Les ors de la collection Colonna

L'ŒIL

Le 1 juillet 1998 - 1511 mots

Entrer dans le palais de la puissante famille Colonna à Rome, c’est plonger dans un univers où le faste le dispute au raffinement. Un palais où le regard virevolte d’un chef-d’œuvre à l’autre et se perd dans des perspectives sans fin. Une ivresse baroque à laquelle L’Œil vous invite.

Il suffirait de prendre un guide de Rome au hasard et de consulter l’index, d’un œil distrait, pour mesurer l’importance de la famille Colonna dans la capitale italienne, avec laquelle son histoire se confond intimement. Plusieurs cardinaux, quelques grandes figures guerrières, un pape, une poétesse célèbre, égérie de Michel-Ange, un palais occupent ainsi une dizaine d’entrées dans la liste des éléments incontournables de la Ville éternelle. Famille patricienne par excellence, qui a pu conclure autant de mariages profitables qu’elle a su passer de commandes aux meilleurs artistes, les Colonna se placent au premier rang des collectionneurs en Europe. « Pour fixer, même approximativement, la date d’origine des collections réunies par la famille Colonna, pour en faire l’historique, il faudrait relire presque toute l’histoire de Rome, du Moyen Age à nos jours », va même jusqu’à affirmer l’historien de l’art Federico Zeri en tête d’un chapitre qui leur est consacré dans un livre intitulé Trésors d’art des grandes familles.
Symbole de ce faste, le palais qui porte leur nom dresse toujours son imposante façade XVIIIe au cœur du quartier du Quirinal, dans ce centre d’une Rome active. Le samedi matin seulement, il accueille les visiteurs désireux d’arpenter quelques salles prestigieuses, placées sous l’égide du cardinal Odone Colonna, élu pape sous le nom de Martin V en 1417. C’est lui qui décide d’établir le siège pontifical dans ces bâtiments adossés à la basilique Santi Apostoli, tradition reprise par Jules II dont le blason orne encore l’entablement de plusieurs fenêtres. Le pape mécène ne se contente pas de cette discrète signature : il commande au Pinturicchio la fresque d’un salon de pierres dures toujours existant. En 1562, les Colonna entrent dans leurs biens. Autres temps, autres mœurs : le prince Filippo Ier fait disparaître les éléments médiévaux du palais et obtient du pape Urbain VIII, en 1625, la permission de démolir les vestiges du temple de Sérapis, construit par l’empereur Caracalla sur la colline du Quirinal. Des jardins naîtront à cet emplacement quand les marbres polychromes des ruines antiques viendront servir la construction de la grande galerie de l’aile méridionale, joyau du palais bientôt destiné à recevoir la fabuleuse collection de Lorenzo Onofrio Colonna. Époux malheureux de Marie Mancini, qui inspira une violente passion à Louis XIV, l’homme se réfugie dans les arts, encouragé par son conseiller, le peintre Carlo Maratta, l’un des plus grands représentants du classicisme à Rome au XVIIe siècle. Dès lors, les tableaux s’accumulent : en 1718, la collection s’enfle encore de vingt-neuf chefs-d’œuvre, compris dans la dot de Caterina Zeffirina Salviati qui épouse Fabrizio Colonna. En 1763, un petit guide du palais est imprimé : mille trois cent soixante deux numéros figurent au catalogue, sans compter les fresques, les séries et les suites...

D’acquisitions en sacrifices
Les plus grandes fortunes connaissent des revers, les Colonna n’y échappent pas : la Révolution qui grondait en France a atteint l’Italie, astreinte à un lourd tribut par le traité de Tolentino en 1797. L’année suivante, Rome devient une république qui a besoin d’argent : les Colonna doivent se plier aux exigences françaises qui, les concernant, s’élèvent à 80 000 écus. Les bijoux et l’argenterie n’y suffiront pas. Il faudra vendre aux spéculateurs avisés, qui profitent de la situation, une série époustouflante d’œuvres qui rejoindront plus tard les grands musées : la Madone de Raphaël (Musée de Berlin), l’Ecce Homo de Corrège (National Gallery de Londres), La Déposition de Croix de Guerchin (Art Institute de Chicago), Attila de Salvator Rosa (Musée de Richmond, Virginie) et encore Vénus et Cupidon de Véronèse, une Salomé de Guido Reni, plusieurs toiles de Gaspard Dughet, peintre attitré de la famille... La même année, la plus belle pièce de la collection s’exile aussi, bien que dans d’autres conditions : le grand retable de Raphaël exécuté pour le couvent de Saint-Antoine de Pérouse est alors cédé à Ferdinand IV, roi des Deux-Siciles. Il entrera en 1860 dans la collection de J. Pierpont Morgan, puis au Metropolitan Museum de New York. A ces mouvements, il faut ajouter les va-et-vient entre familles par le jeu des mariages : le Mangiafagioli (Mangeur de fèves) du Carrache provient des Pallavicini qui, eux, reçoivent au XIXe siècle Le Temple de Vénus, chef-d’œuvre de Claude Lorrain tombé dans la dot de l’une des trois filles de Filippo III Colonna. C’est à ce dernier que l’on doit la disposition des œuvres dans le palais, et notamment dans la grande salle dont le décor sera « gelé » en 1818 sur sa décision, permettant ainsi à l’œil contemporain de se plonger dans l’atmosphère d’un appartement romain « dans son jus ». Les acquisitions ne s’en accroissent pas moins au cours des décennies suivantes : de nombreux tableaux de la haute époque et surtout de la Renaissance viennent orner les cimaises.
D’acquisitions en sacrifices, d’alliances en échanges, les collections Colonna nous sont aujourd’hui restituées dans le contexte de leurs origines. Le palais met en scène cette histoire de famille, où l’on croise des restes d’architectures antiques (vestiges des thermes de Trajan, du temple de Caracalla...), des paysages de Van Blœmen, le Portrait du doge Andrea Citti de Titien, des œuvres du Cavalier d’Arpin, de Palma le Jeune...

Un cheminement vers l’apothéose
La galerie proprement dite se compose de quelques salles majeures, à commencer par la plus intime dont les soieries bleu-gris conviennent aux Primitifs italiens et flamands. Le tableau le plus ancien, la Madone de Stefano da Zevio, encadrée par des anges figurant une sorte d’ogive protectrice autour de la Vierge, est sans doute l’œuvre la plus emblématique de ce « gothique international » du début du XVe siècle dont ce premier ensemble donne un aperçu : on y admire un Christ ressuscité de Jacob Van Amsterdam, un Saint Jacques de l’atelier de Botticelli ou une Crucifixion, l’unique œuvre signée du Bolonais Jacopo Avanzi. Plus loin sur les cimaises et dans le temps, la peinture religieuse se confond avec l’histoire des Colonna, avec une œuvre de jeunesse de Pietro da Cortona représentant la Résurrection du Christ et celle de quelques membres de la maison Colonna, iconographie insolite où l’on voit le Christ monter au ciel tandis qu’une dizaine de personnages, hommes et femmes aidés par les anges, sortent de leur tombeau comme on se lève d’un lit encore engourdi par le sommeil... C’est à Guerchin, qui ferme ce parcours par un Moïse avec les tables de la loi, que revient le rôle de fil conducteur, puisque d’autres œuvres du peintre se retrouvent dans les pièces suivantes où règne une toute autre atmosphère. Car, de l’intimité, le visiteur va insensiblement passer à la splendeur baroque et à la débauche décorative. Les couleurs du triomphe sont naturellement associées à la salle de l’Apothéose de Martin V (c’est le sujet du plafond), vaste pièce carrée tendue de rouge où l’Archange Gabriel de Guerchin lutte avec le plus prosaïque Mangeur de fèves de Carrache, le chef-d’œuvre incontesté des collections où le peintre, avec ce paysan au regard fixe et la bouche grande ouverte devant son repas étalé sur une nappe blanche, a brouillé les genres entre portrait et nature morte. L’étrangeté du tableau, sa brutalité et son aspect presque monochrome (du gris au beige) fait un « trou » sur les parois pourtant riches de merveilles : car la concurrence est rude lorsque le regard passe d’un Portrait de gentilhomme de Véronèse à une Madone à l’enfant de Bronzino, en passant par trois portraits de Tintoret ou une Sainte Agnès de Guido Reni...
D’apothéose il s’agit encore lorsque l’on pénètre enfin dans la dernière pièce, sobrement baptisée « grande salle ». Ce vaisseau, d’une profusion décorative surprenante (pavage de marbres antiques, guirlandes et consoles baroques de bois doré, lustres en cristal, pilastres jaunes et colonnes roses aux chapiteaux corinthiens, trompe-l’œil en camaïeu au plafond encadrant La Bataille de Lépante et le Triomphe de Marcantonio II...), s’étale sur 76 mètres de long, borné par deux salons carrés. L’architecte Antonio del Grande travailla de 1654 à 1663 pour imposer une polychromie totale où domine l’or, scintillant le jour grâce à la double exposition, brillant à la flamme de centaines de bougies, le soir. Lentement, il faut arpenter ce modèle de galerie romaine, pour admirer une à une les statues à l’antique sur leur piédestal qui veillent le long des murs sur les œuvres qui les recouvrent de bas en haut. Du Narcisse à la fontaine de Tintoret à l’Ecce Homo d’Albani, du Saint Jean-Baptiste de Savator Rosa à l’Assomption de Rubens, il convient de marquer le pas et de s’abstraire du décor qui ne s’embrasse que de loin, dans une vision générale et ample. Programme à deux vitesses en somme, où l’œil doit choisir entre le détail et le tout, à moins de ne se laisser bercer sans réfléchir par la féerie de cette alchimie unique.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°498 du 1 juillet 1998, avec le titre suivant : Les ors de la collection Colonna

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