Pipilotti Rist

L'ŒIL

Le 1 avril 1999 - 1601 mots

Le 22 avril s’ouvre au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris la décapante rétrospective de la Suissesse Pipilotti Rist intitulée Remake of the Week-end. Des vidéos peuplées de filles blondes sur fond de mer vert émeraude démontrent que la femme est désir et mystère, mystère de l’émotion incarnée dans une figure humaine.

L’art est un incendie, un embrasement. Il naît de ce qu’il brûle. À son contact, le spectateur éprouve un vertige comparable à l’éblouissement que nous ressentons lorsque nous nous trouvons en face de l’autre, l’être aimé, pour éprouver, soudain, la vérité du désir humain. Les œuvres de Pipilotti Rist possèdent cette même force, ce même pouvoir de nous montrer l’espace incertain où les sentiments oscillent entre peur et bonheur. Remake of the Week-end propose l’univers singulier d’un appartement et de sa locataire absente : Himalaya Goldstein. Un salon, une cuisine, une salle de bains, des pièces fictives où il est possible de déambuler au milieu des objets du quotidien. Dans ces lieux, une dizaine d’œuvres vidéos, certaines récentes, d’autres plus anciennes, se juxtaposent et s’enchevêtrent, envahissent les moindres recoins.
Cet appartement expose un espace psychique, celui de Pipilotti Rist, qui tente de redire le monde sous une forme inédite et nous propose de l’appréhender à travers une série d’expériences. En activant le travail d’un inconscient mis sous contrôle de l’irrationnel, elle projette avec une marge d’indéfini son expérience intérieure, celle d’une femme imprégnée par la culture qui l’entoure. La trame de ses œuvres est tissée de la confrontation de ses joies, ses douleurs et leur mise en fiction. La Suissesse Pipilotti Rist n’est pas la seule à opérer ainsi. Nombreux sont les artistes de sa génération qui doutent des anciens modèles de la représentation. Brûler l’imaginaire pour se réchauffer au réel ne leur suffit pas, il faut transmettre, montrer comment leur parole chemine vers la lumière. Le cinéma et la vidéo sont leurs médiums privilégiés. Chez Pipilotti Rist, les œuvres affirment avant tout la plénitude d’une existence confrontée à la condition féminine et à son rapport avec une culture structurée par le désir masculin. C’est justement dans cette fuite vers l’inconscient, dans ce retour vers les territoires de l’enfance, que réside la particularité de l’œuvre de cette artiste. Mais la douceur dans laquelle nous étions autrefois sagement blottis n’est plus. Désormais, avec l’âge, la violence, l’amertume et les passions dévastatrices peuplent notre imaginaire. Pipilotti Rist joue de cet affrontement. Les stéréotypes de notre culture ne sont que de pauvres moyens propres à restaurer la splendeur du quotidien dans nos consciences endormies.
Selbstlos im Lavadad s’intercale dans les lattes brisées du parquet. Au fond du trou béant, un minuscule écran. Vue en plongée, une femme nue nous tend les bras. Elle appelle et nous supplie de la délivrer. À l’arrière plan, un bouillonnement lumineux aux teintes rougeoyantes, laves en fusion qui environnent et cernent ce personnage sans défense. Nous formulons le vœu de la sauver, mais aucune manœuvre, aucun acte ne peut y parvenir. Elle n’est qu’image, signe indéfiniment consumé dans les interstices de notre effroi. Dans le salon, Ever Is Overall (Smash/Flower) s’étale sur un mur. Deux projections vidéos superposées entrent en concurrence. La première, la plus grande, enregistre le jeu du vent dans de vastes champs de fleurs. L’autre, s’amorce sur la vue d’une rue anonyme. Débute alors un long travelling-arrière dont le sujet principal, une jeune femme vêtue d’une robe sophistiquée, avance, l’air joyeux, d’un pas insouciant, presque dansant. Elle balance dans le vide une longue tige terminée par une grappe de fleurs. Une mélodie charmante accompagne l’action filmée au ralenti. Longeant les voitures garées, la femme abat alors sa tige sur la portière de l’une d’elles et en brise la vitre. Elle penche la tête sur le côté, sourit et poursuit son chemin. Surpris par la tournure des événements, on s’interroge. Pourquoi les fleurs ne sont-elles pas abîmées ? Quelles sont ses motivations ? À l’arrière plan surgit un policier qui lentement rattrape la femme. Avec légèreté, elle poursuit sa route, cassant au hasard d’autres vitres, inconsciente de cette présence. Arrivé à sa hauteur, le policier la salue puis la dépasse. La jeune femme esquisse en retour un sourire d’une fulgurante beauté.

Au sein d’une aventure déconcertante
Chacune des vidéos de Pipilotti Rist emprisonne le spectateur au sein d’une aventure déconcertante. Mobiliser nos émotions, calculer le pouvoir d’attraction de son travail résulte d’un long apprentissage de l’iconographie de notre culture. Née en 1962 à Rheintal en Suisse, elle appartient à une époque pendant laquelle les codes de la télévision, les clips, l’imagerie kitsch des dessins animés japonais, la mauvaise musique pop, la violence punk, constituaient le tissu d’un imaginaire issu de la culture de masse. Lors de ses études à l’Institut d’Arts visuels de Vienne, elle découvre combien il est possible de jouer sur la saturation de ces signes « magnifiques », combien les nouvelles technologies permettent toutes les manipulations. Depuis, altération des couleurs, jeux avec la représentation du réel (ses premières œuvres étaient des clips musicaux), constituent l’ordinaire de pièces vidéos qui interrogent sa subjectivité. Pour autant, percevoir son travail comme une esquisse présentant l’intimité d’une femme revient à ne prêter aucune attention au dispositif savant qu’elle organise. Ici, le voyeurisme n’est que le prétexte à une mise en fiction hallucinée. Les images oscillent toujours entre une esthétisation du réel et la présentation d’un univers onirique parfois violent. La maison reconstituée esquisse un espace privé, un espace qu’elle maîtrise parfaitement et à partir duquel s’élabore un récit multiple. Cette saturation des signes baigne dans la lumière de leur absence d’explication. Les mots et les théories sont impuissants face à ce voyage intérieur offert à notre émotion. Cependant, si l’on cherche à saisir la spécificité de la production de cette artiste, la tension qu’elle maintient entre la mobilité de son inconscient et les stéréotypes de la représentation, il convient d’étudier son utilisation du montage cinématographique. Le cinéma et la vidéo considèrent le montage comme l’action de rapprocher deux images pour les associer ou les confronter. Monter, c’est avant tout créer un effet. Ce geste ne résulte pas de la simple addition de deux plans, deux informations, mais bien de sa puissance multiplicatrice, de sa capacité à amplifier les possibilités narratives de chaque cadre, séquence, image ou son. Cette valeur ajoutée apparaît dans le jaillissement d’un sens qui n’était pas présent dans chaque élément. Son utilisation des procédés (brouiller l’image, décaler la séquence de la bande-son) participe de cette stratégie. Chez Pipilotti Rist, le montage est aussi une façon de penser un espace inédit. Il se déroule en premier lieu dans l’organisation des plans de chacune des vidéos. Dans Sip my Ocean, des modèles réduits de meubles tombent au fond d’une mer vert émeraude. Le découpage des longues séquences alterne avec des plans dynamiques au montage rapide. L’esthétique des clips est là, présente, tout juste contrariée par les mouvements aléatoires de la caméra. Dans Mutaflor, la caméra suit indéfiniment les courbes de son corps nu pour s’arrêter sur certains détails anatomiques avant de repartir dans son exploration. Ici, le travelling résulte du collage d’une série d’effets spéciaux. En revanche, dans Shooting Divas (une femme chante seule face à la caméra), un plan-séquence s’installe sans interruption. La voix, décalée, s’arrêtant pour mieux reprendre, constitue un puissant effet de montage sonore. Dans un second temps, Pipilotti Rist refuse l’idée d’un format unique. Chez elle, aucune rangée de télévisions présentant indépendamment une œuvre. Au contraire, l’image est parfois projetée sur un mur ou issue d’un minuscule écran que l’on distingue à peine. Dans d’autres cas, les projections se superposent aux objets et s’interpénètrent. Du salon à la cuisine, tous ces dispositifs sont déclinés pour atteindre leur aboutissement logique dans la fracture du plancher de Selbstlos im Lavadad.

Un corps féminin qui se refuse
La dramaturgie de cette exposition provient d’un montage entre vidéos, formats de présentation et mise en scène de l’espace. Il provient aussi d’un découpage : celui d’un corps féminin qui se refuse. Longtemps, au cinéma et à la télévision, le corps féminin fut morcelé. Son érotisation passait par cette découpe. Montrer, mais pas trop, confortait le désir masculin. Il fallait suggérer l’impudeur sans tomber dans la pornographie. Godard avait compris cela en fragmentant, par le dialogue, le corps de Brigitte Bardot dans ce plan large et fixe du Mépris où elle énumère une à une les parties de son corps à un Michel Piccoli assoupi. Depuis, les films X ont envahi les écrans nocturnes. Des poupées blondes aux gestes maniérés exhibent leurs envies dans les talk-shows et dans des clips souvent à la gloire du machisme ambiant. Prenant acte de ces codes et de cette soit-disante liberté, Pipilotti Rist démontre que la femme est au contraire désir et mystère, mystère de l’émotion incarnée dans une figure humaine. Figure de la révélation ou plus exactement de l’éblouissement, elle incarne le monde dangereux de la beauté. Car la beauté est danger. N’échappe-t-elle pas à tout rapt, à tout asservissement par l’homme ? De cette singularité, l’artiste puise sa puissance. Avec des sons et des couleurs pour attributs, Pipilotti Rist se place dans une position inatteignable. Pour elle, la femme, toute femme, est métaphore de l’image. Comme l’image, ses artifices et ses travestissements tissent les voiles qui séparent le réel de sa représentation. Elle incarne avec bonheur cet embrasement qui résume la plénitude de l’existence. Revendiquer son statut féminin passait par ce mouvement subjectif et irrationnel, par cette fixation dans le montage de relations ouvertes. Aux spectateurs de les percevoir et d’en achever la narration.

PARIS, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, ARC, 22 avril-20 juin.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°505 du 1 avril 1999, avec le titre suivant : Pipilotti Rist

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