Santiago Calatrava

L’architecte-sculpteur

L'ŒIL

Le 1 juin 1998 - 1775 mots

Pour atteindre l’Exposition internationale de Lisbonne qui vient d’ouvrir ses portes, il vous faut passer par la gare très aérienne que vient d’achever l’Espagnol Santiago Calatrava. Entretien avec un architecte qui toute sa vie voulut être sculpteur.

 Dans son appartement parisien, Santiago Calatrava travaille face à un tableau de Miquel Barcelo ruisselant de légumes et un squelette des plus polis. Voilà bien là l’ingénieur-architecte. Maître incontesté des ossatures, des érections arachnéennes effilées comme des radius et emboîtées comme des ménisques, Calatrava est encore un démiurge de l’émotion. Lui seul peut faire jaillir l’humus sur les aciers les plus trempés. En seize années de travail, Calatrava est devenu le pape des ponts. Il les tend et les tire en France, en Grande-Bretagne et en Espagne, reliant ainsi les rives et les hommes. Une véritable religion quand on sait que « religare », c’est faire le lien. Architecte généreux, mû simplement par la passion du trait d’union et du mouvement, Santiago Calatrava est un « moderne » expressionniste moderne. Plus encore, l’Espagnol de Zurich est un sculpteur vertigineux, bien à l’image de tous ses ponts qui relient les hommes et favorisent parfois les suicides, une autre forme de passage. Entre architecture héroïque et ingénierie dramatique : il était une fois Calatrava.

La gare de Zurich, le pont de Séville, la gare de l’aéroport de Lyon-Satolas, ce sont là vos trois pays ?
Oui, je suis Espagnol, je vis à Zurich et je suis souvent à Paris. J’ai fait mes études à Valencia. A 8 ans, je prenais déjà des cours de dessin. Je me suis inscrit en architecture, puis en urbanisme, puis en génie civil. En tout, j’ai suivi treize années d’études dont celles d’ingénieur, en Suisse. Durant ce temps, j’ai mené un travail de recherche sur les structures pliables. Ensuite, je me suis mis à mon compte. Je continue ces recherches, en créant des sculptures basées sur le poids, la masse et les tensions.

Quels sont vos chantiers en cours ?
Actuellement, nous construisons un musée à Milwaukee, un autre en Espagne, un opéra à Ténériffe ; nous édifions les gares de Lisbonne et celle de Liège. J’ai fait plusieurs salles de musique, pas mal de ponts et six gares. Etant un étranger en Suisse, j’ai dû, pour me lancer, me jeter dans les concours. Ils m’ont conduit aux constructions publiques. Tant mieux, car après avoir beaucoup parlé de sauver les villes, après avoir évoqué la notion de patrimoine non plus urbain mais paysager, nous découvrons le paysage de la banlieue. Je crois que pour sauver l’univers périphérique, il faut des ouvrages de qualité, des ponts et des gares. Je crois que les évolutions architecturales sont liées, soit aux révolutions de la pensée – elles se tournent alors souvent vers le passé (après le classicisme, le néoclassicisme) –, soit à la technologie. Le rationalisme fut la conséquence de la lutte contre la tuberculose. La technologie épaulée par la recherche pure, voilà le vrai levier du changement. Ce sont les peintres qui ont inventé le cubisme. Je sais que mes propos sont dangereux, mais j’y crois. Aujourd’hui, on doit tenter de créer des bâtiments évolutifs, transformables. Hier, on se servait de la lumière, on utilisait des artifices comme les vitraux ; à présent, c’est le bâtiment tout entier qui doit bouger. La technique peut nous aider. Nous avions envisagé que la coupole du Reichstag (concours perdu) s’ouvrirait comme une fleur. L’œil, la bouche, sont autant de motifs d’inspiration et de défis. Cela va plus loin que le maniérisme qui consiste à changer une couleur ou un matériau. Je prends beaucoup de risques en ce sens, et tant pis pour les échecs.

Vous considérez-vous comme un sculpteur ?
La sculpture l’emporte sur l’architecture en ce qu’elle est une recherche pure, abstraite. Un sculpteur ne fait pas une porte, un meuble ; il cherche, il est libre. L’architecture est soumise à la fonction. Pourtant, l’architecture l’emporte sur la sculpture dans le domaine de l’échelle. On peut la pénétrer. Quand vous entrez à Ronchamp, c’est très beau. On pourrait définir Ronchamp comme une sculpture pénétrable.

Chez vous, la sophistication vient de la répétition du motif de base. Vos éléments sont simples. C’est leur répétition qui crée la complexité, comme de la côte répétée naît la cage thoracique.
La beauté vient de ce que la répétition porte au rythme et donc à la composition musicale. Les ponts ou les gares ont leur musicalité, comme dans les compositions de Bach ou de Keith Jarret. En architecture, on écrit cela avec les ombres, la lumière. Quand je retourne voir l’un de mes bâtiments quelques années après sa construction, je me dis que les choses les plus belles, je les ai toutes loupées. Les reflets, les télescopages d’ombres. Parfois aussi, il y a de divines surprises. Dans la gare de Lisbonne que nous achevons, la lumière devient rose dorée le soir. Elle est unique et cela est dû sans doute à la proximité de l’océan. Dans le soleil couchant, la poussière compose alors comme des colonnes solides qu’on voudrait étreindre.

Vous utilisez peu la couleur.
J’ai commencé à travailler en couleurs en arrivant à Paris. Auparavant, je n’utilisais que le fusain ou le crayon. Cela tient aux matériaux que je travaille : le béton et l’acier. Si les couleurs sont sages, les formes peuvent être sensuelles : on peut donner un ventre au béton. Toutefois, pour des raisons d’économie, il vaut mieux s’offrir un coffrage cher et réutilisable que de tenter de teinter un béton mal foutu. L’habillage coûte toujours cher. L’acier ne peut s’utiliser que dans son état brut à cause de la rouille. On peut ensuite le peindre avec des laques protectrices, mais je reste fidèle aux couleurs franches, le noir anthracite, le bleu foncé mat comme le ciel ou le blanc. Cela doit venir de mon enfance à Valencia, une ville méditerranéenne où la lumière est forte et contrastée. Nous sommes à la latitude du sud de Rome. Les maisons traditionnelles y sont construites comme une suite de pièces pour ménager un passage progressif de la lumière à l’ombre. Bref, pour moi, la couleur reste un domaine à exploiter comme l’a fait l’architecte mexicain Luis Barragan.

Il y a un net rapport entre vos dessins préparatoires et l’anatomie du corps animal et humain.
Rodin, Matisse et Picasso vouaient un véritable culte au nu, au corps humain. Je partage leur passion pour le corps. Je dessine toujours des équilibres humains. Concevoir le corps humain comme porteur des proportions directement traduisibles dans l’architecture est un acquis de la Renaissance. La proportion et les tracés régulateurs en découlent. Je respecte le rythme de la nature, un peu trop même car je sais qu’elle ne se répète jamais. Même les côtes d’un serpent sont toutes dissemblables. Nous, quand nous construisons un bâtiment, nous nous arrangeons pour que les côtes se répètent. Ça coûte moins cher. De fait, mon travail est organique. C’est vrai. Les parties sont toujours rattachées à un ensemble. Je cherche l’équilibre intérieur.

Il y a des chirurgiens du dur et d’autres du mou. Vous, vous êtes un architecte du dur ?
Oui. La gare d’Oriente à Lisbonne, par exemple, est constituée de quatre matériaux : béton, acier, pierre et céramique. Rien de plus. Tous les matériaux que j’utilise sont durs, même si les formes peuvent être molles. En architecture comme en sculpture, le matériau est fondamental. C’est le support de l’intention, d’autant plus qu’à des échelles de 100 à 120 m de portée, le matériau compte énormément. Même si j’adore la recherche, la technique est pour moi un support, pas un but. On peut se permettre des licences dans les portées moyennes mais, pour les grandes échelles, ce sont les matériaux qui commandent. Pourtant, les ingénieurs me critiquent souvent car je ne me soumets pas à la technique. Je la mets au service de l’expression. En fait, ils me reprochent d’être architecte.

Vous êtes un expressionniste minimaliste ?
J’ai toujours admiré la construction en pierre, les cathédrales, les églises. Je suis inspiré par le langage structurel sobre, quand l’expression est le fruit de la réduction. Rodin a conçu les Bourgeois de Calais nus, et ensuite il les a drapés. En revanche, la sculpture allemande est baroque. Nous, nous sommes plus sobres. Ce qui m’intéresse c’est que l’exubérance naisse du dépouillement. De la réduction au minimum absolu par effet de contraste peut naître la richesse. C’est très proche de la plastique. En fait, j’interprète l’architecture d’une manière très enfantine, primitive. Je distingue la coupe et le plan. Le plan doit être le plus ordonné possible, facile à saisir, symétrique ou asymétrique, rapporté au lieu. Dans la coupe, en élévation, le degré de liberté est bien supérieur. Si vous regardez mes bâtiments, leurs plans sont stricts, très « ancienne école française », mais les élévations ne craignent rien, sont sans complexe, et très complexes.

Quels sont vos référents ?
Matisse admirait Cézanne, moi, je me suis confronté à Le Corbusier, surtout à ses écrits. Etudiant, je trouvais que c’était lui l’architecte avec un grand A. J’adorais son esprit véhément, doctrinaire, révolutionnaire, et la grande cohérence de son style. Puis, j’ai beaucoup étudié l’œuvre de Robert Maillart, le constructeur de ponts, Pier Luigi Nervi, Antonio Gaudí, Alvar Aalto. Mes références, ce sont le viaduc de Garabit d’Eiffel et le Golden Gate de San Francisco. Ce sont des ouvrages d’art qui sont des œuvres d’art, qui parlent comme des tableaux, de leur époque et des ambitions humaines.

Qu’y-a-il d’espagnol dans vos travaux ?
Quand un père vous dit : « Regarde comme c’est extraordinaire ces ponts qui permettent aux hommes de se connaître, de franchir des rivières », vous finissez par édifier des ponts. J’ai toujours eu vocation à édifier des bâtiments de transition. La contradiction du Panthéon de Rome, c’est sa porte. On devrait y entrer par en dessous ou mieux, naître dedans. Moi, j’ai toujours édifié des bâtiments ouverts sur deux côtés. Ils marquent des lieux sans en être réellement eux-mêmes. Les ponts sont surtout impressionnants vus par en dessous. Je les dessinais toujours comme cela. Puis, j’ai reporté une partie de la structure au-dessus, en faisant des arcs inclinés, déplacés vers le côté. J’ai créé une architecture de pont sur le pont lui-même. Ma ville natale, Valencia, possède un patrimoine de ponts extraordinaire, cinq ponts en pierre de plus de 200 m et datant du haut Moyen Age comme du XIXe siècle. Ça finit par vous marquer. Ensuite, j’ai grandi dans une Espagne où l’architecture était la proie des promoteurs et des spéculateurs privés. Résultat, aujourd’hui, je construis des édifices publics. Je fais tout le contraire. Le passé est fait pour être un peu suivi et beaucoup nié.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°497 du 1 juin 1998, avec le titre suivant : Santiago Calatrava

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