Musées de sociétés

L'ŒIL

Le 1 février 1999 - 1592 mots

Ne cherchez pas ici ce que les spécialistes appellent des « musées de société » liés à l’histoire, l’ethnographie ou les arts et traditions populaires. Il s’agit ici de musées de grandes sociétés, des lieux de mémoire créés par certaines marques françaises comme Louis Vuitton, Hermès ou Mauboussin pour protéger leur patrimoine familial. Cinq d’entre eux ont entrouvert pour nous leurs portes.

Chez Louis Vuitton, voyager en beauté
Rue du Congrès à Asnières, le temps s’est arrêté en 1859, date de construction de la villa et des ateliers du malletier Vuitton. Dans le grand salon, devant les fauteuils crapauds, on va sûrement allumer les bûches posées dans la cheminée de céramique verte ; près du billard, un long coffret spécialement conçu par le propriétaire des lieux enferme les queues d’acajou et un large Chesterfield attend les joueurs ; on entend presque le chant des oiseaux peints sur le verre de la véranda. Non, ici, rien n’a changé depuis plus d’un siècle, le charme est intact, et dans ce lieu préservé, on comprend immédiatement quel a pu être l’art de vivre de cette dynastie d’hommes de goût et de talent. Pour nous faire comprendre l’ingéniosité déployée au cours des décennies pour arriver jusqu’à notre indestructible sac Keepall, au premier étage de la maison, les chambres ont été transformées en un petit musée dans lequel on a disposé les créations les plus subtiles, les commandes spéciales qui ont fait le succès de la marque, les objets dessinés par les artistes contemporains ainsi que des photographies et des documents... « Voyager intelligemment », c’est cet art que Vuitton a voulu créer en imaginant des malles, des valises ou des sacs adaptés aux besoins des élégants de son époque. Avec l’apparition des voies ferrées, des paquebots, et bientôt de l’aviation et de l’automobile, la nouvelle marotte est de parcourir le monde. Depuis les malles conçues sur mesure pour emballer les robes volumineuses de l’impératrice Eugénie ou les valises isothermes fabriquées pour transporter les fruits préférés d’Ismaël Pacha, les cours royales, les femmes du monde et les artistes se fournissent chez Vuitton en malles-cabine, cartons à chapeaux, nécessaires de toilette, paniers à pique-nique et autres malles pour automobile, malles-secrétaire ou malles-lit de repos. La visite de ce musée insolite à deux pas de Paris nous mène également aux ateliers, où des artisans réalisent encore, de nos jours, les commandes spéciales avec le même savoir-faire que jadis. Ici le temps ne compte pas, et, même les outils utilisés sont « d’époque »...

Chez Morabito, l’écaille en majesté
Le nom de cet artisan d’origine italienne est associé à l’idée qu’on se fait des plus beaux sacs conçus au monde dans la peau de crocodile. Mais on oublie que le grand-père de l’actuel propriétaire était d’abord « tabletier-enjoliveur », mélangeant au travail de l’écaille métaux et pierres précieuses. De nos jours, il est interdit d’importer en France la tortue Caret, espèce menacée d’extinction, et les rares objets d’écaille que l’on peut encore admirer se trouvent dans les vitrines des collectionneurs. Qu’elle soit translucide, blonde ou brun foncé, cette matière, connue dès l’Antiquité, est arrivée en Europe au XVIe siècle avec les navigateurs portugais. Tout d’abord utilisée par les ébénistes florentins pour de savants placages, elle est redécouverte par Charles-André Boulle qui l’associe à ses bois précieux. L’écaille, sous toutes ses formes, est à nouveau à la mode sous Napoléon III, non seulement pour la décoration mais aussi pour de luxueux objets du quotidien : peignes ornementaux, barrettes, tabatières, nécessaires de voyage, et ce jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. En hommage à son grand-père, Jacques Morabito a réuni une collection d’objets des XIXe et XXe siècles, fabriqués au cœur des ateliers de la maison, parmi lesquels des minaudières, des manches d’ombrelles, des petites boites incrustées d’or ou des sacs en peau de renne ou de crocodile dont les fermoirs d’écaille sont agrémentés de lapis-lazuli, d’émail ou de nacre gravée. Détail charmant qui donne une âme à cette collection : de nos jours encore, des jeunes filles ayant hérité de ces objets-culte comme d’autres d’un bijou, les rapportent à la boutique pour les offrir au musée.

Chez Bouilhet-Christofle, travail d’orfèvre
Préserver et transmettre le patrimoine familial, tel a été le souci d’Henri Bouilhet, trente ans après la création de la manufacture par son oncle. Au cœur de Saint-Denis, dans un lieu stratégique entre canal et voie ferrée, Charles Christofle avait construit en 1830 son habitation et ses ateliers, village dans la ville, tout de briques rouges rehaussées de volets verts. Le site est intact, les ateliers tournent de la même manière et la maison abrite dorénavant un petit musée de l’orfèvrerie. Environ deux milles pièces ont été rassemblées ici, racontant la vie et les caprices des personnalités de ce monde : le grand service à la française commandé par Louis-Philippe, premier client important de la maison, pour le château d’Eu, le service Peau de Lion réalisé pour la Païva en 1868, la vaisselle réalisée pour les premiers avions, les wagons-lits, les paquebots Provence, Île-de-France et Normandie. De nombreux artistes ont également collaboré à l’art de la table de Christofle. Des assiettes dessinées par Cocteau, Labisse ou Vasarely côtoient le vermeil et l’argent d’inspiration arabisante en vogue au siècle dernier, les pièces d’influence japonisante ou la lampe Pivoine éclairant l’Exposition Universelle. Auprès des dinanderies de bronze patiné, on peut voir enfin, dans les vitrines, les grands noms de l’Art Déco comme Gio Ponti ou Süe et Mare. Et puis, collant à l’actualité, le Globe dessiné par Sylvain Dubuisson pour le Mondial, Saint-Denis oblige.

Chez Hermès, l’amour des objets bien faits
Ici, tout a commencé par l’achat d’une canne à système enfermant une ombrelle et chinée par Émile Hermès, petit-fils du fondateur de cette dynastie de selliers-harnacheurs. Il avait douze ans et avait cassé sa tire-lire en vue de cet achat d’importance. Ce fut le début d’une sublime collection d’objets, meubles et tableaux, poursuivie par ses descendants « avec la passion comme fil conducteur », précise Jérôme Guerrand, président de l’Association Émile Hermès. Ici, c’est le monde du cheval et du sport. Afin de conserver les objets utilitaires de cet univers et de motiver les artisans travaillant avec lui sur la perfection du détail, Émile avait choisi de rassembler des œuvres concernant l’art équestre, l’automobile et la vénerie. Au troisième étage du « 24 Faubourg », ainsi que le nomment les familiers de la maison, dans le bureau aux boiseries blondes, celui d’Émile, on a disposé les pièces de la collection, simplement, naturellement, pour le plaisir de l’amateur. Dans une atmosphère chaude et intime, autour de la table de travail gainée de cuir fauve et sous Le Duc attelé, dessin d’Alfred de Dreux ayant servi de logo à Hermès, voisinent  des souvenirs historiques et des photographies de famille. « L’amour vous le donne » dit l’inscription d’un flacon à sel frôlant un collier de chien ayant inspiré la fameuse ceinture ; une voiture à chèvre fait pendant à des objets d’attelage des présidents de la République ; les éperons du Prince impérial sont posés dans leur écrin de velours ; ça et là, des couteaux de vénerie, un harnais et ses broderies en provenance de la Cour de Roumanie, toutes sortes d’objets disparus qu’on tente, pour le plaisir du travail bien fait, de retravailler à l’identique, toutes sortes d’objets « coups de cœur », amassés, au cours des décennies, par des passionnés de perfection artisanale, toutes sortes d’objets rares et curieux, qui traduisent l’excellence de l’univers Hermès.

Chez Mauboussin, des bijoux qui ont une âme
Mauboussin, maison familiale qui a ouvert – modestement – ses portes en 1827, est devenue, de père en fils et en neveux, l’un des plus grands joailliers du monde grâce à l’audace et au sens artistique de ses propriétaires. Ici, de tous temps, on a innové. Premier à importer les perles dont Patrick Mauboussin est encore, de nos jours, le grand spécialiste, premier à concevoir des expositions sur le thème de l’émeraude, du rubis ou du diamant qui le sacrera « joaillier de la couleur » dès les années 30. Plus proche de nous, premier à créer des fabuleux automates, alliant les techniques utilisées par la NASA aux méthodes les plus mystérieuses des compagnons du XVIIIe siècle. Lointain fantôme, l’impératrice Eugénie, collectionneuse enragée de parures importantes rehaussant ses toilettes chamarrées et volumineuses, lança Mauboussin. Elle fut soutenue par l’empereur, préoccupé de ranimer le commerce de luxe. Celui-ci donna le bon exemple en faisant remonter pour elle les bijoux de la couronne par Mauboussin. Fière de son impériale clientèle, Mauboussin, en 1928, sortit d’un coffre l’émeraude de vingt-quatre carats offerte par Napoléon à Joséphine. Ce fut, bien évidemment, le clou de l’Exposition des Artistes Décorateurs. De ces pierres qui ont une histoire, la maison a gardé des exemples exposés dans une vitrine-écrin conçue selon le modèle réalisé pour cette exposition par Pierre Mauboussin qui cumulait magistralement deux activités, celle de joaillier et celle de concepteur d’avions. Riche d’un passé prestigieux, la petite pièce feutrée réservée aux bijoux de la collection suggère son histoire et offre au regard de l’amateur des objets représentatifs des tendances de chaque décennie, particulièrement celles des années 30 à 50, époque phare durant laquelle des stars comme Marlene Dietrich ou Greta Garbo ne passaient pas par Paris sans emporter un scintillant souvenir de la place Vendôme. Petit coup de chapeau à deux merveilleux artiste : René-Sim Lacaze qui dessina les plus beaux bijoux de Mauboussin et Paul Iribe, qui conçut le catalogue destiné, en 1930, à la clientèle américaine. Mais il y eût aussi Georges Lepape, Charles Martin, André Marty, Barbier ou Léon Bénigni...

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°503 du 1 février 1999, avec le titre suivant : Musées de sociétés

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