Mok Sok Won

Le jardin de bois et de pierre

L'ŒIL

Le 1 février 1999 - 1615 mots

Au sud de la Corée, sur l’île de Cheju, l’artiste Paek Un-chol façonne depuis près de trente ans un lieu magique où végétaux et minéraux se conjuguent pour offrir un espace hautement spirituel. Invitation à une promenade en vert et noir hors du temps.

Séoul, le règne des tours de béton bariolées d’enseignes indéchiffrables à l’œil occidental et des foules à l’oreille collée aux téléphones portables. Pourtant, au cœur de cette extrême Asie grisée par sa modernité surgit parfois une survivance archaïque, tel, observé dans la rue, ce rituel chamanique destiné à protéger une voiture neuve contre les accidents. À 150 km du continent, Cheju est une île volcanique vaste de 1 850 km2 où, peut-être plus qu’ailleurs en Corée, affleure l’héritage animiste. On dit que Cheju possède trois richesses : la femme, le vent et la pierre, triade signifiant la prégnance matriarcale, la fréquence des tempêtes et l’omniprésence de la roche. Le mont Halla, volcan principal, se découpe à l’horizon sous l’apparence d’un profil féminin que les habitants associent à la mère primordiale de l’île. Le long de la côte, les rochers déchiquetés suggèrent des formes humaines, animales et fantastiques, qui appellent autant de légendes.

Faire vivre la légende
Natif de l’île, Paek Un-chol a d’abord étudié le théâtre à Séoul dans les années 1960. Depuis lors, à travers son jardin, c’est en quelque sorte l’âme de Cheju qu’il a entrepris de mettre en scène, en commençant par rassembler quelques pierres au centre ville avant d’acquérir progressivement, à partir de 1971, les 16 000 m2 qui forment Mok Sok Won, littéralement le jardin de bois et de pierre. À la fois architecte, archéologue, collectionneur, sculpteur, photographe, éditeur, Paek s’est voué à son île, à son histoire et à la protection de son patrimoine. Toutes ces dimensions, il les rassemble en une scénographie de la mémoire collective qu’il revivifie dans une forme inédite. En cela on pourrait le considérer comme un poète ou comme un chaman. D’ailleurs, la force de Mok Sok Won, il la puise dans le mythe originel de Cheju que voici : « Une mère géante, celle qui se confond avec le mont Halla, vivait avec ses cinq cents fils. Un jour, la pire famine jamais connue s’abattit sur l’île. Alors que les cinq cents fils étaient sortis pour chercher de la nourriture, la mère tomba dans le chaudron où elle tentait de préparer un maigre bouillon pour sa progéniture, et s’y noya. À leur retour, les fils se jetèrent sur la soupe qu’ils trouvèrent délicieuse. Tous, sauf le plus jeune qui, arrivé en retard, ne trouva qu’un os géant au fond du chaudron. Comprenant alors l’horrible vérité, il injuria ses frères et s’enfuit en hurlant. Tombé dans la mer, il se transforma en l’îlot Chagwi, à l’extrémité ouest de Cheju. Quant aux autres fils, ils furent pétrifiés dans leur douleur éternelle : ce sont eux que l’on voit sous forme de rochers tourmentés au flanc du Young sil, le lieu des esprits. » Le centre du jardin, qui n’a rien d’une construction symétrique, s’appelle justement « lieu des esprits ». Paek raconte que cet ensemble, composé de tours coniques surmontées de pierres-visages, célèbre l’amour de la mère et le désespoir des fils. Outre les menhirs néolithiques et les stûpas des sanctuaires bouddhistes, les pierres dressées font partie de l’imaginaire religieux et culturel coréen. À l’entrée des temples, les promeneurs et fidèles ont l’habitude de prononcer des vœux en disposant les uns sur les autres des cailloux qui forment parfois des tours dépassant la taille humaine. S’identifiant à l’un des enfants perdus de la légende, Paek parcourt l’île à la recherche de pierres-visages qu’il rapporte en son jardin afin de rassembler les âmes égarées des fils matricides dans un geste de consolation symbolique. Souvent trouvées sur le littoral, usées par le vent et la pluie, roulées dans les vagues pendant plusieurs centaines d’années, ces pierres rivalisent par leurs découpes étranges avec les plus merveilleuses créations de l’art. Au matin, le visiteur du « lieu des esprits » surprend les silhouettes minérales, enfin apaisées, en colloque dans la brume. Pour jouer son rôle de récit garant de l’ordre cosmologique, le mythe doit être récité, mimé ou représenté, nous expliquent les spécialistes tel Mircea Eliade. C’est pourquoi le 15 mai de chaque année, date fixée selon une numérologie poétique, le maître des lieux se livre, seul, à une petite cérémonie nocturne en disposant un bol de thé sur une pierre du « lieu des esprits » et en méditant sur la légende. Transmise oralement de génération en génération, l’histoire de la mère primordiale « plus profonde que la mer et plus haute que la montagne » échappe ici au folklore pour demeurer active à travers une composition de pierres vivantes.

Une fable morale
Au début, Paek était regardé comme un fou. Aujourd’hui les touristes coréens et japonais viennent nombreux à Mok Sok Won et la reconnaissance s’est faite officielle avec la protection du site par la province de Cheju. À cause de sa douceur méridionale et de ses plages, l’île est une destination prisée des Coréens, en particulier des jeunes mariés trop peu fortunés pour s’envoler vers les paradis du Pacifique. Pour ces derniers, le jardin de pierre et de bois est une destination obligée. Conduits par les chauffeurs de taxis également guides et photographes, les couples posent dans la barque de pierre disposée à leur intention. Mok Sok Won est aussi un but de promenade populaire. Ainsi, une succession de tableaux de figurines de pierres et de racines assemblées raconte avec humour l’histoire édifiante de Gabdori et de son épouse Suksuni, noms qui incarnent le couple coréen moyen. La fable illustre le combat entre le désir d’absolu et l’attraction du réel : après le temps heureux du mariage, Gabdori cède aux sirènes du matérialisme et tombe dans un destin mesquin avant de se livrer à une introspection salvatrice et d’accéder à la sagesse. Un parcours moral qui invite les jeunes visiteurs à trouver la voie de l’équilibre.

Racines, minéraux et gardiens de tombeaux
En présentant des collections de racines, le jardin se fait musée. À commencer par le ginseng, objet d’un véritable culte en Asie, le thème de la racine végétale est propre à animer l’imaginaire symbolique par son lien avec les puissances souterraines. Jardin mythologique, musée d’histoire naturelle poétique, cabinet de curiosités à ciel ouvert, Mok Sok Won se fait aussi éco-musée : en plus des grandes meules circulaires qui ponctuent les allées, les chaumières qui abritent les collections sont des répliques des habitations traditionnelles qui ont pour la plupart disparues sous les assauts du modernisme au cours des années 60 et 70. Toutes ces richesses sont bien gardées. Des armées de « tong ja sok », littéralement de « jeunes serviteurs de pierre » hérissent les parterres de leurs visages grimaçants. Ces figures sculptées proviennent d’anciennes sépultures aménagées à flanc de montagne en un endroit propice au repos du mort selon les normes géomantiques. Le simple tertre central de la tombe est enclos d’un muret, une stèle identifie le défunt, des gardiens et serviteurs de pierre portant une bougie ou du thé veillent à sa sécurité et à son confort. Avec les chantiers récents, nombre de sculptures funéraires ont été détruites ou ont quitté l’île, victimes du commerce des antiquaires. Dès qu’il le peut, Paek se comporte en protecteur du patrimoine et les achète pour leur donner asile à Mok Sok Won qui en compte aujourd’hui deux cents. Comme les racines et les minéraux, il les considère en tant que supports symboliques et les agrège à la création du jardin.
Tours de pierres figurant les cinq cents fils de la légende, curiosités naturelles, chaumières traditionnelles, sculptures funéraires et jusqu’à un « tol ha ru bang », c’est-à-dire un « grand-père de pierre », l’un de ces ancêtres protecteurs d’un lieu comme il s’en rencontre partout dans l’île, tous ces éléments se réunissent dans « le jardin de bois et de pierre » en une œuvre organique en constante évolution. Plusieurs jardiniers travaillent quotidiennement au placement de nouvelles pièces, à la plantation des parterres ou à l’entretien des chaumières. Conformément à un long courant de la culture asiatique, l’homme est ici un accompagnateur des créations de la nature, son action se limitant à souligner ce qu’elle a placé sous ses yeux et à lui apporter du sens.
Afin de donner une nouvelle ampleur au jardin qu’il modèle depuis trente ans, Paek s’apprête aujourd’hui à créer un nouveau domaine, bien plus vaste mais toujours axé sur le thème de la mère primordiale. Un accord avec le district nord de Cheju vient d’être conclu, au terme duquel le créateur de Mok Sok Won – lieu qui demeurera ouvert au public – offre ses collections à la collectivité territoriale en échange d’une aide à l’aménagement du nouveau site. Paek Un-chol a l’intention d’y rassembler réellement les cinq cents fils sous forme de cinq cents tours de pierres. Il rêve que la cérémonie offerte à la mère primordiale devienne alors une fête collective. Si l’inauguration de la première phase de ce domaine est prévue pour 2001, sa réalisation devant s’étaler sur dix ans, la mère de la légende a d’ores et déjà trouvé en lui le plus fidèle de ses nombreux fils.

Les quelque mille racines d’arbres conservées à Mok Sok Won proviennent du mont Halla où elles ont été récoltées par Paek Un-chol lui-même à une hauteur de 700 mètres. Ces racines se sont ramifiées dans la lave où elles ont pris des formes saisissantes. Leur caractère hors du commun a conduit au classement de vingt d’entre elles en tant que trésors culturels locaux. Elles ne sont pas exposées pour leurs qualités scientifiques mais pour ce qu’elles révèlent de l’extraordinaire de la nature.

Disséminées dans le parc, de petites maisons en moellons de pierres volcaniques reçoivent une couverture de paille arrondie pour ne pas laisser prise au vent. Ces chaumières accueillent également des collections de minéraux de basalte, soit collectés dans l’île, soit acquis sur le marché. La géologie de Cheju, en particulier son sous-sol volcanique, explique sa richesse minéralogique. L’île est d’ailleurs réputée pour ses nombreuses grottes où des stalactites se sont formées, prenant parfois des apparences insolites. Avec ses cinq mille numéros, la collection de Mok Sok Won est considérable.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°503 du 1 février 1999, avec le titre suivant : Mok Sok Won

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