Anish Kapoor

Beauté et peur du vide

L'ŒIL

Le 1 octobre 1998 - 1755 mots

Représentant de la Grande-Bretagne à la Biennale de Venise en 1990, le sculpteur indien Anish Kapoor n'avait plus exposé en France depuis cette date. Il y revient en force cette année. Dans le cadre du Festival d‘Automne à Paris, il vient de réaliser une installation à la chapelle de la Salpêtrière avec trois immenses miroirs en acier poli, et inaugure le 16 octobre au Capc de Bordeaux une exposition d'œuvres très récentes.

« Il faudra atténuer l‘intensité du rouge », indique Anish Kapoor à l'un de ses collaborateurs qui pulvérise de la couleur sur une tôle d‘acier poli. En ce jour pluvieux et froid de la mi-juin, Anish Kapoor cherche, avec l‘aide d‘un spécialiste de l‘aérographe, une solution pour la colorisation des miroirs de ses prochaines installations. Nous sommes dans un grand hall industriel d‘un quartier populaire du sud de Londres. Jeff, l‘astucieux assistant et homme à tout faire de Anish Kapoor, fait des expériences avec des colles qui dégagent des odeurs toxiques. Un amoncellement de formes en polystyrène encombre l‘entrée. Elles sont marquées de fentes, d‘orifices, de plis sensuellement bombés, arrondis, renflés, mettant en évidence la charge sexuelle de ces sculptures potentielles. Quelques projets abandonnés somnolent sous une épaisse couche de poussière, une sculpture indienne traîne dans un coin, et des dessins techniques lambrissent tout un mur. Le hangar de Anish Kapoor tient plus de la manufacture que de l‘atelier d‘artiste.

Albâtre et fibre de verre
« Je ne me sens pas concerné par les questions de fabrication » explique Kapoor de façon un peu provocante. « Enfin, comprenez-moi bien, j‘ai passé des années à comprendre tous les aspects techniques possibles. Mais l‘important ne se situe pas là ! Peut-être qu‘un jour nous pourrons même abandonner cette vision romantique de l‘œuvre peinte de la main de l‘artiste, abandonner les questions d‘auteur et ne parler que du contenu de l‘art ! Je veux nier la main, aller au-delà du geste. » Kapoor s‘adosse alors contre son fauteuil de bureau. « Je dois avouer que ce qui me passionne le plus, c‘est la découverte. Bien sûr, il y a la découverte du monde phénoménologique, mais ce qui est plus intéressant encore, c‘est de se découvrir soi-même, de buter dans ce que vous saviez déjà. » Après un court moment de réflexion, son visage doux rayonne. « C‘est presque une sorte de condition archaïque où les choses préexistent dans la psycho-biographie du découvreur. Comme si Livingstone appartenait à l‘Afrique avant qu‘il ne commence à explorer ce continent. » Kapoor tient cependant à ce qu‘il n‘y ait pas de confusion avec l‘objet trouvé des surréalistes, ni avec la phrase de Michel-Ange disant que la sculpture est contenue dans le bloc de pierre avant qu‘il ne l‘attaque.
Cette phrase obsède Kapoor depuis ses débuts en 1982, quand d‘un coup il s‘imposa sur la scène internationale en présentant aux Biennales de Venise et de Paris des formes géométriques posées à même le sol et d‘un mètre de haut environ. « Saupoudrées de pigment coloré, on ne voyait ni les matériaux des sculptures, ni leur fabrication » commente Kapoor. Avec du pigment exclusivement blanc et rouge dans un premier temps, puis jaune, suivi de bleu et finalement de noir, déposé sur le sol comme une auréole autour de la sculpture, les formes avaient l‘air de surgir du sol. « Je voulais qu‘elles donnent l‘impression d‘être nées d‘elles-mêmes, d‘avoir été là depuis toujours », explique t-il. « Les pigments de couleurs leur procuraient également un aspect fragile, tout en refusant une présence trop réelle à ces formes dramatiques. »
Pour Kapoor, les pigments possèdent cette double qualité de ressembler, dans leur structure physique, à la terre et de n‘être en même temps que poussière, c‘est à dire rien. Le sculpteur, qui se dit également peintre, considère le rouge comme la couleur la plus importante. Rouge comme la terre, comme le corps et le sang. Il hésite à associer le mot « spirituel » au bleu. Comme le rouge, le noir appartient pour lui à la terre. Il est persuadé que nous ne voyons pas les couleurs avec les yeux mais avec la raison...
Si, dans un premier temps, les pigments des sculptures de Anish Kapoor jouaient le rôle d‘une peau et réfléchissaient de toute leur force la lumière, à partir de 1987, ils vont habiter les espaces vides de ses œuvres et absorber la lumière. Toute évaluation de la profondeur de ces creux par le regard devient alors impossible. La couleur de la nuit s‘est substituée à celle du jour. Le Void Field (le Champ de Vide), de 1989, constitue un vrai tournant dans l‘œuvre de Kapoor. Ce sont des blocs de grès aux dimensions variables, avec des évidements circulaires dans la surface tournée vers le haut, et tapissés à l‘intérieur de pigments noirs. Exposés en formation de douze, seize ou vingt éléments, ils semblaient comme flotter, en état d‘apesanteur. La première pièce de cette série, montrée seule, s‘appelait I – le « je » d‘un autoportrait. Pour Adam, Kapoor tailla dans un bloc de grès de plus de deux mètres de hauteur un rectangle vertical, occupant à peu près un tiers de la surface et placé juste à la hauteur des yeux du spectateur. En regardant le bloc de face, celui-ci pouvait imaginer une profondeur dépassant l‘épaisseur du bloc par la force seule des pigments noirs fixés dans le creux.

Les jeux du déséquilibre
Depuis, le vide alimente une partie importante des pensées de Kapoor. Mais contrairement aux œuvres de James Turrell, où le spectateur doit s‘engouffrer dans une sorte de chambre noire pour apprécier devant lui une étendue monochrome d‘une profondeur infinie, chez Kapoor il ne doit se projeter qu‘avec son regard dans les abysses d‘une seule couleur. Au fur et à mesure qu‘il se déplace, tout volume, concave ou convexe, paraît bidimensionnel, selon le point de vue, grâce au traitement des couleurs et au subtil dégradé des volumes. Les surfaces et volumes que Kapoor met en jeu pour nous déséquilibrer ne dépassent que rarement le double d‘un corps humain. Suck, par exemple, provoque le spectateur par le seul fait de son emplacement. Avec son diamètre de 2,70 m, elle a l‘air d‘une énorme goutte de mercure flottant sur le sol et réfléchissant l‘espace alentour. Mais elle est creusée vers le milieu et se perd comme un écoulement tourbillonnant dans les profondeurs insondables de la salle d‘exposition. Attiré, le spectateur espère apercevoir le fond au fur et à mesure qu‘il l‘approche. En vain ! Le fond n‘est perceptible qu‘au risque de tomber dedans. Et la goutte de mercure se révèle bien moins molle qu‘elle n‘en a l‘air : Kapoor l‘a faite réaliser en acier poli.
Depuis toujours, Kapoor a aimé jouer avec des concepts binaires. Un aspect mou pour des sculptures dures comme du fer, ou un aspect flottant pour des blocs lourds comme du grès. Le masculin contre le féminin, la terre contre le ciel, le feu contre l‘eau. Au Capc de Bordeaux, Kapoor montre d‘autres œuvres avec des surfaces réfléchissantes. Par exemple deux miroirs concaves en acier poli de deux mètres de diamètre et cinquante centimètres de profondeur, accrochés face à face dans un couloir étroit, annulent l‘image du visiteur qui se trouve pris en sandwich par les deux miroirs. C‘est ce vide qui attire irrésistiblement Kapoor. Le creux, la cavité deviennent ses nouveaux points d‘intérêt. « Plus les pièces perdaient en narration et gagnaient en psychologie, plus la relation avec le spectateur devenait intime. Je guettais une sorte de creux suffisamment vide pour qu‘il puisse retourner le regard comme un miroir aveugle. » Et il poursuit : « J‘étais à la recherche d‘une condition spécifique du creux, peut-être conditionné par la peur. Je me suis aperçu après un certain moment que ces pièces avaient à voir avec la peur d‘oublier ». Kapoor cite comme aboutissement Descent into Limbo, la pièce qu‘il avait montrée à la Dokumenta de Cassel en 1992, dont une nouvelle version est exposée à Bordeaux. À Cassel, dans une maison en béton, il avait fait creuser un trou noir de trois mètres de diamètre sans fin ni fond. « Peur et beauté, voilà les éléments qui me guidaient » avoue le sculpteur. S‘il cite « Yves le monochrome », ce n‘est pas à cause du pigment bleu de ses tableaux. « Quand Yves Klein saute dans le vide, il le fait de façon théâtrale, photogénique, sans aucune peur. Moi, je crois que le sublime a besoin de la conscience de l‘oubli, de la perte de soi-même, de la peur. Ce ne peut pas être théâtral. Il faut une vraie frousse. C‘est pour cela que j‘ai fait creuser un trou très grand, au point qu‘on puisse avoir peur d‘y tomber dedans. » Kapoor voit le vide non pas comme un espace non-rempli, mais beaucoup plus comme un espace potentiel, potentiel pour un recommencement. À l‘image des antennes paraboliques, Kapoor conçoit tous ces volumes concaves comme des récepteurs. « C‘est l‘idée de réception qui m‘intéresse. Être assez plein pour recevoir. » Mais attention, il faut toujours l‘angle juste, pour comprendre les intentions de l‘artiste. Un petit pas de trop et vous risquez de passer à côté. Pour Ghost, par exemple, dix centimètres de décalage et vous ratez la colonne de lumière qui se mire dans le creux poli tout en rond à l‘intérieur de la pierre.
Pour Anish Kapoor, qui a grandi aux Indes et a vécu un moment en Israël avant de suivre des cours au Hornsey College puis à la Chelsea School de Londres, l‘influence déterminante a été l‘Art minimal. « C‘est surtout Donald Judd, dans sa recherche d‘une œuvre non-compositionnelle et avec son application de la couleur dans l‘espace, qui m‘a profondément marqué. Même si, au début des années soixante-dix, des théoriciens comme Michael Fried et des artistes comme Anthony Caro ont eu le dessus, en particulier ici en Angleterre. »
S‘il est vrai que les Anglais se sont servis de la sculpture à différents moments de leur histoire pour définir un art véritablement british – des monuments officiels de la période victorienne à Henry Moore, Gilbert & George, Richard Long et David Tremlett – les (anciens) jeunes loups du début des années quatre-vingt, avec en tête Tony Cragg, Bill Woodrow, Richard Deacon, David March et Julian Opie, n‘ont pas échappé à son emprise. Mais en décernant le très réputé Turner Prize en 1991 à Anish Kapoor, après qu‘il eut représenté la Grande-Bretagne l‘année précédente à la Biennale de Venise, les Anglais avaient choisi un artiste qui travaille l‘interstice et qui, lui-même, se considère comme formé par l‘interstice entre l‘Orient et l‘Occident.

PARIS, Chapelle de la Salpêtrière, jusqu‘au 1er novembre, avec le soutien du British Council et BORDEAUX, Capc, 16 octobre-7 février.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°500 du 1 octobre 1998, avec le titre suivant : Anish Kapoor

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque