Schlemmer en 3 mouvements

L'ŒIL

Le 1 mai 1999 - 1482 mots

Marseille honore en mai le peintre, sculpteur, metteur en scène et professeur au Bauhaus, Oskar Schlemmer (1888-1943). Tout son travail témoigne d’une recherche obsessionnelle pour la figure dans l’espace, trouvant son aboutissement le plus spectaculaire dans le Ballet triadique de 1922 pour lequel Schlemmer signe chorégraphie, décors et costumes.

Parmi les avant-gardes du début du siècle qui voulurent redéfinir les rôles et les fonctions de l’art, tant dans leurs caractéristiques formelles que dans leurs relations à la société, trois s’engagèrent plus loin dans les utopies esthétiques : De Stijl fondé en 1917, l’école du Bauhaus fondée en 1919 et le constructivisme russe né au début des années 20. L’idée que des utopies – du latin utopia, « en aucun lieu » – artistiques trouvent à se réaliser dans l’architecture, le design, la typographie, la publicité, ou encore la peinture, la sculpture, la photographie, la danse et le théâtre, ne demeure un fait paradoxal qu’à partir de notre vision historique. Même s’ils en entrevoyaient les limites, surtout matérielles et contextuelles, les protagonistes de ces avant-gardes estimaient qu’en accomplissant la synthèse des arts on parviendrait à transformer radicalement la société afin de parvenir à l’« homme nouveau ». Concernant cet « homme nouveau », dont il est difficile de donner une définition concise tant il existe de conceptions divergentes, l’apport d’Oskar Schlemmer tranche considérablement sur celui de ses contemporains. Artiste attaché aux projets du Bauhaus où il enseigna de 1921 à 1929, Schlemmer ne partage pas les exigences spiritualistes d’un Kandinsky ou d’un Schreyer, n’est pas un adepte forcené de l’ère machiniste, ne cherche pas l’intégration sociale et politique de l’art et par l’art comme Moholy-Nagy, ne pense pas que l’architecture soit le modèle des autres arts ainsi que le défendront Gropius et Mies van der Rohe. À la croisée de différentes pratiques – peinture, sculpture, dessin, mise en scène, décoration de théâtre et d’opéra –, Schlemmer partage nombre de préoccupations de ses collègues quant à la question de l’homme moderne, mais aura toujours cet avantage qui est de la soumettre à une distanciation, à une mise en scène qui se présente comme telle, sans que la figure humaine perde de son efficacité. Ce qu’il nommera la « danse théâtrale » lui permettra ainsi de dédramatiser les interrogations d’alors, plus ou moins obscures et inquiétantes, relatives à l’être humain. La place dévolue à ce dernier dans l’œuvre de Schlemmer n’est cependant pas strictement scénique, car l’on ne saurait la séparer de la démarche picturale dans la mesure où, tant pour les corps représentés que pour les corps scénographiés, l’artiste a toujours recherché la plastique la mieux adaptée à ce qu’il désignait comme des types et des formes élémentaires.

La ligne qui relie le visage à ce qu’il voit
Si c’est à partir des années 20 que Schlemmer trouve véritablement la voie qui le rendra célèbre, ses recherches théâtrales et chorégraphiques portent dès 1912 sur des questions de formes et de déroulements scéniques minimaux, et déjà certaines œuvres de 1914 montrent son intérêt pour des règles et des formes universelles. Ce travail aboutit ainsi à une schématisation des corps, réduits à des constructions géométriques qui rappellent naturellement une certaine peinture abstraite : « le carré de la cage thoracique, le cercle du ventre, le cylindre du cou, la sphère de l’articulation du coude, du genou, de l’épaule, de la cheville, le triangle du nez, la ligne qui relie le visage à ce qu’il voit... » Mais qu’il s’agisse de peinture ou de mise en scène, aussi abstraits soient-ils rendus, le corps et l’espace doivent toujours présenter, selon Schlemmer, les traits et les composantes de la figure humaine. D’où l’importance de la plasticité du corps et de l’espace, aussi bien dans les arts de l’image que dans les arts de la scène, puisque c’est elle qui donnera les cadres et les lois de leur interaction. S’ils empruntent leurs formes à des quilles, des automates, des marionnettes ou de simples jouets, c’est que les personnages de Schlemmer se veulent l’épure de l’organique, du mouvement, de la pensée, et qu’ils doivent évoluer dans un espace simplifié, ramené à ses données principales (haut, bas, droite, gauche, profondeur...), de telle sorte que l’individuel se résorbe dans le type, que le singulier soit englobé dans l’universel.

L’homme est la mesure de toutes choses
En reprenant l’idée antique affirmant que « l’homme est la mesure de toutes choses », Schlemmer voulait, en dehors de tout relativisme, contribuer à une unité, une totalité de l’humain, utopie de l’homme nouveau tempérée par la magie et la féerie. De toutes les « danses théâtrales » réalisées par Schlemmer, le Ballet triadique fut la plus belle de ces féeries. Conçue partiellement en 1916, la version achevée du ballet eut lieu à Stuttgart en 1922. Cette œuvre, qui joue sur l’espace, la forme, les gestes, les lumières, les masques, la couleur, les costumes pris en eux-mêmes, condense les idées esthétiques de Schlemmer : « Le Ballet triadique se compose de trois parties qui forment une structure de scènes de danses stylisées par des types, allant de la bouffonnerie au sérieux. La première est d’un genre burlesque enjoué, avec une scène de panneaux jaune citron ; la deuxième est cérémonieuse et solennelle, sur une scène rose, et la troisième est une fantaisie mystique sur une scène noire. Les douze différentes danses sont exécutées tour à tour, dans dix-huit costumes différents, par trois personnes : deux danseurs et une danseuse. Les costumes se composent en partie de pièces de toiles rembourrées d’ouate, en partie de formes rigides de papier mâché, colorées et recouvertes de métal. » L’interaction de ces éléments auxquels il faut adjoindre, selon les versions, les musiques de Tharengi, Bossi, Debussy, Haydn, Paradies, Galuppi, Haendel et Hindemith, a pour objet de qualifier l’espace par les mouvements du corps et de spatialiser le corps sur la scène. Selon les recommandations de Schlemmer, il faut « [...] que l’on parte du corps humain se mouvant dans l’espace, que l’on se représente l’espace comme rempli d’une masse molle qui se durcirait une fois le mouvement accompli. Les mouvements du corps (torsions, élans, etc.) demeurent alors, dans la masse devenue solide, comme formes plastiques du corps. [...] Ainsi peuvent encore résulter de ce genre de sectionnements de l’espace des formes de toupie, de volutes, de spirales, figures semblables à des organismes techniques ». Car malgré cette sorte de régulation presque mécanique, le souci de Schlemmer est encore la figure humaine, puisque « le corps humain représente l’image originaire et le modèle de la mécanique organique. Sa structure construite, la complexité mécanique de ses articulations et de ses organes moteurs constituent une merveilleuse œuvre de précision, faite de chair et de sang. »

Une synthèse des arts
Si, comme nombre de ses contemporains, Schlemmer met en avant les matériaux de la peinture et de la sculpture, et qu’il applique ce principe à la scène, c’est pour mieux en abstraire l’essence, mettre à nu les composantes de tout théâtre dansé, passé et à venir. Et une relative synthèse des arts permet à Schlemmer de recourir à tous les moyens et procédés scéniques en délaissant la parole, le mot, puisque c’est désormais le corps et l’espace qui parlent et s’auto-représentent. Lors des expérimentations de ce théâtre dansé muet, Schlemmer ne compte que sur l’expression directe des formes, des sons, des couleurs, des mouvements, des matières utilisées, comme si la figure humaine contaminait des éléments non-organiques ou comme si ces mêmes éléments en venaient à s’incorporer dans l’espace. La Danse du métal (1929) montre ainsi un corps rendu en partie métallique par son costume, dont les mouvements se réfléchissent dans des matériaux qui, à leur tour et par leurs déformations, lui redonnent une impulsion ; parfois, comme dans la Danse des bâtons (1928), c’est le danseur, qui en s’accolant des barres de bois prolonge son corps dans l’espace ; ou bien, comme dans Linéature de l’espace avec figure (1927), c’est l’espace scénique, prolongé par des fils tendus, qui semble partir du corps ou y revenir. La Danse des gestes, la Danse des formes et la Danse de l’espace (1926) passent en revue, avec parfois des accessoires manipulés par les danseurs (bâtons, sphères, baguettes...), la plupart des positions et attitudes principales du corps humain, postures que l’on retrouve dans les peintures des années 30. Ces peintures de groupes humains contrastent pourtant avec les mises en scènes théâtrales pétillantes, dont elles semblent vouloir présenter l’envers mélancolique. Personnages solitaires, déambulant sans fin dans quelque espace métaphysique, ces hommes et ces femmes portent le poids de l’histoire qu’a traversé Schlemmer : Première Guerre mondiale, avènement du nazisme, Seconde Guerre mondiale. Malgré cette destruction humaine massive, de mystères en solitudes ces figures affirment comme leur auteur : « La représentation de l’homme constituera toujours pour l’artiste la grande parabole. »

MARSEILLE, Musée Cantini, 6 mai-1er août, cat. co-éd. RMN/Musées de Marseille, 304 p., 320 F. Pour en savoir plus, voir guide pratique.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°506 du 1 mai 1999, avec le titre suivant : Schlemmer en 3 mouvements

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