Archéologie

Les Diker sur la piste des Sioux

Par Laure Meyer · L'ŒIL

Le 1 décembre 1998 - 1519 mots

NEW YORK / ETATS-UNIS

Dans leurs appartements de New York ou du Nouveau Mexique, Charles et Valerie Diker amassent des objets des Indiens d’Amérique. Masques, jarres, mocassins brodés ou peignes d’ivoire retracent l’histoire des Comanches, des Cheyennes et des Sioux.

Comment définir cette « valeur ajoutée » qui permet à un objet quotidien d’une civilisation non occidentale de franchir la frontière séparant le document ethnologique de l’œuvre d’art ? On peut parler d’harmonie de la forme, de la puissance d’expression de l’œuvre, du mystère qui entoure ses origines, du mythe qui lui a donné naissance. Mais en dernier ressort, il est probable que c’est le regard du collectionneur occidental qui a changé, qui accepte maintenant de reconnaître que de nombreux créateurs, qualifiés « primitifs », faute d’un vocable plus approprié, ont été capables de réaliser des œuvres particulièrement remarquables sous l’angle esthétique. Parmi ces amateurs perspicaces, Charles et Valerie Diker ont su distinguer l’intérêt et la beauté des objets artisanaux ou rituels créés par les Indiens d’Amérique. Ils les ont collectionnés avec passion, en s’efforçant de trouver des témoins de toutes les ethnies – il y en a des centaines – et des nombreuses traditions. Pour y parvenir, il leur a fallu des années. Mais le rythme s’est accéléré plus récemment, à la mesure de l’enthousiasme de ces collectionneurs.

Des chroniques en images
Pour mieux comprendre et apprécier ces diverses formes d’art, les Diker ont utilisé les dessins tracés par des Indiens sur des feuilles de livres de comptes de quelques trappeurs américains. Le début de l’histoire se situe vers 1850. Un artiste suisse, Rudolf Kurz, vit alors parmi les Indiens dans le haut Missouri. Un Sioux vient parfois le regarder peindre et critique son travail, affirmant qu’il est capable de faire mieux. Kurz le prend au mot et lui fournit du papier mais ces dessins ne nous sont pas parvenus. D’autres artistes des Grandes Plaines – Lakota, Cheyenne ou Kiowa – devaient suivre, produisant des milliers de croquis durant les trois dernières décennies du XIXe siècle. Ils s’appellent Swift Dog ou Short Bull. Ce dernier était un guerrier sioux. Le style indigène a d’abord suivi les traditions de l’art rupestre ou des dessins tracés sur les vêtements de peau. Hommes et chevaux paraissent transparents. C’est le « style rayons X ». D’allure particulièrement moderne, il permet à Short Bull de rendre avec force des combats entre Sioux. Parallèlement se crée, sous l’influence occidentale, une tradition graphique différente, à la recherche de réalisme, qui fixe des épisodes autobiographiques ou de l’histoire tribale et même des visions vécues sous l’empire de la drogue. Le dessin d’un cavalier de 1882 prouve que l’artiste a pris soin de rendre l’impression de profondeur et de volume, tout en traduisant la course rapide du cheval.

Des « perlages » avec ou sans perles
Les Indiens pensaient que de beaux objets fabriqués pour des personnes aimées leur apporteraient santé et bonheur. Pour embellir ces dons, on pouvait peindre directement sur le cuir des vêtements. À une époque où les perles de verre n’étaient pas encore importées, on a également beaucoup utilisé un procédé original : on fabriquait des perles à partir de courts segments de piquants de porcs-épics, teintés à l’aide de colorants végétaux. Cette technique, pratiquée par les femmes dans les Grandes Plaines et les Forêts de l’est, est propre aux Indiens et ne se rencontre nulle part ailleurs dans le monde. Chaque femme revendiquait la propriété de certains dessins qu’elle prétendait avoir reçus « en rêve » et les transmettait à ses filles, ce qui contribua à créer des styles régionaux très caractérisés. Après l’arrivée des trappeurs américains, ces premières perles furent évidemment remplacées par une multitude de perles de verre, et le cuir fit place aux tissus industriels. Les objets les plus variés ont ainsi été décorés : vêtements et chaussures, sacs, porte-bébés et jusqu’aux fourreaux des armes.
L’art de la poterie, peut-être introduit depuis le Mexique il y a deux mille ans, s’est surtout développé dans le sud-ouest du pays, favorisé par la présence de terres argileuses et par le climat sec. Les demeures des Pueblos ont toujours contenu de belles poteries décoratives et d’autres pièces plus simples pour l’usage quotidien. Dans la collection Diker, la pièce la plus ancienne, aux dessins noirs sur fond blanc, date de 1050-1100. Depuis lors, de nombreux styles se sont succédés, les traditions s’adaptant aux exigences du marché. Au milieu du XXe siècle, les céramistes les plus célèbres étaient le Hopi Nampeyo et Maria et Julian Martinez de San Ildefonso Pueblo. Les vanneries des Indiens d’Amérique sont renommées pour leur beauté, la précision de leur fabrication et la complexité de leur décoration. Ce sont des récipients ou des plateaux. Chaque ethnie avait son style propre mais, comme pour les poteries, dès le début de ce siècle, les artisans ont répondu aux demandes des marchés extérieurs en réalisant des pièces de très haut niveau qui ont rendu célèbres les noms de Datsolalee et Lapulimeu.

De mystérieuses sculptures chamaniques
Les nombreux objets sculptés de la collection Diker constituent un résumé des coutumes, des croyances et des rituels qui avaient cours chez les Indiens. Chez les Hopi et Zuni des régions du sud-ouest, les figurines Kachina n’étaient pas des jouets mais des divinités miniatures associées à des cultes destinés à apporter au village tous les bienfaits souhaitables. Sur les côtes du nord-ouest, d’autres sculptures apparaissaient à certaines occasions de la vie sociale des familles de chefs. Ces fêtes d’hiver, les potlatch, étaient marquées par des dons à caractère sacré. Au cours de ces festivités, on voyait apparaître des accessoires admirablement sculptés, cuillères ou coupes dont la beauté formelle confortait le prestige du chef. D’autres ornements étaient portés par des membres de la famille, comme ce masque frontal représentant chez les Haida la mythique Femme-Chien de mer. Au cours de ces grandes réunions, on répandait sur les convives du duvet d’oiseau pour ponctuer certains moments cruciaux d’un récit. Chez les Haida, le duvet était contenu dans une sorte de récipient en ivoire de dent de baleine. L’exemplaire de la collection Diker, sculpté avec art, est incrusté de fragments de coquillages aux reflets bleus. Dans ces fêtes, il fallait aussi faire beaucoup de bruit. On utilisait donc des bruiteurs aux allures parfois surprenantes, comme cet accessoire de danse Nuu-Chah-Nulth de la collection Diker. Il évoque tout un banc de saumons suspendu aux montants d’une trappe, mais il n’est pas exclu que cet objet ait aussi été manipulé par un prêtre durant une cérémonie visant à favoriser une bonne pêche.
La collection Diker laisse enfin entrevoir des cultes chamaniques durant lesquels certains masques, bruiteurs ou autres accessoires étaient  utilisés par un prêtre, le chaman. Ces rites visaient à communiquer avec le monde surnaturel pour obtenir certains bienfaits ou guérir des malades. Les chamans Tlingit portaient des masques personnifiant les esprits supposés leur obéir. Un masque d’ours à la bouche ouverte montre que le chaman psalmodie mais ses yeux ne sont pas percés pour que l’esprit, à l’abri du masque, ne soit pas dérangé par les humains. On trouve aussi dans la collection Diker un capteur d’âme utilisé par le chaman pour faire revenir l’âme d’un patient qui était supposée s’être enfuie de son corps, causant de ce fait une maladie. Sculpté en os et incrusté de coquillages, cet objet semble guetter sa proie, gueule entr’ouverte. À l’occasion de la présentation de la collection Diker au Metropolitan Museum of Art de New York, Philippe de Montebello, le directeur, soulignait l’importance de ces objets exceptionnels présentés sous le titre de « Native Paths » : « Charles et Valerie Diker croient profondément en la qualité esthétique des objets indigènes américains (Native American works). Ils iront même jusqu’à vous expliquer que le mot art n’existe dans aucune langue des Indiens d’Amérique du Nord. Le but des Diker n’est pas simplement de faire partager aux autres la vision de ces objets. C’est également de les convaincre de leur message esthétique. »

Dans les musées américains

Les objets des indiens d’Amérique ont d’abord été considérés comme des documents ethnologiques. C’était le cas au Peabody Museum de l’Université de Harvard, fondé en 1866 par George Peabody pour abriter les trouvailles des missions d’archéologie et d’ethnologie de l’université. À New York, le Museum of the American Indian, fondé en 1922, fait partie de la Smithsonian Institution, et a acquis en 1989 un million d’objets artisanaux réunis par le banquier George Gustav Heye. Des travaux actuellement en cours devraient aboutir au début du deuxième millénaire à la constitution d’un ensemble de trois musées, situés à New York et Washington, avec un centre de recherche dans le Maryland. À Chicago, une section du Field Museum of Natural History présente une importante documentation sur les ethnies indiennes, précolombiennes et contemporaines. D’autre part, dans l’état d’Oklahoma où, entre 1830 et 1840, furent déportées les tribus indiennes de l’est et du sud-est, plusieurs villes ont conservé des musées régionaux. Toujours à Phoenix, le Pueblo Grande Museum, construit près d’un site archéologique, expose les résultats des fouilles. À San Diego, enfin, le Museum of Man possède des collections indiennes, notamment pour les hopi et les indiens de Californie.

NEW YORK, The Metropolitan Museum of Art, jusqu’au 2 janvier 2000, cat. 128 p., 140 ill. coul., 19,95 $.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°502 du 1 décembre 1998, avec le titre suivant : Les Diker sur la piste des Sioux

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