Werner Kramarsky, le minimalisme en 2000 leçons

L'ŒIL

Le 1 mai 1999 - 1475 mots

Le New-Yorkais Werner Kramarsky vient de se séparer, le temps d’une exposition au FRAC et au musée de Picardie, d’une partie de son immense collection de dessins contemporains. « Le papier, dit-il joliment, est l’expression la plus intime de l’artiste. Le dessin est à la musique de chambre ce que l’opéra est à la peinture. » À voir à Amiens à partir du 21 mai.

Des traits, des courbes, des formes suggérées, du noir, du blanc. Un travail de matière, un papier sensuel. Pas d’images, peu de couleurs. La collection de Werner Kramarsky est l’incarnation de l’esprit minimaliste et de la sobriété. Ce New-Yorkais qui a toujours vécu dans un contexte artistique riche – sa famille possédait une importante collection impressionniste, dont le fameux tableau de Van Gogh, Portrait du docteur Gachet – a, dès qu’il a été en âge de le faire, choisi sa propre direction : l’abstraction et la géométrie. Il faut dire qu’il tient à avoir une approche intellectuelle de l’art. « Prenez l’exemple d’une œuvre représentant une montagne avec deux personnages » dit-il. « Que peut-on imaginer d’autre en regardant le tableau ? Rien si ce n’est une montagne et ses deux personnages. Tout a déjà été pensé pour le spectateur. Moi je ne veux pas qu’on me dise ce qu’il faut penser. Il n’est pas nécessaire de savoir ce que l’artiste a ressenti en créant l’œuvre. Chacun a sa propre sensation de l’art et l’exprime à sa manière. Il y a des milliers de façons de lire un travail. »

L’art abstrait vous donne comme un nouveau souffle
Werner Kramarsky pousse même sa théorie plus loin. Pour lui l’art abstrait est dans la vie quotidienne un bienfait : « L’art abstrait de bonne qualité vous donne comme un nouveau souffle. D’une certaine manière il résout même les problèmes. » Il aime donner des images pour exprimer sa pensée : « L’art c’est comme un soleil d’hiver, rare et précieux ». De sa collection il admet pourtant qu’elle « donne à penser, qu’elle ne procure pas de sensation immédiate ». Il comprend aussi ses détracteurs : « Beaucoup de gens n’attendent pas ça de l’art. Ils préfèrent le plaisir immédiat de l’impressionnisme. » Avec lucidité il observe cependant une pratique commune : « Nombre d’amateurs achètent avec leurs oreilles. Moi j’achète avec mes yeux. » Inutile donc de préciser qu’il ne suit pas les conseils d’une personne attitrée. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir ce qu’il appelle des « contacts » dans le monde de l’art.

Le papier, c’est une expérience tactile
Werner Kramarsky n’a d’ailleurs pas adopté une démarche classique de collectionneur. C’est un amateur libre... Libre de la réputation des artistes et des opinions du moment. Les œuvres en sa possession ne représentent ni une période, ni une école donnée mais simplement son goût. James Cuno du Harvard University Art Museums résume sa position par une phrase simple : « Il collectionne les dessins, pas les artistes. » Mais pourquoi exclusivement des dessins ? Derrière ses sourcils touffus, les yeux sombres de l’amateur éclairé s’animent. « Le papier c’est une expérience tactile. C’est aussi l’expression la plus intime de l’artiste. Le dessin est à la musique de chambre ce que l’opéra est à la peinture. »
Faire le portrait de Werner Kramarsky c’est énoncer trois traits singuliers mais fondamentaux de sa personnalité de collectionneur. Il a fait de sa passion un métier qui le conduit à aider les jeunes artistes. Pour lui, collectionner c’est aussi avoir une démarche humaniste. Enfin son rapport avec les artistes s’établit au-delà d’un simple échange, dans une véritable relation d’amitié et de confiance.

La passion de l’art à temps plein
Depuis qu’il s’est retiré de la haute administration américaine, Werner Kramarsky vient régulièrement dans un espace dont il a fait l’acquisition dans le bas de la ville à New York, juste en face du Guggenheim Museum SoHo, et qu’il consacre exclusivement à sa collection. C’est là qu’il fait le choix d’accrocher telle ou telle des 2 000 œuvres qu’il possède. L’aventure a commencé il y a une quarantaine d’années. Parmi ses acquisitions du début, il garde en mémoire ce dessin de Jasper Johns acheté en 1958 pour 175 dollars. « À l’époque je bâtissais ma famille. C’était une priorité. J’ai mis six mois pour le payer. Nous étions un tout petit nombre à nous intéresser à l’art et un cercle encore plus restreint à acheter ». Il possède maintenant des œuvres sur papier signées d’artistes célébrissimes mais aussi de gens beaucoup moins reconnus. Ainsi, il a accepté de prêter sa collection à une série de musées aux États-Unis et en Europe à la condition exclusive que puisse y figurer un tiers d’œuvres dont les auteurs sont des inconnus. « Je tiens à m’impliquer auprès des jeunes artistes. C’est une action que je mène depuis environ douze ans. »

Collectionner en humaniste
Comme dans la tradition classique, chez Werner Kramarsky l’amour de l’art est accompagné de préoccupations humanistes. Le collectionneur découvre de jeunes talents au gré de ses nombreuses visites d’ateliers sur le territoire américain. Non seulement il fait l’acquisition d’œuvres, mais encore fréquemment, invite-t-il ces jeunes dans son espace. Il met gratuitement à leur disposition les cimaises de sa galerie et les adresses de son fichier personnel. Parmi ses découvertes récentes Sara Sosnowy, une Texane qu’il « défend » depuis quatre ans. Spécialiste du monochrome, elle travaille sur la texture et l’intensité des couleurs. Werner Kramarsky l’a aidée à trouver une galerie à New York. Elle est maintenant représentée par John Weber, un marchand de Chelsea. Il parle aussi de Jill Baroff, un artiste installé à Brooklyn qui pousse l’abstraction très loin en jouant avec les effets du papier. « Collectionner c’est aussi un acte social » estime-t-il. « On oublie souvent que les artistes sont des gens qui manquent de moyens financiers. Acheter leurs œuvres, c’est aider ce groupe. » Selon lui il est nécessaire d’encourager le développement de la sensibilité artistique et d’apprendre aux enfants le langage de l’art. Aussi son espace de SoHo est-il devenu un lieu de visite régulier pour les jeunes, dans le cadre de leur activité scolaire. En outre, il a le projet de donner une partie de sa collection à des musées intégrés à des établissements d’enseignement. « J’ai déjà beaucoup donné de dessins, entre autres au musée de Yale. La possession importe peu. L’important c’est que l’artiste soit représenté dans les musées. »

L’intimité avec les artistes
Si Werner Kramarsky est prêt à se séparer de ses acquisitions pour la bonne évolution de la carrière d’un peintre, il refuse catégoriquement de vendre tout ou partie de sa collection. Céder les œuvres d’un artiste vivant pour des raisons financières serait contraire à son éthique personnelle. D’une certaine manière, dès qu’il achète une œuvre il semble se sentir lié par un contrat moral avec le plasticien. Et s’il entretient des rapports si étroits avec les artistes c’est certainement parce qu’il suit leur parcours depuis le début. C’est le cas de l’artiste germano-américaine de grand talent morte prématurément, Eva Hesse, avec laquelle il est entré en contact dès 1964 à New York. Werner Kramarsky possède par exemple une étonnante gouache d’inspiration cubiste de cette artiste. Ce papier constitue une sorte d’abécédaire de ses premières sculptures. Parmi les maîtres actuels il cite Agnès Martin qu’il a connue vers 1965, ou Brice Marden rencontré au début des années 70. Il montre aussi une profonde admiration pour celui qui était plus connu pour son activité de compositeur, John Cage. « Tout ce qu’il touchait devenait beau. Qu’il décide de dessiner autour des pierres, de “fumer” (faire brûler) le papier ou d’aborder les signes calligraphiques... » Logiquement la collection Kramarsky, à la fois américaine et abstraite, ne pouvait pas manquer de contenir des œuvres de Sol LeWitt. Elles figurent en grand nombre. L’amateur passionné a fait la connaissance de LeWitt au début des années 70. Il est fasciné par la liberté de ses dessins. Il donne l’exemple d’une gouache de 1992 composée de quelques sillons de couleurs rouge, jaune, bleu et gris. « Il exprime là une joie extraordinaire. Les gens ne s’attendent pas à autant de liberté chez LeWitt ». Ou encore, à propos d’une encre sur papier de 1976, où l’artiste décrit précisément sa démarche artistique par écrit : « Je suis fasciné par l’importance qu’il donne au langage dans le cadre même de la feuille. Les expressionnistes n’ont jamais fait ça ». Dans son grand bureau blanc, en face d’une œuvre de Jasper Johns – encore un ami – composée à base de lithographies découpées et recollées, Werner Kramarsky pense à sa collection... En ce moment elle est exposée de l’autre côté de l’Atlantique. « Elle me manque » confie-t-il comme s’il s’agissait de son enfant.

AMIENS, FRAC et Musée de Picardie, 21 mai-15 août, cat. éd. Harvard University Art Museums, 230 p.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°506 du 1 mai 1999, avec le titre suivant : Werner Kramarsky, le minimalisme en 2000 leçons

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