Monet conceptuel

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 mars 1999 - 2510 mots

Les Nymphéas, Le Grand Canal ou Le Pont japonais datent de 1907, 1908 et 1922.
Tirer le maître de Giverny du côté du XXe siècle n’est donc pas un vain calcul d’historiens de l’art en mal de nouveauté. La Royal Academy de Londres prouve, une centaine de toiles à l’appui, la modernité de son œuvre et trois artistes d’aujourd’hui, Bruno Rousselot, Roman Opalka et Monique Frydman, commentent ici ce qu’ils doivent à Monet.

Quarante-trois années durant, Claude Monet a vécu à Giverny. Très exactement la moitié de sa vie. Quand il s’y installe, au printemps de 1883, voilà quarante-trois autres années qu’il n’a cessé d’arpenter les rives de la Seine, du Havre à Paris en passant par Argenteuil, Vétheuil et Poissy. L’aventure collective de l’impressionnisme, qui l’a porté au premier plan de l’actualité artistique parvient à son terme. Monet, qui a participé aux quatre premières expositions du groupe en 1874, 1876, 1877 et 1879, ainsi qu’à la septième en 1882, ne figure pas à la huitième et dernière, pas plus que Renoir ni Sisley d’ailleurs. C’est que les temps ont changé et l’installation du peintre à Giverny en est un signe.
Le choix qu’il fait du petit village normand, à la frontière de l’Île-de-France, est tout d’abord motivé par des raisons pratiques. En 1883, Claude Monet vit avec ses deux fils en compagnie d’Alice Hoschedé et de ses six enfants ; il leur faut une grande maison et le peintre, qui n’y a guère été habitué jusqu’alors, aspire à disposer de grands espaces pour son travail. Celle qu’il trouve à Giverny répond en tous points à ses besoins, d’autant qu’elle est nantie d’un grand jardin et située non loin d’un petit cours d’eau. La courbe de la vallée de la Seine dans laquelle le village s’inscrit assure au site une qualité de lumière tout à fait remarquable qui n’a pas manqué de frapper l’œil du peintre. Tout se trouve donc rassemblé pour lui offrir les meilleures conditions de travail et très vite, en effet, Giverny va s’avérer être pour Claude Monet l’étape décisive de l’Histoire. En 1883, voilà donc neuf ans qu’a éclaté le scandale de l’impressionnisme. S’il est un peintre connu, Monet n’est pas encore un artiste reconnu. Il s’en faut de beaucoup ! C’est précisément dans ce petit village des bords de l’Epte, à l’écart des bruits de la ville et du groupe impressionniste lui-même, que Claude Monet va conquérir ses lettres de noblesse. Elles ont pour nom commun celui de séries ; elles ont pour noms propres ceux des Meules, des Peupliers, des Matinées sur la Seine, des Cathédrales de Rouen, des Londres, des Venise, des Nymphéas enfin, la plus prestigieuse, la plus nombreuse et la plus longue de toutes.
Bien au-delà de l’impressionnisme, l’aventure picturale que Claude Monet va y conduire est unique en son genre parce que le peintre ne va cesser d’y œuvrer en termes d’avenir. La fortune critique des toiles du temps de Giverny est considérable, bien davantage et à plus d’un titre que celles de l’époque impressionniste. Le fait d’avoir jeté l’ancre et de s’être enfin posé allait rapidement permettre au peintre de prendre possession d’un territoire. En le marquant tout d’abord de ses empreintes, puis en le faisant sien, enfin en le transformant comme le réclamait la peinture. Et c’est cette subtile et lente appropriation qu’ont appréciée ceux de ses plus jeunes contemporains qui se sont réclamés de son exemple. Il suffit de parcourir l’histoire de la peinture dans sa plus grande étendue et la diversité de ses propositions, d’Europe en Amérique, pour mesurer combien l’œuvre givernoise de Claude Monet a été interrogée et réinvestie, comment elle a généré toutes sortes d’audaces nouvelles, enfin en quoi elle est fondamentalement pionnière de certaines des aventures les plus extrêmes de l’art du XXe siècle. Et au premier chef, d’une histoire de l’abstraction en ses prolégomènes, telle que l’a instruite Wassily Kandinsky et l’a poussée dans ses retranchements Kasimir Malevitch.

Monet raconté par Kandinsky et Malevitch
Il n’est pas inutile en effet de rappeler le rôle déterminant qu’a exercé sur Kandinsky en 1895, à l’exposition des impressionnistes à Moscou, la découverte de l’un des tableaux de la série des Meules peinte par Monet au tout début des années 90. Dans son ouvrage Regards sur le passé (1912), le fondateur de l’abstraction raconte comment, tout d’abord déconcerté par la manière qu’a Monet de dissoudre le sujet dans des brumes colorées, il en comprit très vite la leçon : « Ce qui s’en dégagea clairement, c’est la puissance incroyable, inconnue pour moi, d’une palette qui dépassait tous mes rêves. La peinture m’apparut comme douée d’une puissance fabuleuse. Je sentais confusément que l’objet faisait défaut au tableau (...). Mais inconsciemment “l’Objet” employé dans l’œuvre, en tant qu’élément indispensable du tableau, perdit pour moi de son importance. » Si le moment n’était pas encore venu de se dispenser de l’objet, la question de son utilité était bel et bien posée. En attendant que Kandinsky prenne pleinement conscience que « l’objet nuisait à sa peinture », comme il le déclara par la suite, et décide de s’en passer définitivement, les Meules de Claude Monet lui avaient du moins dessillé les yeux en lui révélant des possibles qu’aucun autre artiste n’avait jusqu’alors supposés. Ainsi l’exemple de Claude Monet s’imposait-il en amont d’une histoire à laquelle il n’avait pas lui-même songé.
Le cas de Malevitch n’est pas moins révélateur. On ne sait pas toujours l’importance de la dette que celui-ci a reconnu devoir au peintre des Cathédrales de Rouen, comme il l’a magnifiquement formulé dans l’une de ses publications, intitulée Des nouveaux systèmes de l’art, éditée en 1919 à l’École d’art de Vitebsk : « En regardant un jour la collection Chtchoukine, j’ai vu de nombreux visiteurs s’efforcer à discerner les contours de la cathédrale (...) mais comme les taches floues n’en exprimaient pas clairement les formes, le guide nota qu’il avait déjà vu ce tableau autrefois et qu’il se rappelait qu’il était plus net ce jour-là ; il finit par déclarer que le tableau avait déteint depuis. En même temps, il décrivait les charmes et les beautés de la cathédrale. Un visiteur fit une proposition originale, suggérant d’accrocher une photographie de la cathédrale à côté de la toile : le peintre ayant peint les couleurs, la photographie pouvait donner le dessin, et alors l’illusion serait totale. Mais personne n’avait vu la peinture elle-même, n’avait vu les taches de couleur bouger, croître à l’infini. (...) En réalité, tous les efforts de Monet tendaient à cultiver la peinture qui poussait sur les murs de la cathédrale. Ce n’étaient pas la lumière et l’ombre qui constituaient son objectif principal, mais la peinture placée dans l’ombre et dans la lumière (...). Si Claude Monet avait absolument besoin des plantes picturales qui poussaient sur les murs de la cathédrale, par contre, on peut dire qu’il considérait le corps même de cette cathédrale comme les plates-bandes des surfaces-plans sur lesquelles poussait cette peinture nécessaire (...). Lorsque l’artiste peint, il plante de la peinture et l’objet lui sert de plate-bande : il doit alors semer la peinture de manière à ce que l’objet disparaisse car c’est de lui que sortira la peinture que voit l’artiste. » Malevitch ne fut pas le seul à percevoir la peinture de Monet en termes de potentialité abstraite et de relation à l’idée de semis. Quelques années auparavant, David Bourliouk, peintre, poète et théoricien d’origine ukrainienne, l’un des animateurs les plus actifs du futurisme russe, rendit compte sur un ton voisin de l’intérêt qu’avait suscité en lui la contemplation de cette Cathédrale de Monet : « Là, tout près, sous la vitre, poussaient des mousses délicatement peintes (...) ; on aurait dit, et il en était en réalité ainsi, que la peinture avait des racines (...) ». Cette prise de conscience commune, qui fait somme toute de la peinture comme une autre nature, signale quelles ouvertures nouvelles offraient les recherches de Monet. Outre la question de l’objet et de sa potentielle disparition, les séries du peintre inaugurent par ailleurs une autre qualité de réflexion, celle d’une aventure monochrome, telle que l’indication d’« harmonie bleue », d’« harmonie verte » ou d’« harmonie brune » de certaines de ses Cathédrales le présuppose.

Les Nymphéas, vingt-sept ans durant
Dès 1899, Monet allait avec la série des Nymphéas orienter son œuvre vers une investigation jusqu’alors inédite. Dans le temps, tout d’abord, en s’attelant à un motif qui devait devenir comme une signature ; non la marque d’un style mais le sceau incontestable d’une identité. Comme il en est aujourd’hui de cet « outil visuel » en forme de bandes rayées qui signe le travail de Buren, ou de cette forme aux allures d’osselet qui est l’empreinte de Viallat. Dans l’espace, ensuite, en poussant la peinture jusque dans ses retranchements les plus extrêmes et en lui offrant une étendue proprement océanique. Vingt-sept ans durant, Claude Monet a décliné le motif des Nymphéas, mais il lui a surtout inventé un lieu, un espace propre. Si l’on a abondamment glosé sur le résultat plastique de l’œuvre que le peintre a réalisé dans ce contexte, on n’a peut-être pas suffisamment insisté sur la qualité inaugurale de son attitude, de son geste. Dans cette façon pionnière et pleinement contemporaine de se donner à soi-même les moyens de sa quête. Le « projet » des Nymphéas – car c’en est un dont Monet parle dès le début des années 90 et qu’il convient d’entendre au sens le plus conceptuel du mot – est fort d’une création duelle : celle d’un site – le bassin – et celle d’un lieu de travail – le grand atelier. Il s’agit là pour l’artiste d’agir vraiment en qualité d’entrepreneur avant même que d’exercer la peinture. Si le fait est relativement commun aujourd’hui – le Land Art l’a notamment banalisé – il est complètement unique à son époque. Force est donc de reconnaître qu’à cet égard, l’aventure de Monet se situe sinon en modèle tutélaire, préfigure du moins ce qu’il adviendra de certaines avant-gardes dont « les attitudes deviennent formes ». Les travaux d’artistes comme Walter de Maria, Robert Smithson, ou bien encore Jean-Pierre Raynaud, le disputent somme toute à la création du bassin de Giverny. Comme celle du peintre, elles disent cette beauté du monde dont a si bien parlé Bachelard à propos de Monet : « Le monde veut être vu : avant qu’il y eût des yeux pour voir, l’œil de l’eau, le grand œil des eaux tranquilles regardait les fleurs s’épanouir. Et c’est dans ce reflet – qui dira le contraire ! – que le monde a pris la première conscience de sa beauté. »

La liberté de touche
Bien sûr, la fortune critique des Nymphéas passe d’abord et avant tout par la mise en œuvre systématique du principe de la série, ensuite par cette subversion spatiale que portent à l’excès les grandes décorations de l’Orangerie, enfin par cette incroyable liberté de touche qui permet au peintre de lier et délier le motif dans la matière picturale elle-même, instruisant les termes d’une esthétique tant gestuelle qu’informelle. Si les peintres abstraits expressionnistes américains, stimulés tout particulièrement par Clement Greenberg, puisèrent là l’une de leurs sources d’inspiration, André Masson expliqua quant à lui en 1952 dans l’un des numéros de Verve ce qu’il en était de la singularité de cette touche : « ... En tout cas, striées ou balayées de zébrures, giratoires ou folles d’emmêlements, ces violences du pinceau empêchèrent jadis la foule scandalisée de “voir le paysage”. “Éloignez-vous”, lui disait-on. Aujourd’hui inversez le conseil, approchez-vous et touchez de vos yeux la preuve la plus foudroyante du tourbillon que fait éclore l’instinct pictural. » Avec les Nymphéas, il n’y va plus d’un effet de distance mais d’une totale immersion. Monet place le regardeur au beau milieu de la peinture et celui-ci en est littéralement envahi. Parce que l’invasion – bien mieux que l’évasion – est le propre de toute poésie.

Bruno Rousselot, la loi des séries « Rejouer. Une autre partie. Encore une partie. Quand de nouveaux enjeux s’amorcent dans un tableau, je souhaite que ce soit le début d’une petite série, légère et souple, très courte dans le temps. Un petit ensemble de 12, 15 ou 17 toiles – sans plus. Mais le désir de rejouer sans cesse fait que, cinq ans plus tard, j’en suis à peindre mon 63e Concorde ou mon 135e Labyrinthe. Comme chez Monet, la série s’est faite famille, des générations se succèdent, des cousinages se forment ; il y a toujours quelque chose de nouveau à explorer, à modifier, à reprendre. Comme le joueur de poker ne joue pas pour s’enrichir mais pour connaître une fois de plus l’émotion, pour faire une fois de plus l’expérience des limites. Chaque tableau est une partie. Chaque partie succède à une autre. Faire et refaire le même geste, modifier, reprendre, changer. Rejouer pour être de plus en plus précis. » Roman Opalka, la puissance du non-fini « Chaque artiste qui médite ses sources est la résultante de ses propres prédispositions mentales, psychologiques et culturelles, et, tôt ou tard, cet écho historique de l’art du passé va se deviner dans sa propre création ; Monet aurait pu se reconnaître dans Turner, mais il aurait pu se voir aussi dans le sfumato de Léonardo qui existait, déjà, dans la peinture afin de créer la réalité infinie de la profondeur de la lumière ; cette même profondeur chez Monet, fut créée par l’éclaboussement d’un rai de lumière. Transmission consciente ou non de l’œuvre des générations passées, on peut percevoir la logique de cette méditation dans les Nymphéas de Monet, peints comme s’ils étaient semés d’éléments de la nature sans possibilité de retrouver la chronologie de la naissance des plantes : espace pictural sans début, sans fin. C’est l’histoire de mon programme conceptuel de la vie d’un peintre qui, cette fois-ci, ne peint plus comme ses prédécesseurs, des séries de tableaux – Cathédrales, Montagne Sainte Victoire, ou carrés – mais qui, tout simplement, peint la peinture. Sfumato d’une existence. Forme ouverte d’une série de tableaux. Détails, expansion de l’unité depuis le début de sa genèse, toujours assez étant pour être fini par le non fini, par la mort de l’auteur. » Monique Frydman, l’expression du geste « On pourrait croire que les séries sont l’inlassable répétition du même motif ou l’épuisement d’une obsession ou la variation autour d’un même sujet. En fait, la répétition d’un mode de travail – même couleur, même matériau ou même protocole – n’est qu’une façon de traquer dans le va-et-vient entre le hasard et la volonté ce qui en faisant retour dans le tableau ne reproduit jamais le même. Ce qui m’intéresse dans la série, c’est comment par un procédé qui permet de détourner la stéréotypie d’un geste, guidant la main à l’aveugle, revient malgré cela l’expression la plus exacte de la main du peintre et ce qui au plus près, fait sens pour lui dans le tableau. Non pour établir un quelconque inventaire mais pour faire surgir à chaque fois par le hasard ce qui constitue le sujet peintre lui-même. »

LONDRES, Royal Academy of Arts, jusqu’au 18 avril, cat. en français Flammarion 299 p., 160 ill. en couleur, 198 p., 198 F. Et MONTRÉAL, Musée des Beaux-Arts, jusqu’au 9 mai.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°504 du 1 mars 1999, avec le titre suivant : Monet conceptuel

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