La mode sous influence

L'ŒIL

Le 1 juillet 1998 - 1827 mots

Entre l’art et la mode, tout est histoire d’influences. Qu’ils soient collectionneurs acharnés ou simples amateurs d’art, les créateurs de mode parlent souvent de leurs passions artistiques ou de leurs coups de cœur. Sept d’entre eux évoquent ces va-et-vient fructueux.

Adeline André, la Grèce antique issue d’un laboratoire minimaliste.
Avant d’être engagée chez Dior par Marc Bohan, Adeline André prend des cours de dessin avec Salvador Dalì ; en 1977, elle collabore à la première photographie de Pierre et Gilles ; en 1983, elle choisit la galerie Templon pour présenter son premier défilé dans un tableau happening de Gérard Garouste. Adeline André a, depuis toujours, dans son travail, associé le monde de l’art à celui de la mode, mêlant à l’avant-garde ses vêtements, pièces uniques et sur mesure. Ses robes légères, d’inspiration grecque, effleurant le corps, sont immédiatement repérables dans l’œuvre photographique de Pierre et Gilles. Celle au décolleté bénitier portée par Zuleika dans la Méduse, c’est Adeline, tout comme celle de Farida dans Sainte Monique ou l’ensemble couleur betterave porté par Elian Carington pour son portrait. A l’univers délirant des deux photographes, elle apporte la pureté et l’équilibre de ses formes. Réservées à quelques aficionados qui ne sauraient se passer de ces matières naturelles, de ces teintes particulières conçues par elle dans son atelier, de ses trouvailles de coupe aux noms surréalistes comme « trois-emmanchures », « jambes libres » ou « col roulant sans couture », les robes d’Adeline André trouvent également leur place au musée, que ce soit à New York où s’est envolé un prototype, au Fonds national d’Art contemporain qui vient d’acquérir son premier vêtement ou encore au Musée de la Mode à Paris. « J’aime travailler d’une manière anecdotique », précise-t-elle, « et lorsqu’on m’a proposé, pour le vernissage de la FIAC, de concevoir un vêtement avec un artiste, j’ai demandé à Gérard Garouste, qui peint à l’huile, de me garder les chiffons avec lesquels il essuie ses pinceaux. J’en ai fait un petit tailleur à trois-emmanchures avec les chaussures coordonnées, mais comme je n’avais pas assez de tissu pour la jupe, il m’a donné son tablier. » Et les projets ? Après avoir conçu pour l’été des robes comme celle « dans le biais, décolleté marée basse, bordé de goémons en charmeuse de soie varech », Adeline André va créer, pour le mois d’octobre, les costumes de la prochaine pièce d’Alfredo Arias au théâtre Marigny.

Jérôme L’Huillier, symbiose entre Op’Art et 7e art
Inconditionnel de la décennie 60-70, Jérôme L’Huillier a deux passions : le cinéma et la révolution décorative de ces années-là. « J’essaie de reproduire cet art de vivre qui donnait un charme fou à des femmes libres, habillées d’une manière épurée. Elles étaient toutes amoureuses de Steve Mac Queen, crevant l’écran avec une nonchalance et une impertinence inhabituelle. J’ai vu tous les films dans lesquels il a joué, de Bullit à l’Affaire Thomas Crown... Clin d’oeil aux cinéphiles, j’utilise les musiques de ces films durant mes défilés. J’ai été élevé dans un environnement de design, d’art cinétique, d’œuvres signées Roger Tallon et de mobilier de Kuramata. Ils ont orienté ma carrière. » De la couture des années vinyl fraise, Jérôme L’Huillier a gardé le goût des vêtements qui épousent le corps, des teintes entrechoquées de Léonard ou d’Emilio Pucci, l’envie de travailler la maille viscose, le crèpe fluide, la soie... Et aussi, au travers de l’espace réinventé, de baigner dans une atmosphère particulière : « J’ai toujours collectionné le mobilier scandinave et japonais, les lampes champignon, et rêvé des artistes exposés chez Denise René. »

Eric Bergère, passionné par le gothique flamboyant
Né à Troyes, la ville aux sept cathédrales, Eric Bergère s’inspire de son architecture pour créer des vêtements épurés et structurés, des tailleurs qui, à première vue pourraient paraître classiques, si les vestes souples doublées de soie n’étaient posées sur des pantalons seconde peau ou des jupes super mini à portefeuille : « Je voyage dans le temps et me promène dans les marchés du Moyen Age au milieu des maisons aux toits qui s’imbriquent les uns dans les autres » avoue-t-il. C’est par son interprétation de la maille qu’il s’est fait connaître en travaillant pour Hermès, Lanvin ou Inès de la Fressange, avant de lancer sa propre marque : « Mon premier modèle était inspiré par la tunique de Saint Louis au Trésor de Notre-Dame...» De là à choisir pour griffe un blason, à collectionner des cachets de cire et des armoiries, il n’y a qu’un pas. « Ce genre d’objets, très coloriés et décoratifs est recherché par les généalogistes et il me faut du temps et de la chance pour les trouver aux Puces, en France ou en Angleterre. L’imagerie néo-féodale m’enchante et je suis très influencé par Viollet-le-Duc » dit encore Eric, ravi d’avoir trouvé, près du canal Saint-Martin, l’appartement idéal, dans une maison construite par le célèbre architecte. De ses voyages au Pérou, il a rapporté des portraits de conquistadors, copiés par les Indiens à la fin du XIXe siècle. On a pu les retrouver dans son dernier défilé.

Lecoanet Hemant, des robes dignes d’un cabinet de curiosités
« Artistes et artisans » ainsi qu’ils se définissent eux-mêmes, Didier Lecoanet et Hemant Sagar créent une mode inspirée de leurs promenades à travers le monde, durant lesquelles ils glanent çà et là des objets prétextes à de multiples collections, et des matériaux insolites transformés en joyaux dès qu’ils en parent leurs créations. Ainsi les petits cailloux deviennent broderie, le crin de cheval se transforme en tissu, les bustiers sont sculptés dans le cuir d’autruche ou de crocodile... S’ils amassent tout et rien, « juste pour le plaisir », ils recherchent avec passion les portraits photographiques de maharadjahs repeints en couleur au siècle dernier. Cet été, leur défilé est dédié à leur ami peintre, Pierre-Marie Brisson, qui donne à la dentelle unie des nuances inspirées de ces portraits : les mousselines sont éclairées au pinceau de bleu fumée, les taffetas de teinte havane, ou l’autruche de « virages » couleur brique.

Thimister, taxidermie et couleur noire.
L’usage veut que les grands-mères emmènent leurs petits-enfants au jardin d’acclimatation : celle, russe et fantasque de Thimister, préférait l’atmosphère magique et un peu inquiétante de Deyrolle, temple parisien de la taxidermie... En vitrine, l’image, le rêve, qui déclenche un désir fou de possession : un éléphant empaillé regardant l’enfant droit dans les yeux... Thimister l’aime, il le veut. Les années passent, le jeune Hollandais, devenu créateur de mode, muni de son diplôme de l’Académie royale des Beaux-Arts d’Anvers, fait un passage chez Karl Lagerfeld et Patou, avant d’être engagé chez Balenciaga, dont il sera le styliste de 1992 à 1997. Il retrouve alors « son » éléphant dans un décor de vitrine chez Hermès, rassemble ses économies, l’achète, et c’est le début d’une collection digne du Musée Cuvier : tigre, girafe, ours blanc, et même canard. Les animaux se reflètent dans le parquet noir, sept fois laqué, de son appartement aux larges fenêtres surplombant l’esplanade des Invalides. Dans le salon, le canapé noir est éclairé de lampes des années 40, et un grand rideau de velours noir masque les nombreux ouvrages de la bibliothèque : James Baldwin et Edith Sitwell côtoient des livres de décoration tendance 1930 et des albums de photos « du noir et blanc, des études sur les solarisations de Man Ray ».

Dominique Sirop, entre soie et métal
Avec ses broderies de nickel ou d’acier, ses bustiers-armures, ses matériaux découpés au laser, sa manière de détourner le rhodoïd, Dominique Sirop est un couturier tourné vers le futur. Son dernier choc visuel est sans aucun doute l’architecture déhanchée du Guggenheim Museum à Bilbao.    « J’aime tout d’abord l’emplacement, admirablement choisi au bord du Nervion, avec le reflet de l’eau sur l’extérieur et la lumière diffusée sur le titane qui recouvre le musée. M’inspirer de cette architecture pour mes vêtements, c’est ma manière de faire entrer l’art contemporain dans mes collections : c’est, pour moi, une influence importante, car j’utilise beaucoup de matériaux modernes pour fabriquer des vêtements à effets sculptés. Quand on est créateur, que l’on soit peintre ou couturier, on baigne forcément dans l’art, mais les goûts changent et on évolue. A quatorze ans ma première acquisition a été un tableau, un nu féminin. Et puis, au fur et à mesure que j’achetais des objets, je me suis rendu compte que je m’éloignais du passé, que j’aimais les cadres dépouillés et les choses qui n’accrochent pas l’œil. » Le jeune couturier vient de s’installer, rue Saint-Honoré, dans un immeuble haussmannien, dont il a accomodé l’espace à sa manière : peu de meubles, une peinture blanche et mate, un mur de miroir mettant en valeur les vêtements disposés sur les Stockman. De son apprentissage dans les deux maisons les plus prestigieuses de Paris, Yves Saint-Laurent et Hubert de Givenchy, Dominique Sirop a gardé le goût de la rigueur et de la perfection, masquées par une apparente simplicité et une ingéniosité que l’on retrouve dans ses petits tailleurs : c’est sous la veste que se cache l’aluminium...

Valentin Yudashkin, sous l’influence de Bakst
« Je me suis beaucoup penché sur les différents volets de l’histoire de la Russie, que ce soit pour son architecture, ses traditions ou ses costumes, et dans mes créations je cherche toujours à faire briller la beauté de la culture russe » explique Valentin Yudashkin. Dans son appartement meublé Empire russe, le couturier collectionne des costumes de différentes époques. « Le premier objet acquis il y a huit ans a été un coup de foudre, chez un antiquaire de Moscou : une pièce de tissu provenant d’une robe du XVIIIe siècle, minutieusement rebrodé. Depuis, j’ai aussi trouvé, à Saint-Pétersbourg, un costume de fonctionnaire d’état avec son chapeau, des caftans de brocart, des vêtements militaires ou des boutons datant de l’époque d’Ivan le Terrible. » Ses défilés à thèmes pour des vêtements à porter le soir s’inspirent des grands courants artistiques de son pays, réveillés par des détails avant-gardistes : le mohair est rebrodé d’or et de plumes, le pouf se porte sur le côté, le bustier est en paille : « Au cours des siècles, nous avons toujours eu un amour traditionnel pour les beaux vêtements, la fourrure, les châles, les dentelles et surtout les broderies. Rien n’a changé, d’autant plus, que, depuis peu de temps, les femmes russes ont acquis à nouveau la possibilité de choisir leurs vêtements et de se sentir belles. » Il est vrai qu’à Moscou le moindre événement est prétexte à de véritables rivalités vestimentaires, et que Valentin habille les femmes de la jet-set avec des robes aussi fastueuses que celles portées au Palais d’Hiver de Saint-Pétersbourg, lorsque Nicolas II et Alexandra y donnaient des bals... Son atelier se compose de deux cents personnes, et une vingtaine d’experts réalisent ces subtiles broderies sur des mousselines, des velours étoilés ou des dentelles comme tatouées sur le corps. Il faut parfois six mois de travail pour qu’une robe atteigne à la perfection.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°498 du 1 juillet 1998, avec le titre suivant : La mode sous influence

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