Van Gogh dans le sillon de Millet

L'ŒIL

Le 1 septembre 1998 - 1925 mots

Ce mois-ci le Musée d’Orsay étudie les liens entre Millet et Van Gogh. Une confrontation des plus révélatrices car Van Gogh considérait son aîné comme son “père spirituel”?. C’est peut-être dans les Lettres à Théo que Vincent exprime le mieux sa passion sans bornes pour Millet : “Millet est le guide des jeunes peintres, en toute chose”?.

“Enfin. Dis donc, Théo, ce Millet, était un type ! De Bock m’a prêté un gros ouvrage de Sensier. Il m’intéresse tant que je me réveille la nuit, allume la lampe et me mets à lire.” Lorsqu’en mars 1882, Van Gogh découvre la biographie de Millet écrite par Sensier, il connaît déjà bien le peintre de Barbizon. Très vite, dans la fièvre de lecture de Vincent, le livre supplante la Bible, et devient une espèce d’Imitatio Christi : une “Imitation de la vie du peintre”. Van Gogh trouve dans la vie de Millet, racontée et héroïsée par Sensier, tout ce dont il peut rêver : de la peinture, de la souffrance, de l’abnégation, du combat, de l’honnêteté, de l’humilité, de la simplicité, et au bout du chemin, éclairé par le soutien d’un homme (Sensier), de la reconnaissance et de la gloire. Il y trouve une justification de ses souffrances à venir : “l’art c’est un combat - dans l’art il faut y mettre sa peau”, déclarait Millet. Le peintre “modèle” va donc s’immiscer dans la vie et l’œuvre de Van Gogh à un point jamais atteint par ses autres “grands prédecesseurs” élus comme Rembrandt, Delacroix, Dickens, Shakespeare, Monticelli... et il semble parfois que son destin s’inscrive dans l’ombre dramatisée de celui de Millet.

Millet le “père spirituel”
“Millet est “le père Millet”, c’est à dire le conseiller, le guide des jeunes peintres, en toute chose.” Millet est, tout à la fois, le père et le maître de Van Gogh. Un père putatif pour ce fils qui a rompu avec son géniteur : “dans ce vague de Millet, je vois plus de chose que dans ce que dit Pa.”
Millet est également un maître pour cet élève sans professeur qui acquiert seul, malgré les conseils un temps prodigués par le peintre Mauve, les rudiments de son art. Il est entré en peinture au moment où toutes les notions d’atelier, d’école et de maître, qui signifiaient encore quelque chose pour les premiers impressionnistes, ont volé en éclat. Le rôle joué par les maîtres, comme Couture et Gleyre pour Manet ou Monet, était vacant dans le cas de Van Gogh. L’exemple de Millet comble ce vide. La relation entre les deux peintres est alimentée par l’explosion des moyens de diffusion de l’art : musées qui s’ouvrent au public, publication de manuels, revues d’art et autres vies d’artistes, développement des galeries qui font circuler les œuvres et éditent des reproductions, relayées par les magazines illustrés. Van Gogh, employé de la galerie Goupil de 1869 à 1874 est au cœur de ce système. Dans sa correspondance on le voit énumérer les gravures de “son musée imaginaire”, réclamer à Théo des gravures d’après les tableaux qui l’intéressent – avec en tête les œuvres de Millet – ou dont il a lu la description dans les commentaires des Salons. Van Gogh aime aussi les illustrations des magazines The London News, The Punch ou The Graphic. Toutes ces images, qu’il épingle dans ses chambres successives, l’attirent par leur façon de raconter la vie des gens les plus humbles, voire les plus démunis. Car Van Gogh a une approche résolument sentimentale de la peinture et de sa fonction de peintre.
C’est dans cette perspective sentimentaliste qu’il faut d’ailleurs regarder la passion de Van Gogh pour le peintre de Barbizon. Sentimentalisme qui amène à opérer un véritable renversement des valeurs attribuées aux mouvements avant-gardistes de la fin du XIXe siècle, dans lesquels s’inscrit pourtant Van Gogh. Pour lui, Millet n’est rien moins que le père de l’art moderne. Même Manet passe après le peintre de l’Angélus, et l’on comprend l’agacement de Gauguin, raillant dans Oviri, Écrits d’un sauvage, les goûts de son camarade qui relèvent du naturalisme le plus militant : “Malgré tous mes efforts pour débrouiller dans ce cerveau désordonné une raison logique dans ses opinions critiques, je n’ai pu m’expliquer tout ce qu’il y avait de contradictoire entre sa peinture et ses opinions. Ainsi, par exemple, il avait une admiration sans bornes pour Meissonier... Songeant à Monticelli il pleurait.”
Bien sûr, Gauguin ne dénonce pas l’admiration dévote de Van Gogh pour Millet. Lui-même ne continue-t-il pas à peindre des paysans et des paysannes ? L’intérêt de Van Gogh pour Millet n’est en fait pas aussi anachronique que l’on pourrait l’imaginer. Seurat, par exemple, le “maître du petit boulevard”, avait effectué un pélerinage à l’auberge Ganne. Cependant, Van Gogh constate avec amertume : ”et toujours je regretterai que de nos jours on croit à l’incompatibilité de générations de, mettons, 48 et l’actuelle.” Il y a bien incompatibilité entre l’art de Millet, relayé par Van Gogh, et l’art de Gauguin, de Bernard ou de Seurat. À travers l’exemple de Millet, Vincent fait triompher la matière sur la raison, le sentiment sur la sauvagerie, le sujet sur l’idée, la nature sur l’imagination.

Une prédilection pour la vie paysanne
La première affinité entre l’œuvre de Millet et les aspirations de Van Gogh réside dans leur prédilection presqu’exclusive pour les sujets paysans. Bêcheurs harassés par le travail de la terre, semeurs emportés par un geste auguste, paysannes courbées sur des gerbes ou des fagots, mangeurs de pommes de terre... sont les héros des deux peintres. A Nuenen, Van Gogh continue à copier les œuvres de Millet, ou traque dans les gestes des paysans qu’il observe ceux que le peintre de Barbizon a observés quelques années auparavant. Van Gogh ne se contente pas, par exemple, de copier les Deux bêcheurs. Il trouve à Nuenen des paysans qui reprennent la pose de ceux de Barbizon. L’Homme à la houe de Millet lègue son attitude à un paysan hollandais, en septembre 1881, puis à Patience Escalier, le vieux gardian que Vincent peint en août 1888. Van Gogh essaie en effet d’adopter le même point de vue que son “père spirituel”. Il est d’ailleurs fasciné par ce que Sensier raconte de la vie de Millet qui s’était retiré à Barbizon où il partageait le quotidien des paysans, portant lui-même des sabots. Le peintre aurait déclaré : “puisque j’y vais en sabots, je m’en tirerai”. Les sabots de Millet symbolisent pour Vincent un idéal d’existence : “Ce que j’espère donc ne jamais oublier, c’est qu’ “il s’agit d’y aller en sabots”, c’est-à-dire de se contenter d’avoir de quoi manger, boire, se vêtir et dormir, d’avoir ce dont les paysans se contentent.” Van Gogh rejette la vie des grandes villes et trouve dans l’œuvre de Millet un monde relativement préservé dont il a la nostalgie. “Pour moi, l’homme civilisé, c’est le simple paysan qui travaille et pense en travaillant.”
Tous ces travailleurs de la terre sont bien plus que des modèles pour Van Gogh ; ils incarnent “ce qui a toujours existé et existera toujours”. Sentiment quasi-religieux qui transcende la réalité en un vaste champ de symboles. On peut voir cette évolution dans l’ensemble des Semeurs que Van Gogh a peint de 1881 à 1889 et qui révèlent l’ampleur du travail qu’il a accompli. Des premières figures empesées et maladroites croquées sur nature ou copies d’après la gravure du Semeur de Millet, réalisées en 1881-1882, jusqu’à la magistrale composition japonisante et symboliste de novembre 1888, en passant par les différentes versions réalisées en Arles et à Saint-Rémy qui illustrent que “toute réalité est aussi un symbole”. La réalité domine cependant toujours dans l’œuvre de Van Gogh comme dans celle de Millet. Ce dernier constitue d’ailleurs un garde-fou contre ce que Vincent considère comme excessif et dangeureux dans les recherches de ses contemporains Gauguin et Bernard notamment. Il n’adhérait pas à leurs recherches synthétistes, symbolistes, idéïstes. “Il vaut mieux attaquer les choses avec simplicité, que de chercher des abstractions.” Millet, ainsi que Delacroix, de plus en plus cité dans les lettres de Van Gogh, répondent toujours, et chacun à sa façon, à ce besoin de simplicité et de fidélité à la nature auquel il reste attaché depuis ses débuts : “Je ne peindrai que ce qui est tout simple, et surtout les choses les plus ordinaires.”

La synthèse entre Millet et l’impressionnisme
Millet a également été un phare dans les relations tourmentées que Van Gogh entretient avec l’impressionnisme. Arrivé à Paris en mars 1886, il subit la révélation de l’impressionnisme et de la couleur. Jusque là ses rapports à Millet étaient plutôt en noir et blanc, ou plutôt en “gris et incolore”. Il avait vu l’exposition de la vente organisée après la mort de Millet en 1875, mais avait essentiellement étudié les gravures et les photographies en noir et blanc des œuvres de son maître. L’acquisition laborieuse des règles de la couleur ont laissé, pour un temps, Millet de côté. D’autant que la vie parisienne le tient éloigné de ses préoccupations campagnardes, bien que les fameuses Nature-morte aux souliers constituent une variation urbaine du thème du sabot cher à Millet. Malgré sa fièvre pour la couleur, Van Gogh est de plus en plus dubitatif face à l’héritage de l’impressionnisme, remettant même en cause la révolution accomplie dans ce domaine. “Certes la couleur est en progrès justement par les impressionnistes, même lorsqu’ils s’égarent, mais Delacroix a été déjà plus complet qu’eux. Et bigre, Millet qui n’en a guère de couleur, quelle œuvre que la sienne !” Il tente cependant, dans la série des Travaux des champs ou dans La Sieste, d’opérer la synthèse entre Millet et l’impressionnisme : “Plus j’y réfléchis, plus je trouve que cela a sa raison d’être de chercher à reproduire des choses de Millet, que celui-ci n’a pas eu le temps de peindre à l’huile... C’est pas copier pur et simple que l’on ferait. C’est plutôt traduire dans une autre langue - celle des couleurs - les impressions de clair-obscur en blanc et noir”. Les œuvres copiées d’après Millet, qui s’ajoutent à celles inspirées de Daumier ou de Doré, mettent toutes en évidence la figure humaine, monumentale et pathétique. Van Gogh réagit, là aussi, à l’autre grande limite qu’il trouve à l’impressionnisme auquel il reproche d’avoir négligé la figure humaine. En Arles, à partir de février 1888, poursuivant des paysans qui ont le tort à ses yeux de n’être pas aussi laborieux que ceux de Hollande, Van Gogh ruminait déjà cette évidence : “Ah peindre des figures comme Claude Monet peint ses paysages ! Voilà ce qui reste malgré tout à faire... Car enfin en figures Delacroix et Millet ont fait autrement mieux.” Le renouveau de la figure humaine, qui constitue la grande ambition picturale de Van Gogh, passe nécessairement, stylistiquement et sentimentalement, par Millet.
Gagné par ce retour aux sources du naturalisme, Van Gogh peint avec des tons plus doux, plus terreux, il utilise plus d’ocres. Il pense également de plus en plus à son tableau des Mangeurs de pommes de terre qui marquait l’aboutissement de son apprentissage en Hollande et sa dette vis à vis de l’École de La Haye, si redevable aussi aux tableaux des peintres de Barbizon. Les Mangeurs de pommes de terre, synthèse absolue entre le naturalisme de Millet et sa propre vision, lui apparaît comme son unique et véritable chef-d’œuvre. Et quand Van Gogh quitte la Provence pour Auvers-sur-Oise, c’est une autre Hollande et un autre Barbizon qu’il espère trouver.

Paris, Musée d’Orsay, Millet/Van Gogh, septembre-3 janvier. Avec le soutien de LVMH/Moët Hennessy. Louis Vuitton. Cat. RMN, 192 p., 220 F.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°499 du 1 septembre 1998, avec le titre suivant : Van Gogh dans le sillon de Millet

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