École d'art

La spécialisation, le nouveau sésame des écoles ?

Par Sophie Flouquet · L'ŒIL

Le 27 octobre 2008 - 2140 mots

Entre les défenseurs de la généralisation et les tenants de la spécialisation, les avis sont partagés. Mais prennent-ils tous en compte que les écoles forment plus de professionnels que d’artistes ?

La question est régulièrement posée et elle est immuable. L’art peut-il s’enseigner et comment  ? Devient-on artiste parce qu’on en a le diplôme  ? Les écoles et leurs équipes pédagogiques doivent faire face périodiquement à cette grande interrogation en forme de remise en cause. Mais lorsqu’on interroge des artistes, de Pascal Pinaud à Stéphane Calais, tous sont unanimes. Sans leur scolarité, ils ne seraient pas ce qu’ils sont. « Je ne connais pas d’autodidacte qui ait réussi, sauf cas très exceptionnel », souligne même Pascal Pinaud. La formation est donc la clef de voûte d’une carrière, mais tout le monde s’accorde sur un point : elle n’est qu’un point de départ.

Donner le temps aux jeunes artistes diplômés
Personne ne sort artiste d’une école, l’étudiant doit ensuite faire fructifier les outils qui lui ont été confiés, s’amender de ses professeurs pour mieux construire son identité. Et cela prend du temps. Dans notre monde trop pressé par la rentabilité et la productivité, il faut s’habituer à donner du temps à ces jeunes pousses.
Les artistes émergents aujourd’hui sont sortis de l’école pour certains il y a plus de dix ans. La faute aux programmes  ? À un manque de préparation aux réalités du marché  ? Non, il y a juste un décalage entre l’hystérie du marché, qui « consomme » la jeunesse et la nouveauté, et l’affirmation de réels talents.
Mais cet enseignement, quel est-il  ? Un mélange savamment dosé d’apprentissage d’une culture générale artistique et de développement de projets personnels. La pédagogie est développée en toute autonomie par les équipes, libre à elles d’inventer leur « méthode ».
Étonnamment, ce n’est que depuis la réforme de 1972 que les artistes sont revenus enseigner massivement dans les écoles. Désormais, ils sont épaulés par des intellectuels (philosophes, historiens de l’art, critiques) pour transmettre leur pratique, leur expérience et les fondamentaux. Les volumes horaires, les intitulés et les cadres de programmes sont, eux, fournis par le ministère de la Culture. Quant aux diplômes, ils sont validés par des jurys de professionnels accompagnés par un professeur de l’école référent.
Mais même en appliquant une grille de valeurs, le subjectif de l’interprétation a toujours une place prépondérante. Un diplôme unique et d’État pour sanctionner des enseignements si hétérogènes semble une aberration, et pourtant il faut bien légitimer cette filière. « Il existe une forme d’hypocrisie sur l’homogénéité du diplôme national », reconnaît Corinne Le Néün, de la Délégation aux arts plastiques.
Après deux années de propédeutique qui servent à balayer le champ des pratiques et commencer à révéler les affinités, les apprentis affirment des préférences qui seront nourries, confortées ou abandonnées au fil d’un cycle d’étude allant de trois années pour le DNAP jusqu’à cinq années pour le DNSEP.

La spécialisation, un moyen de se démarquer des autres écoles
La question aujourd’hui est celle de la spécialisation. Nombre d’écoles mettent désormais en avant leur spécificité thématique, comme si l’approche généraliste, libre et transversale signifiait automatiquement une dilution stérile.
En septembre 2008, une nouvelle école s’est même ouverte à Biarritz, l’école supérieure des arts des Rocailles, dédiée aux « industries culturelles ». Qui y forme-t-on  ? Des artistes  ? La spécificité laisse perplexe quant à la réelle destination de cette formation. Si on y prône une formation réaliste quant aux enjeux et aux fonctionnements institutionnels actuels, on a peut-être de quoi douter sur le plan artistique. Il faudra surveiller les étudiants qui sortiront au terme de cette première année.
La spécialisation, adoptée par certains établissements depuis de nombreuses années, est-elle aujourd’hui un pare-feu contre des collectivités territoriales soucieuses d’économiser sur des filières à la rentabilité lente  ? Sans aller jusque-là, force est de constater que nombreuses sont les écoles à affirmer des particularismes, manière aussi sans doute de se démarquer de la concurrence.
Seules quelques grandes écoles, pour la plupart nationales, affirment sans sourciller une approche générale et transversale. Beaucoup d’autres se sont choisi des niches d’excellence. Angoulême s’est fait une spécialité de la bande dessinée et du multimédia  ; Tours, de la restauration des œuvres sculptées  ; Toulouse, de l’espace urbain  ; et récemment Monaco, de la scénographie, pour ne citer que ces exemples. Mais reste que les étudiants qui sortent de ces écoles peuvent aussi ne pas se spécialiser dans ces domaines. D’où un certain flou artistique  !
« La question de la spécialisation en école d’art est un vrai faux problème, c’est un paradoxe à la française qui tisse les ambiguïtés entre la belle pratique, le bel objet, l’industrie du luxe (pour schématiser) et l’expression incontrôlable, l’ego libre de tout », souligne Olivier Nottelet, artiste, ancien directeur d’études à Toulouse et nouvellement nommé à l’école des beaux-arts de Lyon. Et d’ajouter : « Si certaines écoles veulent se spécialiser à tout prix, pourquoi pas, mais je pense que c’est complètement out. Les vrais enjeux aujourd’hui consistent, au contraire, à maintenir et à développer la curiosité des étudiants. Il faut se méfier des académies prêtes à fournir des modèles pour un marché sans saveur. La tentation est grande de spécialiser. Les étudiants et leurs parents sont les premiers à le réclamer, mais c’est justement l’inverse qu’il faut savoir expliquer et défendre… Eh oui, il y a sans doute trop d’écoles. Je pense qu’elles ne doivent pas se spécialiser, ou alors sur des problématiques, mais surtout pas sur des techniques. » Un point de vue pour le moins iconoclaste.

Choisir son atelier pour le maître ou la pratique est-il pertinent ?
Stéphane Calais, avec ses multiples expériences d’enseignant en France (ENSBA de Paris, Villa Arson) et à l’étranger, compare les systèmes. Et son expérience à Hambourg lui laisse un souvenir perplexe : « Les étudiants choisissent au bout de deux ans d’études le maître dont ils suivront l’enseignement jusqu’au terme de leur scolarité. Les professeurs invités, comme moi, écopent des étudiants qui ne savent pas quelle voie choisir ou qui ne sont pas acceptés par les professeurs les plus cotés. Ils sont ensuite “bloqués” avec le maître. » Peu évident, en pleine formation, que de fonder ce choix sur des affinités plastiques et des histoires de renommées.
Cette méthode existe aussi en France à l’École des beaux-arts de Paris. Daniel Buren trouve que ce fonctionnement formate trop les élèves. « Dans les années 1970, on voyait tous les clones de Beuys sortir de l’académie de Düsseldorf », relève-t-il. Cette même académie a aussi « produit » une école photographique internationalement reconnue et reconnaissable (voir p.71), une cohérence qu’on ne retrouve pas toujours en France et qui peut expliquer la difficulté à identifier une caractéristique française.
Le système a donc les défauts de ses qualités, et aucune recette n’est universelle ou magique. Dans les écoles d’art, on choisit d’ailleurs souvent des ateliers par pratique, une méthode plutôt réductrice, mais qui s’est généralisée. D’ailleurs, Pascal Pinaud, professeur à la Villa Arson, où il avait lui-même étudié, trouve ce système des ateliers par discipline obsolète. « Je ne fais pas que de la peinture, je ne fais pas toujours la même chose dans ma pratique personnelle, alors je ne vois pas pourquoi j’enseignerais uniquement la peinture à mes élèves. »

Comment évaluer les écoles d’art
Pourtant, les étudiants continuent de postuler depuis l’étranger pour venir suivre des cours dans l’Hexagone. Un bon point qui atteste de l’attractivité de nos écoles d’art et d’une certaine qualité  ? La vitalité de notre scène artistique peut le laisser penser, on ne constate pas du tout la même intensité, par exemple, en Italie.
Mais comment ces jeunes gens choisissent-ils leur école  ? Si on évalue son niveau en listant les pépites qui en sont sorties, on a tout faux, car le laps de temps entre les études et la percée professionnelle peut être long et les écoles peuvent perdre un certain niveau. Nantes, qui fut un véritable vivier dans les années 1990, avec des Bruno Peinado, Saâdane Afif, et dans les années 1980, Pierrick Sorin ou Fabrice Hyber, cherche aujourd’hui un second souffle sous une nouvelle direction. Et que dire de Grenoble, berceau de Dominique Gonzalez-Foerster et Philippe Parreno et aujourd’hui un peu sinistrée ?
La Villa Arson garde une aura et un prestige, mais elle ne brille plus autant. De 1986 à 1994, sous la direction de Christian Bernard (actuel directeur du Mamco, lire L’œil n° 605), a été formé un casting de rêve : Philippe Ramette, Tatiana Trouvé, Pascal Pinaud, Michel Blazy, Philippe Mayaux. Rien que dans cette toute petite liste, il y a deux lauréats du prix Duchamp. Édifiant. Alors quoi si de tels indicateurs sont peu fiables  ? La qualité et la renommée des enseignants (tant sur le plan artistique que théorique) sont une bonne piste, leur carnet d’adresses laissant présager la présence d’intervenants stimulants. La réputation d’une école se joue le plus souvent là. Et, signe encourageant, les artistes trentenaires qui percent actuellement ne rechignent pas à enseigner et apporter du sang frais. La relève est là.
Reste qu’aujourd’hui, les écoles d’art traversent une crise budgétaire. Le recrutement poussif de nouveaux directeurs en témoigne. À ces postes, brassant le politique et le pédagogique, ils sont peu nombreux à se risquer, surtout pour des salaires si bas. Lorsqu’un professeur invité à Hambourg touchera dans les 3 000 euros pour huit jours par mois, un directeur en France touchera seulement de 3 000 à 5 000 euros mensuels  ! No comment. Et le marasme touche tous les postes.
On comprend donc que peu d’artistes étrangers se laissent tenter par l’enseignement en France. On ne sort donc pas du syndrome franco-français qui nous est sans cesse reproché. Idem pour les jurys. Dans le cadre d’écoles municipales, les membres du jury doivent avancer tous leurs frais de déplacement et de séjour avant d’être remboursés à plus ou moins long terme par les directions régionales des affaires culturelles. Difficile de constituer, dans ces conditions, un jury international qui pourrait offrir un rayonnement à l’école.
Spécialisation ou pas, les écoles doivent aujourd’hui se réinventer. Il en existe certainement trop. D’ailleurs certaines d’entre elles jouent la carte de la coopération et mutualisent leurs programmes, leurs infrastructures. Les écoles d’art de Bretagne, celles de Rhône-Alpes (qui accueillent aussi l’école de Clermont-Ferrand) sont fédérées depuis de nombreuses années. La Villa Arson de Nice partage avec les écoles de Marseille et d’Aix-en-Provence un postdiplôme sur le son baptisé « Locus Sonus », et nombres d’établissements signent des partenariats avec les universités. Une stratégie qui ressemble à de la résistance.

L’aventure (terminée) de l’Institut des hautes études en arts plastiques

L’Institut, le nom est mythique pour les artistes. C’était une structure « fondée sur l’interdisciplinarité et la durée. Nous voulions permettre, chaque année, à vingt artistes plasticiens au début de leur carrière, venant de tous pays mais parlant français, d’avoir la chance de découvrir ou d’approfondir les dernières connaissances scientifiques, de se confronter et d’échanger longuement avec des personnalités éminentes », expliquait son cofondateur, Pontus Hulten, directeur charismatique du Centre Pompidou dans les années 1970-1980.

Buren, Sarkis, Fauchereau et Hulten : les fondateurs
Bertrand Lavier, Claes Oldenburg, Jean Tinguely, Jean Nouvel, Renzo Piano, le professeur Baulieu, Raoul Ruiz, Germano Celant, Ed Ruscha, Patrick Bouchain, les Kabakov, Niki de Saint Phalle, Lawrence Weiner, le collectionneur Panza di Biumo, Benjamin Buchloh, Dan Graham ou Roland Recht, la liste des invités fait rêver. Et ce n’est qu’un « échantillon » ! Celle des artistes retenus par session n’est pas mal non plus ! Absalon, Ghada Amer, Delphine Coindet, Patrick Corillon, Éric Duyckaerts, Malachi Farrell, Dominique Gonzalez-Foerster, Claire-Jeanne Jézéquel, Bernard Joisten, Didier Marcel, Yan Pei-Ming, Guillaume Paris, Philippe Parreno, Franck Scurti, Xavier Veilhan, Chen Zhen. Ces artistes, diplômés d’écoles d’art ou à peine professionnels, passaient toute une journée à dialoguer avec ces personnalités. « C’était intense et Buren était vraiment là, très sérieux », se rappelle avec gourmandise Stéphane Calais, recrue de la 5e session avec vingt autres compagnons. De novembre 1988 à juin 1995, trois cent une journées de sessions ont eu lieu à raison de trois à quatre journées par semaine. « J’ai gagné énormément de temps en termes de carrière en ayant participé à ce programme », affirme Stéphane Calais. On concédera que les quatre fondateurs qu’étaient Buren, Sarkis, Serge Fauchereau et Pontus Hulten ont « raté » Pierre Huyghe, recalé. Qu’importe. Aujourd’hui, Daniel Buren se remémore avec une belle fierté cet échange de points de vue qu’a été l’Institut, avec la satisfaction d’avoir donné à ces jeunes gens le goût de la rigueur intellectuelle. Jacques Chirac, maire de Paris à l’époque, avait souhaité la création de ce programme pour servir ses ambitions culturelles. Il a décidé tout aussi brutalement de lui retirer son soutien en 1995, l’année des présidentielles. Alors même que l’Institut ne coûtait que 4,5 millions de francs par année.

Et à l’étranger ?

Si les étudiants étrangers continuent de fréquenter les écoles françaises malgré une certaine barrière de la langue, force est de constater que certaines écoles et surtout certains postdiplômes attirent aussi les Français hors de nos frontières. En Angleterre, le Goldsmith College et la Saint Martin School constituent une référence, mais il est difficile d’obtenir une bourse palliant des frais de scolarité et de séjour élevés et permettant ainsi de suivre ces programmes qui allient exigence théorique universitaire et approche pratique spécifique.

La très convoitée Rijksakademie d’Amsterdam
Mais le must reste le postdiplôme de la Rijksakademie d’Amsterdam. Vingt-cinq artistes, pour moitié étrangers et d’une moyenne d’âge d’environ 29 ans, suivent les conférences, workshops et autres expériences proposés par le programme, sont hébergés et bénéficient d’un atelier. Le programme peut accueillir dans ces mêmes conditions soixante artistes par an sélectionnés parmi sept cents candidatures. Les conditions quasi idéales d’expérimentation, de construction d’un réseau artistique et professionnel, l’excellence et la renommée des professeurs invités expliquent son succès. En cela, l’académie hollandaise se rapproche du modèle français de feu l’Institut.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°607 du 1 novembre 2008, avec le titre suivant : La spécialisation, le nouveau sésame des écoles ?

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