Art moderne

Finlande, horizons inconnus

Par Frank Claustrat · L'ŒIL

Le 1 juillet 1999 - 1647 mots

Pendant tout l’été et jusqu’en janvier 2000, les musées de Strasbourg et de Lille présentent un panorama de l’âge d’or de la peinture finlandaise au tournant du siècle dernier. Le choix des tableaux rappelle que l’art finlandais a participé à l’élaboration des grands mouvements artistiques européens, tout en s’attachant à définir une authentique identité nationale.

Dans un pays qui, après plus de six siècles de domination suédoise, était passé sous l’autorité russe en 1809, le problème de l’identité nationale fut crucial dans la définition de l’art finlandais tout au long du XIXe siècle et même au-delà de son indépendance proclamée le 6 décembre 1917. Dans ce contexte politique particulier, les relations des artistes finlandais avec l’étranger ont été déterminantes. Jusque dans les années 1830, la Finlande ne possède pas de vie artistique. Pour se former, les artistes sont dans l’obligation de se rendre en Suède, à l’Académie des Beaux-Arts de Stockholm, parfois au Danemark et en Italie, plus tard en Allemagne ou en France. Les progrès de l’industrialisation et de l’urbanisation favorisent, comme partout en Europe centrale, orientale et septentrionale, les idées de nationalisme. La langue d’origine – le finnois qui devient langue officielle au même titre que le suédois en 1863 – ainsi que les traditions orales populaires – incarnées par les récits du Kalevala publié pour la première fois en 1835 – sont peu à peu mises en avant et favorisent l’éveil à la culture ancestrale. Des artistes comme Robert Wilhelm Ekman, Magnus Von Wright et Severin Falkman tentent de définir au mieux l’identité du pays en proposant une image de la « fennitude », analysant les paysages, les coutumes et l’histoire mythologique du peuple finnois.

Helsinki-Düsseldorf-Paris
À partir des années 1850, l’art finlandais se tourne vers la peinture à la fois romantique et réaliste telle qu’elle est pratiquée à l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf. C’est paradoxalement loin de son pays que Werner Holmberg peint en atelier, d’après des esquisses réalisées en pleine, nature, les premiers paysages finlandais aux vastes perspectives dans leur aspect le plus sauvage. Holmberg ouvre ainsi la voie à la modernité. Parmi les pionniers de la peinture moderne, Albert Edelfelt (1854-1905) tient une place majeure : il est le chef de file de l’école plein-airiste, mais également le premier artiste dont le talent sera internationalement reconnu. Son portrait vivant de Louis Pasteur  lui vaudra la légion d’honneur, tandis que ses paysages de Haikko, dans le sud du pays, feront l’unanimité du public. Le style qu’il adopte dans Le Convoi d’un enfant (Finlande), peint en 1879, confirme sa fidélité à la beauté naturelle de sa terre natale et aux qualités propres de la lumière septentrionale. Sur une mer et sous un ciel bleu limpide, par une grande lumière froide, une petite fille tenant un bouquet d’immortelles dans la main gauche, est assise dans une barque funéraire devant une femme âgée tenant un livre de prières. Le contraste entre la douleur grave et muette des visages et la gaieté tranquille de la mer et du ciel, où tout n’est qu’azur clair et léger, donne un accent très surprenant à cette scène. La modestie apparente des personnages est encore soulignée par le contraste de l’impressionnant panorama qui les encadre. Les protagonistes occupent cependant une position toute aussi importante que celle du paysage qui crée un espace béant autour d’eux. L’introversion des modèles, s’opposant de façon flagrante à la large perspective de l’horizon, aboutit à une étrange dichotomie du proche et du lointain. Elle accroît les tensions de l’espace et de la scène. Les qualités cristallines de l’air et éphémères de la lumière nordiques sont ici superbement représentées pour la première fois. L’air et la lumière du littoral finlandais s’opposent radicalement à la brume et à l’opacité émanant de fleuves, comme la Seine ou la Tamise. L’idée est simple, et d’autant plus forte.

De la théosophie au Kalevala
Face à cette école paysagiste singulière, Akseli Gallen-Kallela (1865-1931) se tourne un temps vers le symbolisme international. De la même manière qu’avec le Kalevala, sa source d’inspiration première après 1896, Gallén n’hésitera pas à s’inspirer de la Bible. En lien direct avec le tableau Kajus-taflan, son œuvre théosophique majeure reste Ad Astra  – titrée d’après la maxime Per aspera ad astra (La voie des épreuves conduit aux étoiles) peinte au printemps 1894, troublante « métaphore cosmique ». Le tableau montre une fille pubère, les bras levés au ciel, et dont le corps traverse les nuages dans une aspiration à la lumière éternelle. Il s’agit de la seule peinture de cette période que commentera l’artiste : « L’œuvre représente la Résurrection. La Crucifixion a eu une grande influence sur le choix du sujet et sur son traitement. La position du Sauveur sur la croix ne peut-elle suggérer ce que ressent l’homme qui a souffert de tout et qui s’est libéré de tout ? Au début, j’ai peint les stigmates sur les mains et sur le flanc de la jeune fille, mais je les ai enlevés par la suite, après mûre réflexion. Les nuées rougeâtres d’où émerge la jeune fille, appartiennent encore à la terre. La vie future est cachée par la lumière venant du fond. J’ai voulu représenter la chevelure afin que l’on comprenne que l’attraction terrestre n’a plus d’influence ; c’est pourquoi elle flotte librement dans toutes les directions. » Sujet ésotérique par excellence, ce tableau complexe évoque à la fois le passage de l’enfant à la femme et l’accomplissement de la destinée humaine dans la souffrance, celle-ci aboutissant à la libération de l’esprit. Le jeu étrange de Gallén consiste en un détournement de l’iconographie religieuse afin de produire une allégorie philosophique profane. Il vise à la connaissance de Dieu par l’approfondissement de la vie intérieure et à l’action sur l’univers par des moyens surnaturels : la fusion de l’être humain et du cosmos. Critiqué pour l’hermétisme de ses sujets, Gallén se tourne plus volontiers vers le Kalevala dans le registre de sa célèbre toile exposée au Salon de Paris Le Mythe d’Aino. Entre 1896 et 1905, l’artiste peint une étonnante série consacrée à l’épopée finnoise, dans un style linéaire et décoratif proche du cloisonnisme, avec de grands aplats de couleur et sans jeux d’ombre. Le Kalevala décrit la vie et les exploits des héros des peuples Kalevala et Pohjola, l’un symbolisant la Finlande, l’autre l’empire étranger de l’obscurité et des forces du mal.

Résistance à l’oppression russe
Symboles de résistance à l’oppression russe, les principaux acteurs de l’épopée ne sont officiellement que de simples figures légendaires : Väinämöinen, grand magicien, barde et chef de son peuple ; le forgeron Ilmarinen, à l’habileté surnaturelle, qui forgea la voûte céleste ; Lemminkäinen, amant volage et aventurier exalté ; Joukahainen, jeune magicien lapon vaincu par Väinämöinen dans des joutes oratoires chantées, Kullervo, enfin, exécutant pathétique d’une vengeance de famille. Ce dernier rejoint là une ancienne tradition connue de tous les peuples nordiques, que l’on retrouve dans le conte de Amleth, sans parler de Caïn et d’Abel pour la partie initiale. L’intérêt partagé en Europe pour le primitivisme et le régionalisme apporte à l’art finlandais l’idée du carélianisme. La Carélie était le dernier foyer de la culture populaire kalévaléènne. Pekka Halonen est un des meilleurs représentants de ce mouvement. Il est l’auteur, dans un style réaliste, de paysages épiques et sauvages symbolisant les forces vives du pays face – là encore – à l’oppression politique exercée par la Russie. Ce qui ne peut être dit ouvertement à cause de la censure, s’exprime dans sa peinture grâce aux métaphores. C’est ainsi que Sibélius, à la même époque et dans le même esprit, composa Finlandia.

Expressionnismes finlandais
Après le romantisme national, la Finlande connaît un développement original de l’expressionnisme, incarné dans un premier temps par le « colorisme ». En 1912, quelques artistes, dont Magnus Enckell (1870-1925) en tête, se réunissent pour former le groupe Septem appliquant, tout en les dépassant, les principes du néo-impressionnisme et du divisionisme. À l’instar de Maurice Denis ou d’Henri Matisse, ces peintres vont au-delà de tout dogmatisme privilégiant la couleur pure, abandonnant de facto les teintes crépusculaires caractéristiques du tournant du siècle. Ellen Thesleff (1869-1954), qui a passé l’été 1904 à Munich, où se retrouvent tant d’artistes venus de Russie, à commencer par Kandinsky et Jawlensky, se libère de toute interprétation conventionnelle de la nature. Ses peintures vibrantes au chromatisme d’une tonalité stridente frôlent l’abstraction. Juho Mäkelä, impressionné par les toiles de Munch exposées en 1909 et en 1911 à Helsinki, condamne lui aussi formellement toute référence objective au monde comme dans Garçons assis sur une barrière, près du rivage. Un peu à part, Tyko Sallinen (1879-1955), qui séjourne à Paris en 1909, subit la forte influence des Fauves et se passionne pour l’art de Van Dongen. Fondé en 1917, dans les mois qui précédèrent l’Indépendance et inspiré par le Blaue Reiter, le groupe November reprend pour leitmotiv l’identité nationale menacée par les puissances étrangères. Ses membres privilégient les thèmes sociaux et nationaux et, bien que la guerre civile soit absente des toiles, elle demeure sous-jacente dans la violence exprimée. Il s’agissait sur le fond, de la poursuite de la quête identitaire d’une jeune nation nouvellement indépendante, de la nécessité de redéfinir la « fennitude », après l’expérience traumatisante de la guerre civile. Moins âpre que les artistes du groupe November, et moins réceptive à autrui aussi, Helene Schjerfbeck représente l’expressionnisme psychologique au moment où Freud jette les bases de la psychanalyse. Elle laisse entre 1885 et 1945 une suite d’autoportraits, véritables tentatives d’introspection et d’une lisibilité de moins en moins immédiate. Avec elle, la peinture finlandaise conquiert définitivement son autonomie : « J’essaie, dira-t-elle, de garder une frontière bien délimitée dans l’art, afin de ne pas le faire passer dans la réalité. »

STRASBOURG, Galerie de l’Ancienne Douane, 18 juin-12 septembre et LILLE, Palais des Beaux-Arts, 8 octobre-3 janvier 2000, version réduite de cette exposition mais savamment recentrée sur des œuvres majeures, cat. 150 F.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°508 du 1 juillet 1999, avec le titre suivant : Finlande, horizons inconnus

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