La sculpture à pleine page

Entretien avec Anne Pingeot

Par Adrien Goetz · L'ŒIL

Le 1 décembre 1998 - 1579 mots

À l’occasion de la sortie du livre Mille sculptures des musées de France recensant les plus belles pièces conservées en province, entretien avec Anne Pingeot, conservateur en chef du département des sculptures du Musée d’Orsay. De Préault à Rodin, de Barye à Matisse en passant par les petits maîtres néoclassiques, un tour d’horizon de la sculpture, souvent méconnue, du XIXe siècle.

Anne Pingeot, vous avez été le commissaire général d’une exposition mémorable en 1986, au Grand Palais, la première consacrée à la sculpture française au XIXe siècle. Comment jugez-vous, plus de dix ans après, le résultat du processus de réhabilitation amorcé ?
Il est spectaculaire. La même année, l’ouverture du Musée d’Orsay joua un rôle déterminant : dans la grande nef de l’ancienne gare, la sculpture triomphait car on ne pouvait rien exposer d’autre sous la voûte de verre, jouet du soleil. Dans la décennie 1990, presque tous les grands musées de France se sont dotés de galeries de sculptures, ressuscitant celles du XIXe que l’on avait démantelées après la guerre. Entre autres, Rouen (1992), Amiens (1993), Nantes (1993), Cambrai (1994), Grenoble (1994), Valenciennes (1995), Nogent-sur-Seine (1995), Lille (1997), Lyon (1998). Un feu d’artifice. Partout on a restauré les œuvres, on les a réveillées grâce à une juste lumière, on a établi des catalogues scientifiques. Un immense travail a été accompli. Longtemps souterrain, il éclate aujourd’hui au grand jour, grâce aux équipes de conservateurs. Ce livre est aussi le reflet de ce changement dans l’histoire de la présentation des collections de nos musées.

Il rappelle également la présence de la sculpture sur les places des villes de France et les nombreuses disparitions liées aux refontes lors de l’Occupation.
Citez aussi un autre ennemi de la statuaire : la voiture. Les deux revendiquent à leur profit l’espace public. Les trente Glorieuses ont été plus néfastes aux statues que la Première Guerre mondiale. À Nantes, on a nettoyé le Champ de Mars en envoyant les Allégories des Continents, aujourd’hui sur le parvis d’Orsay, à la décharge publique. Le retour de la bicyclette sera peut-être favorable à la réinstallation des statues dans les villes ! Les plâtres, qui permettraient de refaire les œuvres détruites, ont eux aussi bien souvent disparu des réserves et dépôts municipaux, où on les conservait mal parce qu’on ne leur accordait pas l’intérêt qu’ils méritaient. Seule la Ville de Paris a su sauvegarder sa collection grâce à la conviction de Thérèse Burollet qui a obtenu le transfert des modèles dans un dépôt à Ivry.

Dans Mille sculptures des musées de France, on se rend bien compte qu’une sculpture est rarement une œuvre unique au XIXe siècle. On voit en effet des plâtres, des répliques, des tirages en modèle réduit. Quel rapport entre le plâtre du Lion de Barye, aujourd’hui au musée de Lyon, et celui qui se trouvait en bronze sur les dessertes des salles à manger ?
La sculpture du XIXe siècle se faisait par étapes. Une esquisse, puis un petit modèle que l’artiste agrandissait. Son projet achevé, il faisait appel à un mouleur qui tirait un plâtre stable de l’original périssable. D’autres praticiens traduisaient ce modèle en pierre, marbre, bronze ou en matériaux plus précieux encore. L’une des conséquences était que les artistes pouvaient conserver autour d’eux, toute leur vie, leurs plâtres qui n’avaient plus d’usage après avoir servi. D’où ces gypsothèques – musées personnels – dont on n’a pas l’équivalent dans le domaine de la peinture : Canova à Possagno près de Venise, Thorvaldsen à Copenhague ou, en France, David d’Angers, Carpeaux, Rodin, Bourdelle, Maillol. Ces plâtres, plus proches de l’artiste que les œuvres définitives témoignent de sculptures dont les « originaux » ont été détruits et dont les réalisations définitives sont dispersées. Ensuite, si l’œuvre plaisait, et c’est le cas du célèbre Lion de Barye, elle était éditée. Barye fit lui-même les réductions, mais le plus souvent les interventions d’Achille Collas et de Sauvage étaient sollicitées pour obtenir des réductions mécaniques. Les fondeurs-éditeurs représentaient une grande industrie du XIXe siècle où les Delafontaine, Thiébaut, Susse ou Barbedienne jouèrent un rôle dans l’histoire du goût. Mais il pouvait y avoir des réductions bon marché en plâtre, celles que vendaient les petits marchands ambulants. La sculpture est au XIXe siècle un art populaire : Zola en installa dans la chambre de Gervaise. L’étude de ces modèles, reproduits et vendus à grande échelle, reste à faire.

L'histoire du goût tend à dénoncer la sculpture comme un art qui serait toujours en retard d'une décennie sur les révolutions de la peinture.
La sculpture est un art coûteux et pesant qui dépend donc des commandes et des commanditaires, le plus important étant l’État. Regardez l’Oreste réfugié à l’autel de Pallas de Simart, montré en plâtre au Salon de 1839 et que Ingres qualifiait de « plus belle sculpture des temps modernes ». Était-ce le romantisme de la pose ou les plis du ventre que dessine la lumière de la cour intérieure où il est aujourd'hui exposé, qui le firent envoyer au Musée des Beaux-Arts de Rouen en 1841 ?

Si Oreste est un titre classique, Tuerie de Préault est davantage romantique.
Œuvre acceptée par le jury au Salon de 1834 pour être accrochée « comme le malfaiteur au gibet » afin de dénoncer les excès du romantisme. Le bronze, acheté par l'État vingt-cinq ans plus tard, en 1859, déposé au Musée de Chartres en 1870, y fut longtemps méprisé puisqu'on voit encore les coulures de pluie dues à son séjour dans le jardin du musée. Une magnifique et courageuse exposition, qui sortait, pour le coup, des sentiers battus, au Musée d'Orsay, à Blois et au Musée Van Gogh d'Amsterdam (L’Œil n°487), a permis de redonner sa place au grand artiste que fut Préault. La grandeur du XIXe siècle consiste à tirer de nouvelles œuvres d'un passé connu et admiré. Géricault dans son célèbre groupe Satyre et Nymphe rendait hommage à Michel-Ange tout en modelant un chef-d'œuvre. C'est ce que les historiens qui prétendaient à toute force faire l'histoire des avant-gardes n'ont pas vu et qui explique l'aveuglement dont ont souffert si longtemps ces sculptures.

On peut s’étonner de trouver Rodin dans ce livre, alors que l’on penserait volontiers que tout est réuni dans le Musée Rodin de Paris et celui de Meudon.
Tout simplement parce que le XIXe siècle fut un âge d’or des sociétés savantes provinciales. Les achats de la commission des Beaux-Arts de Lyon, du vivant de Rodin, et les dons des collectionneurs lyonnais furent exemplaires. À Bordeaux, à la suite de l’exposition organisée par les Amis des Arts en 1906, la Figure assise (Cybèle) entra au musée. Rodin donna à Lyon, Marseille, Strasbourg, et il faut lire les récentes publications d’Antoinette Le Normand-Romain à ce sujet. Cet attachement d’artistes et de collectionneurs à « leurs » musées est réconfortant. Il existe encore, bien sûr. Par exemple, Le Cri fut offert en 1978 par le fils de l’écrivain Georges Rodenbach, auteur de Bruges la morte, au musée de Toulon. Son père avait connu Rodin par l’intermédiaire de Mallarmé ou de Mirbeau. Dans ce petit plâtre, le torse coupé fait converger la vue vers la bouche ouverte. Ce que Rodin enlève ajoute à l’intensité.

Camille Claudel est très populaire. Mais si l’on regarde son œuvre en faisant abstraction de sa vie, a-t-elle jamais réussi à faire autre chose que du Rodin en plus doux ?
Certes, dans L’Âge mûr, elle a exploité la veine de son maître, mais la tension de la mise en scène est due à sa douleur. Camille Claudel a apporté du nouveau, notamment dans le petit format. Je pense aux sculptures en onyx qui sont au Musée Rodin, Les Bavardes et La Vague. La petite Châtelaine du musée de Roubaix nous confirme sa sensibilité pour l’Art Nouveau avec les entrelacs de sa chevelure. Ce buste a été acheté par souscription publique, à l’initiative de Bruno Gaudichon qui fut l’un des premiers à s’intéresser à Camille Claudel. C’est la noblesse du métier de conservateur de se battre pour faire entrer des œuvres mal connues dans les collections. Le conservateur de Roubaix a récidivé en donnant à Mille sculptures un chapitre sur la sculpture figurative en France dans la première moitié du XXe siècle, qui eut été impensable il y a dix ans. Les efforts d’Emmanuel Bréon au Musée des années 30 de Boulogne-Billancourt, qui ouvre ce mois-ci d’ailleurs, vont dans le même sens.

Que pensez-vous de l’emploi de différentes techniques par un même artiste ?
Nombreux furent les sculpteurs qui pratiquèrent la peinture comme Carpeaux, qui dans ses toiles, avec sa fougue et sa nervosité, capta l’atmosphère du Second Empire. Mais plus importants furent les peintres qui se firent sculpteurs. Daumier, Degas, Gauguin, mais pas Renoir, révolutionnèrent la sculpture. L’histoire est faite de ces transgressions autant que des continuités revisitées. C’est ce que montre ce livre novateur, qui ne concerne pas que la France du XIXe siècle. C’est même l’une de ses principales qualités que de permettre un parcours qui va de la Vénus de Laussel au Song of Mountains d’Anthony Caro. Il y a vingt ans, nous n’aurions jamais pensé qu’un tel rassemblement fut possible. Grâce au réveil des grands musées, le pari de faire regarder à nouveau la sculpture et surtout de faire aimer ces œuvres oubliées, quand elles n’étaient pas détestées, est aujourd’hui presque gagné. Ce livre est un jalon, mais c’est aussi un bel arbre qui portera de nouveaux fruits.

Mille sculptures des musées de France, sous la direction de Jean-Loup Champion, Gallimard, 470 p., 1000 ill., 620 F.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°502 du 1 décembre 1998, avec le titre suivant : Entretien avec Anne Pingeot

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