Stowe Gardens

Le mariage de la pierre et de l’eau

L'ŒIL

Le 1 mai 1999 - 1490 mots

À 100 km au nord-ouest de Londres se développe en pleine campagne, sur 400 ha pour sa partie principale, un ensemble paysager du XVIIIe siècle où éléments végétaux et architecturaux composent une infinité de scènes pour le plaisir des yeux et de l’esprit.

Des moutons de nuages accrochés à un ciel impeccablement bleu, un vallonnement d’herbe vert émeraude, de vrais ovins en pâture sur les pentes : voici le Buckinghamshire. En parfaite symbiose avec cet environnement, les jardins de Stowe furent, durant tout le XVIIIe siècle, le terrain d’expérimentation de l’art paysager anglais. Ils sont avant tout la réalisation d’une volonté nommée Richard Temple, vicomte Cobham, héritier du domaine en 1697 à l’âge de 21 ans. Un portrait de Jean-Baptiste Van Loo montre ce gentilhomme vers 1740, l’œil aigu, le nez affûté, la lippe faite pour goûter les plaisirs de la chère et laisser tomber des réparties d’humour cinglant. Jusqu’à sa mort en 1749, il s’entoure d’artistes majeurs, parmi lesquels se distinguent le poète Alexander Pope, les paysagistes Charles Bridgeman, William Kent et Lancelot Brown, les architectes John Vanbrugh et James Gibbs. Son œuvre est ensuite poursuivie par son neveu, Richard Grenville, alias Earl Temple, un amateur averti ayant effectué le Grand Tour qui menait alors chaque Anglais bien né vers l’Italie. Malgré les transformations, ce sont les jardins élaborés par ces deux générations qui subsistent. Sorti de la famille en 1921, le domaine abrite aujourd’hui une école privée et retrouve progressivement son éclat avec le concours du National Trust qui mène un vigoureux programme de restauration et de conservation.

La nature est un jardin
« Il sauta la barrière et vit que toute la nature était un jardin » : la découverte imputée à William Kent par Horace Walpole dans son traité On Modern Gardening fut systématiquement appliquée à Stowe, où les parties paysagées et la campagne se fondent, les jardins proprement dits étant séparés du parc par un saut-de-loup. Depuis la petite ville de Buckingham, le visiteur aborde le domaine par le sud en suivant une route droite dont les ondulations laissent bientôt apparaître, en une scénographie saisissante, un arc corinthien qui émerge d’une colline avant de cadrer une vue plongeante sur la façade sud du palais de Stowe. Dans le lointain, le portique se dessine au-dessus d’une coulée de gazon s’enfonçant dans un lac : les jardins multiplient ainsi les jeux d’échelle et les effets cinétiques.

Une vision à la Poussin
Première étape, la Vallée grecque, façonnée par Lancelot Brown à partir de 1747, offre l’équivalent en trois dimensions d’un paysage idéal, la transposition d’une vision à la Poussin. Surmontant la vallée bordée de bouquets d’arbres – vue évoquant quelque Arcadie rêvée – un authentique temple hellénique célèbre la Concorde et la Victoire. Il s’agit du plus important des temples de Stowe, dont l’attribution demeure incertaine, tout entier consacré à la politique expansionniste et aux victoires anglaises dans la guerre contre la France au Canada. Depuis le temple, en se tournant vers la vallée, on aperçoit au fond d’une percée le Monument à Cobham, une colonne commémorative creuse, de près de 32 m de haut, coiffée d’un belvédère d’où la statue du vicomte, maintenant absente, admirait son domaine. Dans les années 1740, James Gibbs dote d’édifices le Jardin de l’est dont l’axe relie le Temple de la reine au Temple de l’amitié. Le bâtiment majeur, visible depuis la plupart des parties du paysage, est le Temple gothique qui participe par son style des retrouvailles avec l’architecture religieuse du Moyen Âge, mais procède d’une inspiration nationale en rendant hommage « aux ancêtres saxons » dont l’organisation politique préfigurait le parlementarisme démocratique cher au vicomte. En contrebas, le pont palladien relie par une élégante galerie les deux rives de la Rivière serpentine. Sommet d’artifice, le pont est ici destiné à franchir une rivière créée de main d’homme, l’ensemble étant pensé pour la multiplicité des points de vue autorisés. L’ouvrage est d’abord fait pour être regardé de loin, comme une fabrique dans un tableau d’Hubert Robert, jusqu’à son reflet dans la rivière. Il est aussi fait pour être parcouru, lentement, car chaque entrecolonnement offre un paysage digne d’une composition de peintre, un paysage vivant, changeant au gré des saisons et animé tantôt du glissement d’un cygne sur l’eau, tantôt d’un vol d’oies dans le ciel. L’ayant dépassé et s’étant retourné, le promeneur découvre que le pont est aussi placé de manière à cadrer une vue du Temple gothique, dédié aux ancêtres, comme il cadre dans l’autre sens une vue du Temple de l’amitié, dédié aux compagnons politiques whigs du vicomte. Peut-être faut-il y voir un symbole du lien entre le vieux et le nouveau monde : le décor peint, aujourd’hui disparu, montrait les portraits de sir Walter Ralegh, le colonisateur de la Virginie, et de William Penn, le fondateur de la Pennsylvanie dont la constitution était tenue par les libéraux comme un modèle de tolérance.

Amours et gloires
Le Jardin de l’ouest, commencé vers 1720, introduit à travers une variation sur le thème de l’amour infidèle, une dimension narrative et baroque dans la disposition des édifices et des ambiances paysagères. Pivot de cet univers, la Rotonde dessinée par Vanbrugh abritait une statue de Vénus, déesse de l’amour certes, mais aussi protectrice des jardins, garante de la fécondité des fleurs et des plantes. Niché dans un creux de verdure, un temple d’inspiration classique, dessiné par William Kent, est dédié à Vénus. À l’intérieur, les peintures mettaient en scène l’histoire de Malbecco, malheureux mari octogénaire de la toute jeune Hellénore, d’après le monument poétique du XVIe siècle, La Reine des fées d’Edmund Spenser. Plus loin, l’Ermitage, un édicule formé de blocs rustiques et adossé à de sombres frondaisons hérissées d’épineux, sert de refuge à la mélancolie de Malbecco. Ces décors aux références mythologiques et littéraires paraissent attendre la mise en scène des opéras de Henry Purcell avec lesquels ils partagent les arguments : pour prolonger l’évocation de l’amour trahi, une Grotte de Didon rappelle l’abandon de la reine de Carthage par son amant Énée. En franchissant l’arc dorique fiché entre deux bosquets de feuillus, pénétrons au cœur du domaine, là où les jardins se resserrent en bordure d’une rivière étroite qui s’écoule au fond d’une vallée de petite dimension, presque intime, où les monuments paraissent des miniatures : ce sont les Champs-Élysées, l’œuvre exclusive de William Kent, élaborée durant la décennie 1730, une tentative de « jardin moral » dans lequel la topographie, les essences des arbres, les architectures et le programme iconographique concourent à un entrelacement de significations philosophiques, politiques et esthétiques. Les Champs-Élysées peuvent être tenus comme le manifeste du jardin paysager anglais, qui est d’abord une protestation de liberté contre la manière française assimilée à l’absolutisme royal. L’attitude qui entend au contraire laisser la nature exercer sa raison, nécessairement bonne, entraîne une méthode pragmatique : rompant avec la prééminence du plan préconçu, William Kent travaillait à partir de simples croquis, à même le terrain, à vue, en peintre qu’il était, jouant des ombres et des lumières, disposant un gazon comme un aplat. Pièce centrale du message politique, le Temple de la vertu antique est un petit bâtiment circulaire à colonnade ionique qui domine la vallée. Pour le concevoir, William Kent s’est souvenu de sa visite au Temple de Vesta à Tivoli. Cet édifice forme le cénotaphe de quatre Grecs anciens tenus pour rassembler l’idéal moral que le vicomte Cobham déplorait ne pas trouver chez ses contemporains : Epaminondas, le général démocrate thébain, Lycurgue, le mythique juriste spartiate, Socrate, le philosophe intègre et Homère, le « Seigneur du chant », tous représentés par des statues placées dans des niches, aujourd’hui sous forme de copies. En pendant du Temple de la vertu antique, une ruine maintenant disparue de construction classique, d’où sortait un buste vêtu à la mode du XVIIIe siècle, était nommée Temple de la vertu moderne : le message était clair.

Vers les Champs-Élysées
En contrebas, sur l’autre rive de la rivière se tient le Temple du mérite britannique, un monument en exèdre autrefois surmonté d’un buste en marbre de Mercure, dieu chargé de conduire les élus sur le Styx vers les Champs-Élysées. Au nombre de seize, les prétendants au séjour éternel figurent dans des niches et se distinguent en deux groupes : à gauche ceux qui se sont illustrés dans le domaine intellectuel, parmi lesquels William Shakespeare, Inigo Jones, l’architecte initiateur du palladianisme, ainsi que les philosophes Francis Bacon et John Locke ; à gauche ceux qui se sont illustrés dans le domaine de l’action, à commencer par le roi Alfred qui prépara la souveraineté anglo-saxonne sur l’Angleterre au IXe siècle. À l’image de ses Champs-Élysées, Stowe se veut dans toutes ses composantes une manière de paradis profane virgilien, un reflet de l’harmonie naturelle sous la forme de paysages dont les bocages vallonnés et les prairies toujours vertes, habités par un peuple d’exception, seraient encore plus vrais que les modèles originaux, le lieu même d’une suprême élévation morale, esthétique et intellectuelle.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°506 du 1 mai 1999, avec le titre suivant : Stowe Gardens

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