Cinéma - Danse & Théâtre

L'esprit Cocteau

Par Dominique Paulvé · L'ŒIL

Le 1 décembre 1998 - 1441 mots

Il était adoré ou détesté, applaudi ou hué, reconnu ou incompris, copié ou mis au placard. Jean Cocteau, locomotive de son époque, transformait tout ce qu’il touchait en quelque chose de différent. Dans ses collaborations avec Diaghilev, dans les fresques qu’il réalisa à Villefranche ou à Milly-la-forêt, dans ses films sur Orphée ou sur La Belle et la Bête, transparaît un véritable esprit Cocteau, sujet du dernier ouvrage de Patrick Mauriès paru aux éditions Assouline.

« Du bout de ses doigts, agiles et fins comme des algues, il créait, tant sur le papier qu’autour de lui, un monde personnel et féerique, détournant, avant tout autre, objets et matériaux du quotidien », aime à rappeler Denise Tual, l’amie fidèle de Jean Cocteau. Rien de ce qu’il touchait ne pouvait être banal : son langage acrobatique et son écriture prodigieuse donnaient au ballet, au théâtre et au cinéma des créations toujours à la pointe de l’avant-garde. Il savait, comme personne, débusquer les talents, mélanger les genres, entraînant dans son Olympe des gens du monde qui n’y étaient pas préparés et des artistes balbutiants qui deviendront des maîtres. Le sexe de l’Ange lui important peu, Cocteau aimait s’entourer de femmes très élégantes et de beaux gosses bruts de décoffrage. Il risquait, dans ses tenues, des excentricités qui deviendraient des modes, que ce soit les chandails rayés, tricotés pour lui par Chanel, les mitaines en plein été, la bague Trois anneaux de Cartier, portée au petit doigt, le duffle-coat ou les chemises de couleurs vives, faites sur mesure chez d’Ahetz. Jean Cocteau était un personnage original, aimant le scandale, dérangeant autant qu’il séduisait. Par dessus tout, il aimait être aimé... Son humour, aussi décapant que ses poèmes, chavirait l’âme et perturbait le corps. Il concevait des décors noirs et illustrait des livres blancs, prônait le dépouillé et réinventait le baroque, brûlait joyeusement la vie par les deux bouts et chantait la mort. Pendant les soixante-quatorze ans de sa tourbillonnante existence, Cocteau imposa son style, et nous subissons encore, avec délice, presque un siècle après sa naissance, son indémodable et magique influence.

Faire un lion avec une descente de lit
« Le truc c’est l’art, disait-il, les grandes chasses sont un art, et somme toute, il est moins facile de faire un lion avec une descente de lit, qu’une descente de lit avec un lion ». Depuis sa première rencontre avec le théâtre, grâce à Joséphine, sa nurse allemande qui l’emmenait au Châtelet et reconstituait ensuite avec lui des décors de feu et d’or, le poète a toujours transformé les descentes de lit en lion, les monstres en princes charmants et les larmes en diamants... À une époque où, pour le Tout-Paris, une soirée au théâtre impliquait de revoir Feydeau ou applaudir, au Boulevard, les créations de Bernstein ou Bourdet, Jean Cocteau adapte ses textes favoris : ceux des tragédiens grecs. Ils sont la base de ses influences, le leitmotiv de son œuvre. Cocteau dessine, va au théâtre et fréquente des personnalités telles que de Max – qui lit en public ses premiers poèmes –, Maurice Rostand – avec qui il crée un journal éphémère –, Marcel Proust, Reynaldo Hahn, Anna de Noailles... Bientôt, il rencontre Max Jacob, dont le caractère folâtre et la cocasserie le stimulent. Grâce à Misia Sert, qui est encore Mrs Edwards, muse des artistes parisiens, il assiste à la première des Ballets russes au Châtelet, en 1909 : c’est pour lui un bouleversement qui va déterminer sa vocation de dessinateur et d’artiste. Mais c’est de l’autre côté de la scène qu’il veut être, avec les créateurs. Il fait la connaissance de Diaghilev, Nijinski, Stravinsky avec qui il se lie d’une grande amitié, et c’est grâce à Léon Bakst, qu’il fait ses premiers pas au théâtre, avec les affiches et les dessins du ballet Le Spectre de la Rose en 1911. Jean Cocteau a vingt-deux ans, et c’est pour lui le début d’une carrière mêlée à toutes les formes d’art à l’état pur. L’année suivante, Diaghilev lui confie le livret du Dieu Bleu, créé par Nijinski, mais, après le choc du Sacre du Printemps, ce que Cocteau souhaite profondément est de créer une œuvre commune avec Stravinsky. Pour son anniversaire en 1914, Diaghilev reçoit un cadeau d’importance : c’est Œdipus Rex, livret de Jean Cocteau, musique d’Igor Stravinsky. À leur grande déception, Diaghilev, trouvant que Stravinsky était redevenu trop « classique », refuse de monter ces « tableaux vivants », et il faudra attendre 1952 pour que sa création se fasse au théâtre des Champs-Élysées. Cocteau fréquente les peintres de Montparnasse et fait, en 1916, deux rencontres capitales : celle d’Éric Satie dont il aime la musique « dégraissée » et celle de Picasso pour qui il a une telle admiration qu’il le copie avec la candeur toute mensongère qui le caractérise. « Étonnez-moi, Jean ! », lui avait demandé Diaghilev. Il le sera doublement, après que Cocteau ait réussi un tour de force : réunir, pour le divertissement qu’il vient d’écrire, Satie pour la musique et Picasso pour les décors et les costumes. Ce sera Parade, rencontre entre l’avant-garde picturale et les Ballets russes, dont la première représentation scandalise le public et enchante ses auteurs. Grâce à ce mariage insolite, tous les grands peintres de l’époque apportent leur collaboration aux Ballets russes : Matisse, Rouault, Braque, Miró... En 1920 et 1921, Jean Cocteau monte deux autres spectacles qu’il appelle « poésies de théâtre » et dont il inspire l’ambiance échevelée : Le Bœuf sur le Toit avec les Fratellini, musique de Darius Milhaud, décors et cartonnages de Raoul Dufy et Les Mariés de la Tour Eiffel pour les Ballets suédois, musique du groupe des Six, costumes et masques de Jean Hugo, décors de Irène Lagut. Cocteau, alors, redevient grec. Au théâtre de l’Atelier, prêté par Charles Dullin, une Antigone peu orthodoxe voit le jour : Picasso signe les décors et Coco Chanel les costumes. Encore un scandale, et un lever de rideau perturbé par d’autres scandaleux d’une bande rivale, les surréalistes... Tandis que le Père Danielou traduit l’Œdipus Rex en latin, les Pitoëff créent Orphée au théâtre des Arts : Marcel Herrand est l’ange Heurtebise, rôle que Jean Cocteau tiendra lui-même à la reprise de la pièce. Heurtebise, joli nom pour un vitrier, soit dit en passant. Cocteau entre alors dans une intense période d’écriture, tout en commençant à penser au cinéma : commandité par Charles et Marie-Laure de Noailles, il tourne, en 1930, son premier film Le Sang d’un poète. Le « cinématographe » lui apparaît alors comme un art majeur, son « encre de lumière » grâce auquel il sera un précurseur du film d’auteur. Il construit des adaptations de ses œuvres favorites, en interprétant à sa manière la féerie des contes et la tragédie grecque dont il est amoureux. Il construit des dialogues poétiques et commente parfois lui-même ses images d’une voix métallique correspondant à ses textes. Il a trouvé un ton, il s’y tient et l’on retrouve sa marque dans tous les films auxquels il collabore, que Cocteau en fasse ou non la mise en scène : Les Parents terribles, Orphée, Le Baron fantôme, Les Dames du Bois de Boulogne, Ruy Blas, Les Enfants terribles, Le Testament d’Orphée...

Avec Bébé Bérard
Lorsque, en 1934, Louis Jouvet monte La Machine infernale au théâtre des Champs-Élysées, Cocteau lui impose, pour les décors et les costumes, un total inconnu, barbu, exubérant, indiscipliné, incontrôlable mais génial : « Bébé », Christian Bérard, qui avait fait, grâce à Cocteau, ses débuts au théâtre dans La Voix humaine. Cocteau et Bérard sont complémentaires. Avec le même enthousiasme, leur amour du fantastique, et leur fascination pour les machineries, le langage poétique du premier prend tout son sel lorsqu’il est habillé et décoré avec le talent baroque du second. Après avoir tourné L’Éternel retour en 1943, Cocteau marque son œuvre d’un sceau indélébile en adaptant pour l’écran le conte de Madame Leprince de Beaumont La Belle et la Bête. Bérard en réalise l’immortel décor. Il collabore aussi à L’Aigle à deux têtes en 1947 et aux Parents terribles en 1948, mais ce seront ses uniques activités cinématographiques. Avec une imagination en perpétuelle éruption, Jean Cocteau ne pouvait pas laisser indifférent, et si l’on a coutume de dire que personne au monde n’est irremplaçable, il est vrai que personne n’a remplacé cet être doué pour tout, qui sentait instinctivement ce qui allait être dans l’air du temps, et qui, lorsqu’on se moquait de son trop grand modernisme, répondait : « Il n’y a pas de précurseurs, il n’y a que des retardataires ».

Patrick Mauriès, Le Style Cocteau, éd. Assouline, 80 p., 55 ill., 99 F.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°502 du 1 décembre 1998, avec le titre suivant : L'esprit Cocteau

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