en acier poli miroir, voire tapissée. « J’aime bien le fait qu’une même forme puisse véhiculer un grand nombre d’idées », ajoute le designer.
Ce dernier se targue d’être au fait de la recherche, usant de tous les matériaux – fibre de carbone, Nomex, silicone, polyamide, aluminium superplastique chauffé, acrylique taillé et poli… – et de toutes les innovations techniques et technologiques du moment. Soit il découvre une nouvelle matière ou un processus de fabrication et se demande quoi faire avec. Ou bien, à l’inverse, il a une idée très précise et part en chasse du matériau ou du processus de fabrication qui lui permettra de la réaliser. Côté esthétique, bien qu’il s’en défende (« Non, ce n’est pas vrai, il y a beaucoup de lignes droites dans mes projets  ! »), Ron Arad semble pourtant avoir un net penchant pour la courbe, finissant par avouer  : « Il y a beaucoup plus de lignes courbes dans le monde que de lignes droites. Sans doute mes pièces sont-elles le reflet de ce ratio. »

Mobilier ou sculpture  ?
L’homme est sûr de lui. Pourquoi en être autrement quand tout vous réussit, aussi bien au rayon de la grande série qu’à celui des séries limitées. Prenez sa toute dernière lampe de bureau baptisée Pizzacobra, imaginée pour l’éditeur italien iGuzzini. Arad n’est pas peu fier  : « Voici une lampe de table qui n’est ni une Anglepoise, ni une Tizio. C’est quelque chose de nouveau, qui est à la fois une sculpture, mais qui est aussi fonctionnel. Bref, c’est un vrai produit de masse, non une œuvre d’art de galerie. » Quant aux pièces de galerie justement, la réussite s’avère du même ordre. Pas étonnant alors si la cote d’Arad grimpe à vitesse grand V.

En forme de goutte d’eau surdimensionnée, Gomli est une œuvre montrée en octobre dernier à la Frieze Art Fair, à Londres, par la Timothy Taylor Gallery (la nouvelle galerie de Ron Arad pour le Royaume-Uni). « C’est une pièce qui m’a été inspirée par le fait qu’un siège est toujours, en quelque sorte, un « “conteneur” pour un corps ». Mince ou gros, homme ou femme, jeune ou vieux, nous nous asseyons tous sur les mêmes « conteneurs », lesquels se doivent d’être confortables. L’idée donc était de créer une pièce qui serait confortable et ce, indépendamment de la manière dont vous vous asseyez dessus. Ainsi, Gomli est une forme dessinée pour le confort qu’elle procure, non pour la beauté qu’elle offre. Libre à vous ensuite de décider si c’est une sculpture ou un meuble… Moi je suis trop occupé pour entrer dans ce genre de débat. »

Autre exemple, avec ce projet qui devait être achevé en 2007 mais qui, eu égard à sa complexité, est encore sur l’établi  : une paire de fauteuils géants en acier inoxydable poli miroir, intitulée Even the
Odd Balls  ? (cette pièce a été imaginée pour l’exposition-vente de sculptures de Sotheby’s intitulée « Beyond Limits »).

Il n’y en aura que trois paires vendues à travers le monde. Le premier fauteuil est le négatif du second. L’un parle des sphères qui le composent – en tout, dix diamètres différents qui se télescopent –, l’autre des vides qu’il y a entre ces sphères.

« Ce projet a été complètement imaginé et construit sur l’écran de l’ordinateur, explique Arad. Rien n’était prédéterminé. En fait, vous devez être un véritable artisan sur l’écran pour le faire. Vous construisez l’objet en ajoutant un module après l’autre. Avant de se matérialiser dans l’atelier du métallier, cette pièce résulte d’abord d’un fantastique travail numérique. »

Les possibilités infinies de l’outil numérique lui ont assurément ouvert de nouveaux horizons, même si Ron Arad avoue à demi-mots être, au final, « moins intéressé par l’informatique que… mon père ». Ce dernier a 92 ans et vit à Tel Aviv. « Ces dernières années, il s’est tourné vers les images numériques et travaille, par exemple, avec le logiciel de création Photoshop. Il m’envoie tous les jours des images par Internet et, à chaque fois, me demande mon avis. Il a été complètement sauvé par la révolution numérique », estime Arad fils, lequel a récemment troqué sa palette graphique en faveur d’un crayon optique ultrasophistiqué. Il y a comme de la compétition dans l’air.

Biographie

1951
Naissance à Tel Aviv (Israël).

1973
Formation à l’Architectural Association School à Londres.

1981
Fonde l’agence de design One Off Ltd.

1989
Ron Arad Associates Ltd, Architecture and Design.

1993
Édite sa célèbre étagère Bookworm.

1994
Création du Ron Arad Studio à Côme en Italie.

1998
Inaugure l’auditorium de l’opéra de Tel Aviv en Israël dont il a dessiné les plans.

2004
Sa lampe Lolita peut recevoir des messages SMS qu’elle restitue sur les murs en les projetant.

2008
« Ron Arad, No Discipline » jusqu’au 16 mars 2009 au Centre Pompidou.

Autour de l'exposition

Informations pratiques. « Ron Arad, No Discipline » jusqu’au 16 mars 2009. Centre Georges Pompidou, Paris. Tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 21 h, le jeudi jusqu’à 23 h. Tarifs : 10 et 8 €. www.centrepompidou.fr.
Les visites commentées. Tous les samedis à 15 h 30, le musée propose des visites commentées payantes de ses expositions, dont celle consacrée à Ron Arad. Programme disponible sur le site.
Le catalogue. Édité sous la direction de Marie-Laure Jousset, commissaire de l’exposition, il présente trois essais et deux courts textes sur le travail de Ron Arad ainsi qu’un entretien avec le « designer artiste ». Richement illustré, il répertorie en images l’ensemble des pièces présentées à l’exposition et permet, en outre, de faire le point, en France, sur un artiste qui a définitivement marqué la création britannique et internationale.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°609 du 1 janvier 2009, avec le titre suivant : Ron Arad, le designer qui se rêvait en artiste

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