Art moderne

Sur la planète Max Ernst

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 juin 1998 - 1929 mots

Pendant ses travaux, le Centre Georges Pompidou poursuit ses activités avec une exposition Max Ernst. Voici donc une nouvelle occasion de découvrir l’univers de l’un des plus passionnants surréalistes. L’avocat et collectionneur parisien Pierre Hebey nous raconte sa rencontre avec Max Ernst, puis Catherine Vasseur commente un choix d’œuvres marquantes du parcours de l’artiste.

Avec Werner Spies, le directeur du musée national d’Art moderne, commissaire de l’exposition de sculptures de Max Ernst à Beaubourg, Pierre Hebey fut l’un des amis les plus proches de l’artiste. Ce grand collectionneur d’art moderne et contemporain fut l’avocat de l’artiste. Nul n’était mieux placé que lui pour faire revivre cette figure haute en couleurs que l’on a surnommée le « Léonard du surréalisme ».

Quel homme était Max Ernst ?
Lorsque je l’ai connu, Max Ernst était non seulement un immense artiste mondialement reconnu, mais quelqu’un d’étonnant qui continuait de porter l’enfance en lui. Il gardait un regard étonné et une vision très singulière du monde. C’était quelqu’un qui se voulait foncièrement simple et naturel. Il eut, au cours de sa vie, affaire à de nombreuses personnes qui ne se conduisirent pas toujours bien avec lui, mais jamais il n’en garda de véritable rancune ; il préférait les évoquer en en faisant des héros d’histoires cocasses. Max Ernst maniait l’humour de façon décapante. Il avait un sens des formules qui témoignait de ses grandes qualités d’écrivain. C’était, en outre, un merveilleux compagnon et, malgré notre écart d’âge, c’est certainement le plus jeune ami que j’ai jamais eu. On ne peut pas évoquer Max sans parler de sa bouleversante beauté. Il avait une beauté adolescente que soulignait son regard d’enfant-oiseau. Quelqu’un de séduisant tant par son physique que par ses qualités humaines. Enfin – faut-il le dire ? –, j’ai rarement rencontré quelqu’un d’aussi généreux (dans tous les sens du terme) avec ses amis. Et les amis qu’il choisissait constituaient une sorte de famille. Il était de ceux pour qui une œuvre achevée devait circuler. Ses proches étaient parfois obligés de le freiner dans sa manie d’offrir.

Dans quel contexte l’aviez-vous rencontré ?
C’était à la fin des années 50. J’avais un petit bureau rue Marbeuf, et j’étais alors l’avocat de votre revue. Max Ernst est venu me voir parce qu’il avait à résoudre je ne sais d’ailleurs plus quel problème de droit. Ce n’était pas quelqu’un à qui ces choses-là étaient familières ni même importantes, et sa démarche avait dû lui être inspirée par sa femme, Dorothea Tanning, ainsi que par Georges et Rosamond Bernier, les créateurs de L’Œil. Nous avons eu un vrai coup de foudre d’amitié. Je me souviens que nous avons parlé beaucoup plus de choses et d’autres que de questions juridiques. C’était une amitié comme on en contracte quand on a 15 ans, et elle ne s’est jamais démentie. Amitié facilitée par l’admiration et l’affection que ma femme et moi éprouvions pour Dorothea. Dans les dernières années de la vie de Max, il ne se passait pas une seule journée sans que l’on se fasse signe, soit que l’on se voie, soit que l’on se téléphone.

Etiez-vous le seul à partager une telle complicité avec lui ?
Non. En fait, durant ces années-là, nous étions deux : Werner Spies et moi-même, deux jeunes amis qui lui paraissaient jeunes et qui devaient, je crois, l’amuser. Werner était depuis longtemps passionné par l’œuvre de Ernst et il connaissait cet œuvre mieux que Max lui-même. Je me souviens d’un jour où il lui expliqua comment avait été fait et de quels livres avait été tiré l’un de ses collages, en démontrant et en décortiquant tous ses éléments. Max en était stupéfait (et peut-être réprobateur) tant il aurait été incapable, après tant d’années, d’effectuer lui-même la démonstration.

Qu’est-ce que Max Ernst pouvait bien attendre d’amis aussi jeunes que vous deux ?
Ce qu’il attendait surtout, c’était une conversation permanente. Il était très attentif à nos émotions de (relativement très) jeunes gens vis-à-vis de son travail et, au fond, ce que nous lui apportions, c’était la preuve qu’il était toujours lui-même resté en communication avec sa propre jeunesse. On allait de temps à autre déjeuner chez Pharamond, dans le quartier des Halles, un restaurant situé rue de la Grande-Truanderie. C’était un endroit qu’il aimait non seulement pour la cuisine et le cadre inchangé, mais parce que, pour s’y rendre, on passait par une série de rues chaudes. Max Ernst s’amusait avec bienveillance à considérer ces dames dévêtues qui étaient dans les entrées d’immeubles et qui lui rappelaient de vieux souvenirs à la Grosz, et il imaginait à propos d’elles toutes sortes d’histoires pleines de tendre ironie. C’était un grand conteur...

Et tout son œuvre procède de la fable.
Il y a en effet toutes sortes d’histoires dans ses tableaux comme dans ses sculptures mais, en même temps, Max Ernst ne cherche pas à nous raconter l’histoire qui est derrière chacune de ses œuvres. Bien au contraire, il la cache pour que l’on ne soit pris que par le seul plaisir de voir.

Comment cela : « il la cache » ?
Max Ernst ne nous livre rien de la genèse de ses œuvres. Il souhaite être un illusionniste, un magicien dispensateur d’éblouissements. Il ne tient pas à dévoiler ses trucs. D’ailleurs, je ne suis pas sûr que le démontage savant de ses œuvres par Werner était toujours pour lui plaire, alors qu’il avait pour ce dernier une profonde estime doublée d’une non moins profonde affection. Cet ami-là, presque fils spirituel, était bien choisi car Werner Spies a su entretenir et maintenir avec ferveur la flamme d’une œuvre sans pareille.

Au cours de toutes ces années d’échanges, vous avez eu sans doute l’occasion de voir Max Ernst au travail à plusieurs reprises...
Détrompez-vous, je ne l’ai vu à l’œuvre que deux fois. Max n’aimait pas les spectateurs; il s’enfermait dans son atelier jusqu’à sept heures du soir et personne n’y entrait. La première fois que je l’ai vu créer quelque chose, c’était pour l’anniversaire de ma femme. Comme il n’avait rien préparé, il a pris une feuille de papier et a réalisé un magnifique dessin à l’aquarelle. C’était passionnant à voir. Tout est venu vite, d’une incroyable justesse et d’une évidence stupéfiante. C’est sans doute ça le génie (poussé peut-être ici par l’affection). Ce dessin est une des œuvres que les musées nous empruntent le plus. La seconde fois, il réalisait cette sculpture qu’il appellera Mon ami Pierrot, sans doute en songeant à moi. Portrait plein d’humour, personnage aux pattes-coquillages écartées avec un entonnoir sur la tête. Ernst disposait d’un vocabulaire inouï, composé de tous les objets insolites, de tous les déchets qu’il avait décidé, sans avoir de projet immédiat, de conserver. D’une jambe de poupée pour faire une cheminée, d’un entonnoir pour faire un chapeau, d’un moule de tortue pour faire un sexe. Au fond, le monde lui offrait un réservoir inépuisable de mots. Il ne disait pas : j’ai un entonnoir, je vais l’utiliser pour faire telle ou telle chose ; l’entonnoir était quelque part dans sa tête, et ressortait en temps voulu. Il était doué d’une imagination qui trouvait ses supports.

En fait, il a gardé toute sa vie une âme d’enfant. Ne cultivait-il pas même une forme d’ingénuité ?
La vie à ses côtés était une fête permanente. Je me souviens d’un voyage où nous l’avions accompagné en plein hiver en Allemagne, invité officiel du chancelier de l’époque. Le lendemain matin de notre arrivée, dans la cour de la chancellerie complètement enneigée, Max a présidé à la création d’un bonhomme de neige. Il a entraîné tout le monde, y compris les attachés de cabinets. Il a dirigé les opérations avec le plus grand sérieux, en enfant qui s’amuse avec application. Tout jeu était sacré pour lui et, j’ajouterais, pour Dorothea, si inventive et si complice.

Ne se complaisait-il pas d’autant plus dans ce rôle d’enfant que Dorothea Tanning l’y entretenait volontiers ?
Dorothea était quelqu’un qui a énormément compté pour Max et à laquelle Max rendait chaque jour hommage. Il était très attaché, très amoureux, peut-on affirmer et, si leurs rapports en tant qu’artistes pouvaient parfois ne pas être simples, c’était en raison de la maladresse des autres. Max, lui, a toujours fait preuve à l’égard de Dorothea, parce qu’il l’admirait, d’un énorme tact. Mais c’est vrai qu’il adorait jouer avec elle à l’enfant espiègle en face d’une mère qu’il aurait voulu faire croire sévère. Ainsi, tout le long du voyage en Allemagne, je ne comprenais pas pourquoi il serrait si fort contre lui son manteau. En réalité, nous découvrîmes qu’il avait pris chez lui au dernier moment une petite sculpture, La Tourangelle, pour l’offrir à son hôte et qu’il l’avait emportée clandestinement parce que, selon lui, Dorothea l’en aurait empêché. Dans ce débat d’apparence, entrait de part et d’autre beaucoup d’amusement. De même qu’il était fou de joie de raconter comment il avait été excommunié officiellement, en chaire à la cathédrale de Cologne, pour un livre qu’il avait publié ou comment il avait été exclu à deux reprises du groupe surréaliste. Content aussi d’avoir été discrédité par le régime nazi en figurant en bonne place dans l’exposition de l’art dégénéré. Max Ernst croyait, comme les enfants, à une magie quotidienne. Dans ses débats avec les surréalistes, il aurait pu en vouloir à certains. Pas du tout. C’était comme des copains avec lesquels on se dispute dans une cour de récréation. Cela dure le temps d’une bagarre et, le lendemain, on refait ensemble les quatre cents coups. Je pense qu’il privilégiait l’intelligence lorsqu’elle pouvait être légère.

En terme de fortune critique, Max Ernst n’a-t-il pas souffert de l’ombre portée par le colosse qu’était Picasso ?
Il ne me semble pas. Tout au plus en avait-il ressenti une sorte d’agacement. Il s’agit là d’une fausse rivalité. Avec l’un il y a une histoire qui finit, tandis qu’avec l’autre, c’est une histoire qui commence. Ce n’est là, bien sûr, qu’une formule, mais qui résume assez bien mes sentiments. Ce sont deux génies qui ne sont pas concurrents mais qui se suivent. Picasso est un immense artiste mais il reste un grand artiste classique. Max Ernst demeure un incroyable inventeur de procédures. Il n’est pas seulement l’inventeur du frottage ou du collage tout à fait révolutionnaire mais aussi de la technique du dripping, par exemple. Les Américains, Pollock en tête, lui doivent beaucoup et ils le lui ont toujours fait savoir en contribuant très largement à la défense de son œuvre. Enfin, Ernst est un artiste qui ne s’est jamais appesanti sur une découverte. Il n’en a jamais fait une rente de situation. En cela, son travail conserve une espèce de fraîcheur et il est d’un abord ludique. Il est frappant d’observer comment les jeunes en particulier le comprennent. Pas besoin de le leur expliquer ou de le traduire, la connivence est immédiate.

Vous êtes un collectionneur averti et multiple. Dans quelles conditions avez-vous réuni plus particulièrement toutes les sculptures de Max Ernst que vous possédez ?
Averti, je ne sais pas, mais dans l’âme, j’en suis sûr. Vous savez, la collection, c’est un mouvement irrépressible qui vous envahit complètement. J’ai commencé très jeune et je n’ai jamais arrêté. S’agissant des sculptures de Max, certaines m’ont été offertes, d’autres ont été acquises. Quoi qu’il en soit, nous y sommes, ma femme et moi, attachés plus qu’à tout. Pour plusieurs raisons. L’une d’elles, et non la moindre, est que nous estimons que cet œuvre sculptural est l’un des plus importants de ce siècle.

Paris, Centre Georges Pompidou, jusqu’au 17 août. Catalogue 328 p., 240 F.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°497 du 1 juin 1998, avec le titre suivant : Sur la planète Max Ernst

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