Les découvertes des arts primitifs

Par Gilles de Bure · L'ŒIL

Le 1 juin 1999 - 2707 mots

Alors que se tiennent à partir du 18 juin les portes ouvertes des marchands d’art primitif à Bruxelles, découverte de quelques pans méconnus des arts d’Afrique, Océanie et Amérique précolombienne. Dix des meilleurs marchands de France et de Belgique nous les révèlent à travers leurs coups de cœur.

Bien sûr, il y a eu l’ouverture de la Fondation Dapper à Paris, un lieu magique à découvrir d’urgence, et l’ouverture de la Rockfeller Wing du Metropolitan Museum of Art de New York. Mais si la France bruit de rumeurs et de soudain intérêt, c’est en prévision de deux événements majeurs qui se profilent à l’horizon. D’abord, l’ouverture, à l’aube de l’an 2000, dans la Galerie des Sessions du Louvre, d’une salle consacrée à 120 chefs-d’œuvre venus des quatre « autres » continents. Ensuite l’ouverture en 2004 du Musée des Arts et Civilisations, quai Branly à Paris. Deux événements à venir et qui, s’ils ne créent pas encore un marché, créent un véritable engouement pour les arts dits, faute de mieux, primitifs. D’autres appellations circulent, telles « arts premiers », « art tribal », « art ethnographique » mais les spécialistes comme les amateurs s’accordent à privilégier définitivement « arts primitifs », même si, parfois, art tribal et art ethnographique s’appliquent. Quoi qu’il en soit, rien n’est plus difficile, en ces territoires, que de se risquer à des classifications hâtives qui seraient immédiatement contestées. Même si l’on sait que l’Afrique peut être de l’Ouest ou de l’Est, subsaharienne ou australe. Même si tout le monde s’accorde à reconnaître quatre grandes régions à l’Océanie : la Mélanésie, la Micronésie, la Polynésie et l’Australie. Même s’il est évident que le Mexique est le cœur, la tête et la main de l’art précolombien, il est non moins évident que, de l’Alaska à l’Argentine, nombre de civilisations se sont épanouies.
Dire que l’Afrique est avant tout fétichiste et magique, que l’Océanie est essentiellement guerrière et que l’Amérique précolombienne est chamanique, c’est bien sûr être dans le vrai, mais chaque situation est si complexe qu’on ne peut la résumer à si peu. Au fond, ici, on s’avance dans l’inconnu. Un inconnu repéré et balisé, mais encore porteur de tant de mystères... Ce qui explique que les collectionneurs d’arts primitifs soient avant tout des passionnés et des connaisseurs émérites.

La dynastie des Ratton
Charles Ratton l’oncle, Maurice Ratton le père, Philippe Ratton le fils... Une lignée d’experts et d’amateurs. Après les Puces, la rue de Grenelle et le quai Voltaire, la galerie Ratton-Hourdé est installée depuis sept ans rue des Beaux-Arts. « Je suis né dans l’art africain. J’ai, en la matière, eu la chance de tout voir, tout entendre, tout éprouver, et je ne m’en lasse pas tant les horizons s’élargissent de jour en jour. On pourrait parler, à l’image d’un griot, des jours et des nuits de l’art africain tant il est multiple, pluriel. D’autant que chaque collection est une aventure singulière où se mélangent la ténacité, la chance, l’humour, l’émotion, l’étrange. J’ai eu la chance de pouvoir racheter la collection Lehuard, forte de 300 pièces et connue dans le monde entier. Une collection exceptionnelle parce qu’organisée thématiquement, ce qui est presque impossible à réaliser quand il s’agit d’art africain. Ce qui me permet d’organiser en juin une exposition consacrée à la statuaire Téké. Soit 80 pièces exceptionnelles et qui illustrent ce que j’aime dans l’art africain, le côté “ sauvage “ plus qu’esthétisant. L’art des Batéké a longtemps été négligé, sans doute parce que ces objets ne sont pas d’une lisibilité facile, en raison de leur forte implication fétichiste et symbolique. D’ailleurs, cette région, aux confins du Congo et du Gabon, est sans doute le cœur de l’art fétichiste africain. »

Alain de Montbrison, de bronze et de fer
Vingt-huit ans déjà qu’Alain de Montbrison achète, collectionne, vend de l’art primitif, avec l’Afrique en élection. Dans sa galerie de la rue des Beaux-Arts, il s’attache, entre autres, à donner une place méritée au métal. « C’est vrai que le métal n’a pas la place qu’il mérite dans l’imaginaire des collectionneurs, même si le Musée Barbier-Mueller à Genève en a fait un point focal de sa collection. Et pourtant, les bronzes Yoruba, les statuettes en fer Bambara ou Dogon... Le bois est une matière difficile à traiter et il donne souvent une sorte de rigidité à la statuaire africaine.  Plus souple, plus malléable, le métal apporte à cet art une poésie étonnante. On y retrouve, parfois, comme des évocations antérieures de Giacometti ou de Germaine Richier. L’art africain est un territoire très complexe. Regardez par exemple ce grand fétiche Songyé, originaire de la République démocratique du Congo et datant probablement de 1840-1850. Placé hors du village, ce fétiche n’est accessible qu’aux hommes et a pour fonction de réguler les problèmes sociaux. Il est exceptionnel dans tous les sens du mot. C’est un objet assez difficile ; sa majesté, sa violence contenue, une certaine dureté peuvent éloigner. Mais, à le contempler, l’émotion l’emporte. D’abord, son côté fragmentaire dû à la voracité des termites, mais surtout, au-delà de la violence, cette étonnante sérénité qu’il dégage. Et puis, ce modelé, ce traitement des épaules qui est la marque d’un grand artiste. Oui, tout l’art africain est contenu dans cette succession de dualités... »

La dimension politique de l’art africain
Grand voyageur, Johann Lévy a ouvert la galerie Rachlin-Lemarie/Art primitif en 1996. Une galerie « généraliste » où cohabitent Afrique, Océanie, Indonésie, mais néanmoins très spécialisée dans l’Afrique de l’Ouest, avec une emphase particulière mise sur l’illustre empire Mandingue. « Cet empire est fascinant parce qu’il brasse les ethnies, les cultures, les civilisations. On pourrait presque parler, d’une région à une autre, d’un village à l’autre, de fondus enchaînés... Oui, les Bambara, les Dogon, les Baoulé, les Senoufo, entre autres, sont très différents mais, par le jeu des conquêtes, des alliances, des mariages, des migrations... tant d’histoires se sont croisées, tant d’influences et de manières se sont télescopées. On réduit trop souvent l’art africain à sa dimension religieuse, magique, fétichiste. Je pense que sa portée et sa dimension sont beaucoup plus vastes. J’y vois, moi, une dimension avant tout politique. Certes, la charge mystique est essentielle, mais la charge socio-politique l’est également. Pour simplifier, je dirai que tout ça est “ géré ” par des sociétés secrètes, pour lesquelles l’équilibre politique passe par la magie. Et puis, il faut aussi prendre en compte la dimension dialectique de l’art africain. Dans un monde de civilisation orale, l’art est la seule trace écrite. Oui, c’est une écriture. L’art africain est une multitude d’écritures. »

Le musée miniature des Leloup
Depuis 1967, ils sont réputés comme d’éminents experts des arts d’Afrique Noire. Hélène Leloup est, en outre, l’une des plus notoires spécialistes de l’art Dogon. Ils règnent, quai Voltaire, sur une sorte de musée miniature. « C’est la force, la puissance, la magie propres à chaque objet qui nous importent. Son authenticité tout autant que sa singularité. Et puis son aventure spécifique, parce que chaque objet a une vie qui lui est absolument personnelle. Et souvent aventureuse. Voyez ce fétiche à clous en forme de chien à deux têtes. C’est une merveille Yombe, l’un des plus beaux exemples de la sculpture des Kongo. Il est arrivé on ne sait comment dans un restaurant perdu des Ardennes belges. Un collectionneur, passant par hasard, l’aperçoit et l’achète. Ses deux fils se disputaient le chien. Les deux têtes font que le collectionneur se transmue en roi Salomon et coupe le chien en deux. Au fil du temps, les deux garçons se désintéressent de leur moitié. Un amateur les rachète et les réunit. Malgré l’absence des clous, la magie a opéré et le fétiche a retrouvé sa forme originelle. Et cette histoire correspond bien à la puissance de l’objet, à la qualité exceptionnelle des deux têtes. Certes, cela peut sembler anecdotique et cependant... »

La marque, la patte, l’artiste
Ce qui anime Bernard Dulon, galeriste de la rue Guénégaud depuis 1983, c’est moins l’art que les artistes. « Je ne vais pas à la recherche d’une région, mais à la rencontre d’un artiste. Qu’il s’agisse d’art africain ou océanien, de Fang ou de Dayak, ce qui me passionne, c’est de distinguer l’artiste de l’artisan. C’est la marque, la patte, la manière qui m’attirent. D’ailleurs, je trouve réducteur de parler d’art africain. Je préfère parler d’artistes, d’œuvres. Attachez-vous à ce masque Ondoumbo. C’est une figure de reliquaire, de la moitié du XIXe siècle, qui respecte absolument tous les codes en vigueur : le visage en croix, les striures... Et pourtant, la singularité de l’artiste transparaît en chaque détail. Dans l’utilisation des matériaux – cuivre, laiton, bois, rondelles d’os pour les yeux – et dans l’articulation des couleurs. Mais aussi dans l’expression et la symbolique. C’est une figuration d’ancêtre mais au même moment, ce masque exprime l’étonnement d’un jeune enfant. Comme si l’artiste avait voulu conjuguer, là, le passé et l’avenir. »

De la Nouvelle-Guinée aux Gambiers
Ici, c’est l’art océanien, exclusivement et totalement. Depuis 1980, Anthony J.P. Meyer se consacre à cet immense territoire multiple. « C’est un univers d’une richesse et d’une diversité extrêmes. Avec des zones très différentes les unes des autres. De la Nouvelle-Guinée jusqu’aux Gambiers, les mondes se succèdent, se répondent et ne se ressemblent pas. Même si, pris distinctement, la Mélanésie, la Micronésie, la Polynésie et l’Australie sont des mondes homogènes. Avec une particularité essentielle pour l’Australie dont la culture tribale et nomade est ininterrompue depuis au moins 75 000 ans ! L’art océanien est trop souvent limité à sa dimension tribale ou ethnographique. Sans doute parce qu’il a été introduit en Europe par les navigateurs et les explorateurs, alors que l’art africain a, lui, été “ découvert ”, en quelque sorte, par les artistes. Pourtant, là-bas comme ailleurs, c’est bien d’art qu’il s’agit. Prenons par exemple ce Yipwon de Nouvelle-Guinée. C’est un objet d’une extrême antiquité que sa datation au carbone fait remonter à une époque située entre 1430 et 1580. C’est un esprit ancestral qui régit la chasse et la guerre, les deux activités primordiales de l’homme. Il est extrêmement rare et je n’en connais que deux semblables au monde. Il est, véritablement, un objet balise : sa forme, certes très archaïque, constitue le début de quelque chose. Sa naissance coïncide avec les dernières migrations en provenance de l’Asie du Sud-Est et, à l’évidence, il est un point de départ, une matrice, une émergence. J’ai une affection particulière pour lui à cause de tout cela, mais aussi parce qu’il me fait penser à un Christ ou une Vierge du XIIIe siècle espagnol. Il en a la même charge, la même force, la même émotion. »

L’infini des civilisations précolombiennes
Un voyage au Mexique, aucune formation mais un coup de foudre imparable : depuis trente ans, Santo Micali est galeriste et expert, le grand spécialiste français de l’art précolombien, à l’enseigne de la galerie Mermoz. « Il faut bien comprendre que l’Amérique précolombienne, c’est l’Amérique avant Colomb. Toute l’Amérique, du détroit de Béring à la Terre de Feu. Mais l’art précolombien a plus à voir avec l’art mésopotamien qu’avec les arts primitifs. Surtout et avant tout au Mexique et, dans une moindre mesure au Nicaragua, au Costa-Rica et en Équateur. Il s’agit ici, non pas de structures tribales, mais de grandes civilisations agraires, avec une écriture, une mémoire écrite et non pas orale. Il y a de nombreuses civilisations en présence, mais la civilisation-mère, c’est celle des Olmèques. Plus tard, les Olmèques se désagrègeront, et viendront les Aztèques, les Mayas, les Zatopèques... Pour moi, ce sont les Olmèques qui dominent. Ils ont su développer un art très élaboré, extrêmement symbolique et dialectique, d’une pureté infinie, où dominent le jade et la terre cuite. Et avec une qualité de réalisation exceptionnelle. Les très grands objets sont difficiles à trouver, ce qui les rend paradoxalement plus faciles à vendre. Voyez, ce chamane de plus de 1 000 ans avant J.-C. et qui provient de la région du Guerrero au cœur du pays Olmèque. C’est un objet unique, aucun autre de ce genre n’est connu à ce jour. Il est, à lui tout seul, la cosmogonie dans son intégralité. Accroupi, presque bossu comme un escargot, il est sans doute la manifestation de l’univers, ce que souligne la nature du glyphe en son centre, avec les quatre coins du rectangle qui figurent les quatre points cardinaux et cette fleur qui s’ouvre comme pour mieux signifier la naissance du monde. Il est en terre, une terre tellement cuite et polie qu’on dirait du métal... Et puis, cette forme en cercle, n’est-ce pas l’infini ? »

Aux armes et aux jeux
Actif depuis 1990, installé dans sa galerie bruxelloise depuis quatre ans, Patrick Mestdagh, grand expert ès armes anciennes, se passionne aussi pour le jeu, tous les jeux. « Pourquoi les armes, toutes les armes anciennes des cinq continents ? Parce que c’est un véritable concentré de civilisation. Tout est dit dans une arme, on y retrouve la réalité politique, sociale, culturelle et cultuelle d’une civilisation. Elles sont toujours très « graphiques », souvent très belles et, en définitive, racontent parfaitement leurs propriétaires. Il en va de même du jeu, encore que ce soit très différent. Je n’ai aujourd’hui envie de vous parler que de ce pion de jeu hawaïen appellé ulumaika. Il est en ivoire de morse et absolument rarissime puisqu’on n’en connaît pas d’autres dans le monde. Sa rareté en fait un objet exceptionnel, mais aussi la qualité du matériau et la perfection de la forme... Daté de la fin du XVIIIe, c’est un grand “ frisson ” de 18 millimètres de diamètre ! »

Émile Deletaille, l’explorateur
À l’enseigne de Lin et Émile Deletaille, la galerie bruxelloise qui présente de l’art africain, indonésien et océanien est surtout renommée pour être « la » galerie belge d’art précolombien depuis 1964. Et l’on se souvient que la collection personnelle d’art africain d’Émile Deletaille, vendue au Smithsonian en 1975, a servi de base à la collection de la célèbre institution... « Je suis plus encore un explorateur qu’un collectionneur. Je suis par nature curieux des choses nouvelles, j’aime découvrir des formes d’art inconnues. Lorsqu’on parle d’art précolombien, on pense immédiatement au Mexique ou au Pérou. Bien sûr, les Olmèques, les Mayas sont insurpassables. Mais l’art précolombien, ça va de l’Alaska à l’Argentine, et entre les deux, courant sur des milliers de kilomètres, tant de cultures, tant de civilisations, tant de styles se sont épanouis. L’Amérique du Nord, et notamment l’Alaska, est encore trop méconnue et beaucoup trop sous-estimée. Et que dire du Venezuela, auquel je m’intéresse de plus en plus, ou encore de l’Équateur d’où provient cette petite merveille d’art Chorrera, cette statuette en céramique d’une délicatesse et d’une densité extrêmes... »

Bernard De Grunne, des Tabwa aux Nok
Famille de collectionneurs, études approfondies en histoire de l’art et archéologie, expert chez Sotheby’s, enseignant, chercheur, Bernard De Grunne ouvre sa galerie au Sablon à Bruxelles en 1996 et rejoint ainsi la réalité du marché pour faire de son parcours une complétude. « Ce qui m’amuse, me passionne, c’est de remonter le fil. Le chercheur en moi prime. Essayer de comprendre quoi, qui, quand, où... Inventer, au sens archéologique, l’histoire de cet art... C’est vrai que ma thèse de doctorat portait sur les Tabwa, une ethnie de l’estuaire du fleuve Zaïre, et qu’au fil du temps je suis devenu aussi un spécialiste des terres cuites du Mali. Mais j’ai envie de vous parler des Nok que nous sommes de plus en plus nombreux à considérer comme les ancêtres, peintures rupestres exceptées, de l’art africain. Ils tirent leur nom d’un village du Nigeria et ont considérablement produit entre 600 avant J.-C. et 300 après J.-C. Presque mille ans d’art exceptionnel et nous ne savons presque rien d’eux. Imaginez, pour un chercheur, l’enjeu ! La seule chose qui nous apparaît dans leurs sculptures, c’est qu’ils vivaient nus et ne portaient aucune scarification. Mais, tout leur art en témoigne, ils sculptaient leurs cheveux. Tout était dans leur chevelure : leur système de représentation, leur niveau social et politique, leur rôle, leur fonction, leur importance... En général, les têtes Nok comportent quatre coques. Celle-ci, très inhabituelle, en comporte quatorze, ce qui donne une idée de l’importance du personnage. Mais surtout, c’est la finesse de leur art qui émeut. »

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°507 du 1 juin 1999, avec le titre suivant : Les découvertes des arts primitifs

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