Arlequins et saltimbanques

L'ŒIL

Le 1 décembre 1998 - 1743 mots

Les chefs-d'œuvre de Picasso du Metropolitan Museum of Art de New York sont confrontés, le temps d'une exposition, aux œuvres du Musée Picasso qui les accueille à Paris. Centré sur les périodes bleue et rose ainsi que sur les prémices du cubisme, ce rassemblement met en lumière les thèmes et les recherches du jeune Picasso.

Le prêt exceptionnel d’une vingtaine d’œuvres de l’un des plus grands musées du monde constitue un enjeu important de cette exposition : le rapprochement ou la confrontation, pour la toute première fois, de pièces sœurs des deux institutions qui, tout en donnant au public l’occasion de découvrir des dessins du Musée Picasso encore jamais montrés, va lui permettre de mieux appréhender l’intérêt et la qualité des chefs-d’œuvre du Metropolitan Museum of Art des périodes bleue (1901-1903), rose (1904-1905) et des débuts du cubisme (1906-1909). En ce début de siècle, où il se partage entre Paris et Barcelone, deux univers touchent Picasso : celui des mendiants et des prostituées, tout comme celui, également marginal, du cirque et des saltimbanques, traités dans la même veine douloureuse et sentimentale.

Un Arlequin aux sinuosités Modern Style
La peinture magistrale de l’Arlequin qui ouvre le parcours de l’exposition est, à cette date de 1901, particulièrement exemplaire du cheminement du jeune Picasso à la croisée d’influences multiples : celles, encore toutes pénétrées de symbolisme et d’Art Nouveau de la Barcelone moderniste, chevauchant la découverte décisive de la peinture française, impressionniste et post-impressionniste, à Paris lors de l’Exposition Universelle de 1900. Figure toute baudelairienne de la mélancolie, cet Arlequin aux sinuosités Modern Style, encore amplifiées par un fond décoratif floral, appartient à un ensemble de scènes de buveurs et buveuses d’absinthe – dont le célèbre Les Deux Saltimbanques du musée Pouchkine de Moscou, version jumelle du tableau du Metropolitan – nettement dérivées des grands exemples de Manet, Degas ou Lautrec. Bel exploit que celui réalisé par Picasso qui surmonte, à travers cet exercice de style, le handicap d’un sujet misérabiliste, usé jusqu’à la corde par ses illustres prédécesseurs, et le transcende par des trouvailles formelles inédites : absence d’expression psychologique, grossissement et disproportion des volumes – ici la main énorme et volontaire –, qui resteront sa marque de fabrique et compensent, par leur brutalité, le caractère déliquescent et maniériste de la composition. Le charme ambigu de cette œuvre tient précisément à son syncrétisme plastique qui table sur l’écart plutôt que sur le pastiche, empruntant à Nadar le masque enfariné et poétique de son Pierrot, à Lautrec – dont Picasso, depuis son arrivée à Paris, copie avidement les scènes de café-concert et les affiches comme le prouve le cancan endiablé de la gouache Jardin de Paris de 1901 –, à Gauguin, sa ligne synthétique et ses aplats de couleurs fortes.
Nul ne s’étonnera que, malgré ces stigmates fin de siècle, la puissance et la modernité de cette figure n’aient pas échappé à un expert en la matière : l’avocat John Quinn (1870-1924), un des plus grands amateurs américains d’art d’avant-garde, qu’il contribua à introduire auprès des institutions de son pays, notamment lors de la première exposition d’art moderne du Metropolitan Museum of Art en 1921. Collectionneur d’œuvres maîtresses de Seurat, Douanier Rousseau, Brancusi et Matisse, il possédait quelque quarante peintures cubistes et néoclassiques de Picasso, souvent acquises par l’intermédiaire d’Henri-Pierre Roché – des chefs-d’œuvre comme le Portrait de Wilhelm Uhde (1910, collection particulière) ou Les Trois femmes à la fontaine (1921, New York, The Museum of Modern Art). La plupart aboutiront souvent, longtemps après sa disparition, dans les grands musées d’Outre-Atlantique, ou reviendront, via Paul Rosenberg, le marchand de Picasso, au Musée national d’art moderne à Paris, comme La Fillette au cerceau de 1919.

Des saltimbanques au regard absent
Les deux autres images de saltimbanques prêtées par le Metropolitan Museum, la gouache aux tons saumonés du Jeune saltimbanque et le croquis à l’encre aux lignes sèches, provenant de la collection du prestigieux photographe Alfred Stieglitz, relèvent d’une autre veine : celle élégiaque et apollinarienne de la période rose. On sait que l’œuvre majeure de ce moment est la toile monumentale de la National Gallery de Washington, La Famille de saltimbanques, où, dans un espace vide, quatre hommes et deux femmes en costume de cirque font cercle, figés, le regard absent. Volontiers interprétée comme une œuvre autobiographique, dominée par le peintre lui-même, en habit d’Arlequin, protecteur d’une mystérieuse jeune ballerine, elle réunirait les figures-clef de la fameuse « bande à Picasso » : Apollinaire dans le rôle du bouffon, en maillot écarlate, André Salmon en porteur de tambour, d’une nudité toute antique et Max Jacob en chérubin bleu. À l’écart du trio de poètes, la muse du peintre, Fernande Olivier, sa compagne du Bateau-Lavoir, est travestie en Majorquine. Autour de cette vaste allégorie de la vie d’artiste qui rappelle, par son caractère élégiaque et ses couleurs poudrées, certaines Fêtes galantes de Watteau mais descend incontestablement du Vieux musicien de Manet, avec ses figures découpées « comme des cartes postales », et du Joueur de fifre par son absence délibérée de toute narration, Picasso a créé une constellation de pièces dérivées du même thème. Elles sont hantées par les vers du Mal Aimé, traversés par le mythe de l’errance et de la sacralisation d’Arlequin comme archétype du créateur artistique : « L’Arlequin blême (...) ayant décroché une étoile / Il la manie à bras tendu » (Spectacle, première version manuscrite de Crépuscule, adressée par Apollinaire à Picasso sur une carte postale en 1905). Afin de souligner l’importance de cet exceptionnel jumelage artistique, le petit Arlequin frêle du Metropolitan est rapproché de deux dessins du musée Picasso : Famille de Saltimbanques qui est dans la mouvance du fameux dessin du Fou tenant un enfant, dédicacé et donné par Picasso à Apollinaire – qui, à sa mort en 1918, possédait une centaine d’œuvres du peintre –, ainsi qu’une feuille d’études associant symboliquement la silhouette d’Arlequin à des portraits-charge d’Apollinaire, reconnaissable à sa bouille piriforme. 

Une élégance toute maniériste
Profil de médaille, pourpoint et collerette, une main posée sur la hanche, l’autre sur le cœur, en digne héritier des portraits aristocratiques de Bronzino. C’est sans doute son élégance toute maniériste qui séduisit le premier propriétaire du Jeune saltimbanque, l’illustre Paul Guillaume (1893-1934). Ami d’Apollinaire avec qui il publia, en 1914, le premier album consacré à l’art nègre, conseiller et marchand du Docteur Barnes, il avait constitué une collection d’œuvres de Renoir, Cézanne, Matisse, Picasso, Derain et Soutine, entre autres, qui formera le noyau du Musée de l’Orangerie à Paris. Ce visage, dont on retrouve les traits impénétrables, de plus en plus marqués par une stylisation primitiviste, jusqu’à la fin de la période rose et notamment dans Les Deux frères (1905) du Kunstmuseum de Bâle, est le modèle d’autres grands portraits de la période, d’inspiration plus naturaliste quand le jeune homme pose dans une blouse de coutil bleue (Le Garçon à la pipe de la collection Whitney, New York) ou, plus archaïque quand ses gestes se font hiératiques, notamment dans les œuvres réalisées entre 1905-1906, à Paris où à Gósol, dans le Val d’Andorre. Dans l’œuvre de Picasso, le petit village pyrénéen occupe une place comparable à celle du Pont-Aven de Gauguin. C’est le lieu d’émergence d’un primitivisme qui doit autant au contact avec une nature encore sauvage et un peuple rustique, qu’à la prégnance de la statuaire ibérique du Ve au IIIe siècle av. J.-C., révélée par les fouilles de Cerro de los Santos. Visage lisse, pommettes hautes, yeux largement fendus en amande : les traits ibères caractéristiques vont modeler tous les visages – durs, fermés, impénétrables –, dessinés ou peints à Gósol. Ils s’accordent indifféremment avec les figures féminines de La Coiffure, contemporaine du Portrait de Gertrude Stein, au faciès moulé en un masque androgyne, qu’avec celles des jeunes Andorranes, représentées boutonnées jusqu’au col, le profil emprisonné dans un fichu (Femme andorrane, Deux Femmes andorranes) ou encore avec ceux des athlètes nus, les bras levés et un pied en avant, comme les Kouroï helléniques (Jeune homme nu sous un arc) qui serviront de prototypes aux Demoiselles d’Avignon en 1907. Si la présence de La Coiffure, par son ampleur, sa palette raffinée et son sujet qui la rapproche des grandes allégories vénitiennes sur le thème de la vanité, constitue un des grands événements de l’exposition, le Portrait de Josep Fontdevila (un ancien contrebandier du village, âgé de quatre-vingt-dix ans), issu de la prestigieuse collection de Florene M. Schoenborn, est, au même titre que celui de Gertrude Stein, une œuvre clef dans l’histoire du portrait au XXe siècle. Par chance, le Musée Picasso possède trois études au crayon qui, présentées pour la première fois avec la peinture, permettent de suivre l’évolution du travail de Picasso. Avec son cadrage serré et l’absence d’expression psychologique, le tableau, bien qu’encore marqué par le réalisme de l’étude initiale du paysan au crâne ras, aux joues creusées par les rides et mangées de barbe, a déjà un caractère iconique prononcé. En revanche le dessin final, où le visage cède la place à un masque anonyme aux arêtes aiguës, aux orbites vides flottant dans l’espace, représente une étape décisive vers le cubisme.

Du visage au masque
Les deux portraits cubistes prêtés par le musée américain, la peinture du Buste d’homme de 1908 et le dessin à l’encre de la Tête d’homme de 1909 incarnent le prolongement de cette recherche de réduction du visage au masque, puis de géométrisation par plans morcelés. Dérivé de la formule mise au point par Picasso, dès 1906, à partir de son propre visage, avec l’Autoportrait rose du musée Picasso suivi par l’Autoportrait de la Národni Galerie en 1907 – buste en gros plan cadré serré, stricte frontalité, monochromie et symétrie des formes –, le Buste d’homme de 1908 relève de cette phase initiale du cubisme, dominée par l’influence africaine et particulièrement par les masques Fang et Bambara que Picasso, comme Braque, Derain ou Matisse, commençait à collectionner. Avec la Tête d’homme de 1909, où le visage, tout en étant décomposé en facettes aiguës, garde un fort relief et reste reconnaissable, on est au cœur du système cubiste cézannien, matérialisé en bronze avec la Tête de Fernande (1909), entièrement modelée en petits volumes alternativement creux ou pleins, accrochant la lumière : un pari sur la forme ouverte qui la désigne comme la première sculpture moderne.

Paris, Musée Picasso, jusqu’au 25 janvier. À lire : Picasso 1901-1909, hors série publié par les éd. de la Réunion des Musées nationaux-Journal des Arts, 20 p., 46 ill. coul., 30 F.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°502 du 1 décembre 1998, avec le titre suivant : Arlequins et saltimbanques

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