Les boucliers livrent leurs secrets

Par Laure Meyer · L'ŒIL

Le 1 septembre 1998 - 1576 mots

Réunie au terme de soixante-dix années de recherches, la collection de boucliers du Musée Barbier-Mueller est présentée pour la première fois en France cet automne. Une occasion unique de découvrir ces chefs-d’œuvre de vannerie, de bois et de cuir, supports privilégiés de codes rituels et de messages complexes dont la signification nous est enfin révélée...

La guerre entre des groupes humains organisés semble être apparue lorsque l’Homme, devenu sédentaire, a accumulé des possessions, des troupeaux, des provisions dans les greniers. Mais dès les origines, l’agressivité et la violence avaient existé, provoquant des combats d’homme à homme à propos d’un gibier ou d’une femme. Apercevant le bâton qui allait le frapper, le silex à l’arête aiguë brandi dans sa direction, le chasseur préhistorique s’est saisi d’un morceau de bois, une écorce, une pierre plate pour parer le coup. Cette première ébauche de bouclier, faite de matières périssables, n’a jamais été retrouvée. Au cours des millénaires suivants, pour rendre l’objet plus maniable, on lui a ajouté une poignée, et choisi pour le fabriquer les matières les mieux adaptées, à la fois solides et souples, bois, vannerie, le cuir des gros mammifères, voire le métal. Mais tout cela ne serait rien sans la protection invisible que procure la magie, sans les rituels destinés à assurer le combattant de la protection de ses ancêtres ou des esprits de la nature, toujours et partout puissants. Chaque population a matérialisé cette protection par une figuration qui lui est propre tracée à la surface du bouclier. La voie, dès lors, était ouverte pour des réalisations artistiques variées, qui ont parfois transformé le bouclier protecteur primitif, en objet de parure pour un guerrier, destiné, en dernier ressort, à servir le prestige de son chef. Cette évolution longue et multiforme ne s’est pas réalisée de la même manière en Afrique ou en Océanie. Selon les régions, certaines formes, certaines fonctions ont été privilégiées.

En Afrique, l’efficacité d’abord
Ronds ou ovales, les boucliers africains ont pour premier objectif de protéger le guerrier. Chez les Mofu ou les Mambila du Cameroun, ils se calquent sur la forme du corps en évitant les découpes qui pourraient faciliter les attaques latérales. La surface ronde en matériau léger est préférée pour les combats corps à corps. Ainsi, le bouclier fixé sur son bras gauche, le guerrier oriente l’écran protecteur dans la direction du coup prévu. Les boucliers allongés servaient surtout à parer les attaques plus lointaines, les pluies de flèches empoisonnées. Enfin, pour les batailles rangées, on choisissait des boucliers larges et lourds solidement plantés dans le sol. La matière choisie devait répondre à ces exigences. Le bois est solide et résistant, la poignée intérieure peut être sculptée dans la masse mais le poids est souvent excessif. On en trouve des exemples chez les Mongo ou les Songye de la République démocratique du Congo, ex-Zaïre. Dans de nombreux cas, seule l’armature du bouclier était en bois, le reste étant constitué d’une vannerie très serrée. Au Zaïre, naguère, chaque village avait son tresseur de bouclier, qui jouissait d’un prestige enviable. Avec un art consommé, il était capable de faire apparaître les motifs variés propres à chaque ethnie, nœuds, entrelacs ou  effets de tissage jouant sur le relief. Ailleurs c’était le cuir qui était choisi, cuir de buffle dans les régions d’élevage, cuir d’hippopotame ou d’éléphant si l’on chassait les gros quadrupèdes. Paul du Chaillu, premier explorateur du pays des Fang (Gabon) écrit à ce propos en 1863 : “Le bouclier des Fang est fait avec la peau d’un vieil éléphant, et seulement avec cette partie de la peau qui s’étend le long du dos. Quand elle est séchée et fumée, elle devient presque aussi dure et aussi résistante que le fer.” Le métal en effet était rare et cher, mais le fer permettait une défense encore plus efficace que le cuir. Ceci se vérifie chez les Mambila du Cameroun qui ont créé des boucliers en fer imitant le relief d’un bouclier en cuir de forme comparable. Le bronze ou l’argent, également très coûteux, apparaissent en Éthiopie, sous forme de motifs décoratifs à la surface de boucliers ronds. Il s’agissait là d’objets de prestige pour les dignitaires de divers royaumes.

En Asie et en Océanie, on privilégie les effets ornementaux
Passant d’Afrique en Asie, la différence est sensible, l’ornement gagne en importance. Ainsi, dans l’Asie du sud-est, les montagnards du Laos ont-ils créé des boucliers circulaires somptueusement laqués de noir et portant un décor rayonnant de fines lames d’étain, objets  précieux, peut-être accessoires de danse ou objets de pur prestige plutôt que de combat. Et l’on imagine facilement tournoyant dans une danse, un bouclier du Vietnam dont le centre couvert de peau de singe, se termine en haut et en bas par un long bambou. L’Indonésie, la Mélanésie, accentuent cette volonté d’ornementation raffinée. Les matières utilisées ne sont plus tout à fait les mêmes. Le bois est toujours très présent mais la vannerie fine semble plus rare, remplacée par du rotin. Le métal est généralement absent. Pour un effet précieux, on fait appel à ces incrustations de nacre ou de coquillage qui situent certains boucliers des îles Salomon ou des Moluques parmi les œuvres de grand prestige. Bien souvent aussi, une couleur brillante souligne des dessins complexes.
L’emploi des cheveux humains, propre à l’Océanie, a ultérieurement été remplacé par des poils d’animaux. Leur importance n’est pas visuelle, mais intellectuelle. Ils évoquent la chasse aux têtes, omniprésente et d’importance capitale pour les guerriers des îles du Pacifique. Dans quelques parties des Philippines, certaines cérémonies agricoles, sociales comme les enterrements ou les mariages et même la construction d’une maison  ne pouvaient avoir lieu sans une chasse aux têtes préliminaire.
Les formes se modifient aussi, souvent dans le sens d’une plus grande élégance. Dans l’archipel des Mentawai, au large de Sumatra, un admirable bouclier incurve ses côtés avant de se terminer en bas par une pointe. On le verrait volontiers accessoire de danse, mais il était, paraît-il, utilisé dans les combats pour la chasse aux têtes. La forme “en sablier” est une variante de cette tendance. Resserrée au milieu, élargie aux extrémités, elle se rencontre dans toute l’Indonésie orientale, pour des boucliers destinés moins aux combats qu’à des danses.
S’opposant aux formes en sablier, les boucliers-planches étalent leurs larges et lourdes surfaces de bois, supports de sculptures plus ou moins figuratives rattachées à certains rituels. Dans d’autres cas, les formes les plus imprévues se rencontrent, de profondes échancrures découpent la surface ou la fragmentent en deux “ailes” comme aux îles Salomon.

Les boucliers africains, miroirs de la vie sociale
Ni en Océanie, ni en Afrique l’ornementation des boucliers ne dépendait du libre choix des combattants. Elle reflétait les coutumes guerrières traditionnelles de chaque ethnie. Dans  de nombreux cas, on constate l’existence d’une sorte de code des couleurs, non dépourvu d’utilité puisque les soldats ne portaient pas d’uniformes. Au Cameroun, au vu de la seule couleur du bouclier, on pouvait, de très loin, savoir si un groupe de guerriers qui s’approchait était composé d’amis ou d’ennemis.  Chez les Kikuyu du Kenya, pendant son initiation, un jeune guerrier se peignait  le corps de la couleur du bouclier qu’il avait maintenant le droit de porter au bras gauche, la couleur devant être modifiée à mesure qu’il changerait de classe d’âge. Quant aux Zoulous d’Afrique du sud, ils utilisaient les différentes teintes du cuir  pour différencier les groupes de guerriers : blanc taché de noir pour un guerrier d’élite, entièrement noir pour les jeunes combattants et  brun pour les hommes mariés.
Certaines ethnies considéraient la décoration de la surface des boucliers comme un symbole de leur identité, comparable à un drapeau. Il était sacré, et malheur à qui ne le respectait pas ! Chez les Zandé de la République démocratique du Congo, c’était la couleur du bouclier qui permettait d’identifier pendant la bataille l’homme caché derrière. Pour les Bamum du Cameroun,  honneur à  qui reprendrait par les armes un bouclier tombé aux mains de l’ennemi.
La relation établie entre guerre, identité ethnique et cultes ancestraux apparaît dans toute sa force chez les Ngombe du Congo. Pour eux, la guerre et la chasse étaient l’expression suprême de leur culture et l’on organisait de vraies batailles publiques  pour célébrer les funérailles d’un chef respecté.

Les boucliers océaniens, reflets du monde invisible
Si en Afrique les boucliers sont surtout des miroirs de la vie sociale, des coutumes guerrières d’une ethnie, en Océanie ils font souvent référence à toute une conception du monde et apparaissent comme des miroirs fidèles de l’inconscient collectif. L’au-delà est toujours présent, en particulier à travers les images d’ancêtres qui doivent protéger le combattant. Cette figurine sculptée anthropomorphe qui domine un bouclier d’Atauro, qui représente-t-elle ? Un esprit ou un valeureux ancêtre ? En Nouvelle Guinée, c’est même “l’échelle des ancêtres” qui superpose les générations sous la forme de trois silhouettes anthropomorphes gravées sur le bouclier.
Sur d’autres boucliers-planches du Bassin du Sépik, ce sont encore des visions d’ancêtres qui se dressent, solides dans leur relief, des ancêtres puissants, protecteurs du guerrier, terrifiants pour l’ennemi. En Nouvelle-Guinée et Nouvelle-Bretagne, au contraire, une ébauche de visage à peine entrevue, très simplifiée, se répète tête-bêche, autre référence possible à un mystérieux personnage ancestral. Tous ces boucliers de Nouvelle-Guinée étaient utilisés en liaison avec des expéditions de chasse aux têtes, pratique qui devait permettre à un guerrier non seulement de prouver sa valeur mais aussi d’accroître son énergie spirituelle en s’appropriant celle du mort.

Paris, Fondation Mona Bismarck, 11 septembre-28 novembre, cat. 260 p., 280 F.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°499 du 1 septembre 1998, avec le titre suivant : Les boucliers livrent leurs secrets

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