Matisse au Maroc

Au-delà du pittoresque

Par Eric de Chassey · L'ŒIL

Le 1 octobre 1999 - 2245 mots

Le 19 octobre s’ouvre à l’Institut du Monde arabe une exposition très attendue sur « Le Maroc de Matisse ». Elle évoque bien évidemment les séjours de Matisse à Tanger et Tétouan de 1912 à 1913. Plus largement, elle s’ouvre à toutes les recherches plastiques que Matisse développa ensuite, des papiers gouachés aux ensembles décoratifs tels que La Piscine ou la chapelle de Vence.

Les tableaux résultant des deux voyages de Matisse au Maroc sont en général parmi les plus prisés de la production de cet artiste. On en vante les couleurs plaisantes et raffinées, les compositions apaisées, les sujets agréables. Les reproductions en font d’excellents décors pour les catalogues d’ameublement, jetant sur tel mur, là où il faut et en quantité suffisamment discrète, quelques touches de couleur vive. Sans doute pensera-t-on qu’un tel constat ne peut qu’obliger à conclure à la faiblesse de cet ensemble. Ou bien attendra-t-on qu’une défense s’établisse par la démonstration que la complexité et le doute se cachent derrière ces apparences faciles. Quelques lecteurs des écrits de Matisse songeront peut-être finement que cette situation a été prévue par l’artiste lui-même, désirant dès 1908 que ses tableaux soient comme « un bon fauteuil qui délasse des fatigues physiques », et que par conséquent les toiles marocaines sont parmi les réussites les plus complètes de l’esthétique décorative du peintre. Aucun de ces trois partis n’est totalement à écarter, aucun non plus ne peut emporter pleinement l’adhésion. Et une considération équilibrée des séjours marocains de Matisse ne saurait de toute façon s’opérer qu’à l’éclairage de cette déclaration du peintre à la fin de sa vie, replaçant cette étape dans un contexte bien plus large, à la fois géographiquement et chronologiquement : « La révélation m’est venue de l’Orient ».

Une lumière tellement douce
L’histoire des voyages de Matisse au Maroc est désormais bien établie. L’artiste vient d’effectuer, à l’automne 1911, un long séjour à Moscou, où il a pu à la fois resserrer ses liens avec ses deux principaux acheteurs, Morosoff et Chtchoukine, et voir de nombreux exemples d’art issus de la tradition byzantine. Il retourne en Afrique du Nord – il est brièvement allé en Algérie au printemps 1906 – pour satisfaire des commandes que ses mécènes russes lui ont passées, et sans doute aussi pour trouver des conditions de lumière qui correspondent à ses désirs. Il arrive à Tanger le 29 janvier 1912. Après quinze premiers jours désastreux – la pluie n’a pas cessé et l’a retenu dans sa chambre d’hôtel – son séjour est assez fructueux. Quoiqu’il se plaigne désormais de ce que la lumière soit « tellement douce », il dessine beaucoup et achève plusieurs tableaux, essentiellement des paysages et des natures mortes. Après être retourné en France, à la mi-avril, il est d’ailleurs de retour à Tanger le 8 octobre et, cette fois-ci, il y reste plus longtemps, jusqu’en février 1913. Aucun de ces séjours n’est solitaire ; Matisse est presque tout le temps accompagné de sa femme ou d’amis peintres occidentaux comme James Wilson Morrice et Charles Camoin. Il reste toujours un touriste, ne quittant pas les villes sûres (la France établit officiellement son protectorat sur le pays pendant son premier séjour, le 30 mars 1912), restant la plupart du temps à l’hôtel Villa de France de Tanger, et ne se mêlant guère plus aux colons qu’à la population indigène. Enchanté en général par ce qu’il voit, parfois choqué par certaines conditions de vie, il ne semble pas chercher à pénétrer plus avant dans sa connaissance du lieu, de ses habitants, pas plus que de leurs modes de vie et de pensée. Il est tentant d’opposer les résultats picturaux de ses deux séjours, mais trop d’incertitudes demeurent sur l’attribution précise d’un certain nombre d’œuvres pour que cela soit possible. Il est plus tentant encore de mettre en opposition les toiles marocaines de Matisse avec celles de ses contemporains et des orientalistes dans leur ensemble. Le peintre a lui-même su très tôt à quel écueil se confrontait tout artiste se rendant en Afrique du Nord, après Delacroix, Chassériau ou Gérôme. Il écrira plus tard : « J’ai été à Tanger parce que c’était l’Afrique. Delacroix était loin de mon esprit. » Et Apollinaire lui en saura gré, écrivant en 1913 que « Le Café turc, La Porte de la Casbah sont parmi les rares ouvrages supportables inspirés par l’Afrique du Nord ».

Voir plus loin
Un passage de l’une de ses lettres écrites de l’oasis algérienne de Biskra en mai 1906 peut pourtant, par sa formulation contradictoire, attirer l’attention sur la façon dont il a plutôt tenté d’opérer une reformulation de l’orientalisme qu’il ne s’en est complètement détaché. Il écrit : « Je quitte l’Algérie y étant resté trop peu de temps pour travailler car c’est un gros morceau, le pittoresque y abonde, mais pour voir plus loin il faudrait y vivre quelques mois. » Autrement dit : le pittoresque a un intérêt certain, mais il ne vaut vraiment que dans la mesure où il est dépassé, utilisé dans le sens d’un approfondissement. Seraient donc insuffisantes les interprétations ultra-modernistes, celles qui nient toute importance à l’iconographie de ces œuvres, autant que celles qui n’y voient qu’une forme de rêve colonial.
La plupart des tableaux de figure peints par Matisse en 1912-1913 portent cette double marque du pittoresque et d’un essai de « voir plus loin ». Rares sont ceux, tels Amido, qui multiplient les détails exotiques, en particulier dans les costumes. Dans la plupart des cas, les personnages sont présentés dans des décors généralisés, sans les accessoires qui pourraient les situer, alors que certains dessins réalisés en même temps sont plus diserts. La version dessinée du thème du Café maure montre ainsi les divers instruments de musique et les façons d’en jouer, le pas d’une danseuse ou encore l’attitude caractéristique d’un fumeur de kif. Dans le tableau Café marocain, tous ces détails ont disparu à l’exception d’un seul instrument, mais celui-ci, par sa couleur ocre et son absence de dessin interne, s’est unifié aux chairs des mains et du visage de l’homme qui le tient. Un autre pittoresque semble avoir pris la place de l’exotique : une nature morte, contemplée par deux hommes, faite d’un bocal de poissons rouges et d’un bouquet, c’est-à-dire des éléments récurrents de l’iconographie propre à l’artiste. À son ami Marcel Sembat, Matisse déclare : « J’ai mon bol de poissons et ma fleur rose. C’est ce qui m’avait frappé ! Ces grands diables qui restent des heures, contemplatifs, devant une fleur et des poissons rouges. »  Le pittoresque est bien présent, mais sous une forme où Matisse retrouve, sous une autre lumière, des thématiques personnelles dont il peut montrer le caractère universel et la résonance mystique.

Sur la piste de Delacroix
Cette méthode rejoint en fait parfois l’orientalisme du plus exigeant de ses prédécesseurs à Tanger : Delacroix. Il y a en effet, dans l’universalisation du grand guerrier du Rif qui sert de modèle pour Le Rifain debout, une façon d’aller vers des modèles généraux qu’en son temps Delacroix exprimait par la comparaison avec l’antique. Dans ses Souvenirs d’un voyage dans le Maroc, qui viennent d’être retrouvés et édités, celui-ci écrivait : « Ce qui frappe surtout c’est l’analogie frappante avec les usages antiques. Les costumes, la vie habituelle, les maisons. [...] Caton vous cire vos bottes, Brutus vous passe votre habit. » Si de telles déclarations manquent chez Matisse, on sait qu’il considérait comme l’un des meilleurs articles écrits sur son travail celui publié par Sembat en 1913, où se trouve une constatation similaire : « Pouvez-vous regarder ce splendide barbare sans songer aux guerriers d’autrefois ? Les Maures de la Chanson de Roland avaient cette farouche mine ! » Pierre Schneider a noté que les figures peintes au Maroc par Matisse le sont comme si elles étaient des fleurs, voire « floralement ». C’est là sans doute le mode d’universalisation le plus facile de l’artiste, celui qui supprime les contradictions pour tout ramener au végétal, celui qui fait du Rifain l’équivalent des frondaisons de La Palme, dont Matisse disait lui-même que c’était une « création spontanée, comme une flamme ». Ce n’est certainement pas le mode le plus exigeant et l’on pourra préférer les hésitations, les violences même du Nu bleu (Souvenir de Biskra) de 1906. Si le Rifain assis ne venait rappeler que Matisse est encore capable d’une telle tension, on pourrait même se demander si faire une fleur avec un guerrier appartenant à une tribu en constante rébellion contre l’occupant français n’est pas la forme extrême d’un  regard « colonialiste » sur les indigènes. Si Sur la terrasse et Porte de la Casbah ne portaient les traces de longs combats pour manifester la présence d’une lumière se matérialisant en surfaces de couleur, pour résoudre l’inscription de la figure humaine dans ces surfaces, on pourrait n’y voir que les célébrations complaisantes d’une primitivité soi-disant radieuse des populations colonisées. La prostituée sortie de son bordel, le mendiant ou le gardien à l’entrée de la ville sont ici transformés en personnages d’un quasi retable religieux par la disposition en triptyque et l’imposition unificatrice a posteriori de quelques touches de rose sur chaque panneau.

Le dépassement des genres
Le critique Rémi Labrusse a pu écrire que « de la scène de genre au portrait, au paysage et à la nature morte, [Matisse] traverse magistralement, d’une manière quasi méthodique, tous les genres de la peinture occidentale et il les brûle dans le creuset d’une vision unitive, lumineuse, qui s’émancipe avec autorité des catégories qu’elle investit. » Cependant peut-être que pendant la période marocaine de Matisse cela se fait trop souvent par assimilation des registres les uns aux autres, par un simple transfert qui tient lieu de dépassement des problèmes, comme si cela allait de soi. Même lorsque domine un seul genre, celui du paysage ou de la nature morte, cette trop grande aisance peut exister. Par exemple lorsque le peintre se laisse aller à imiter avec préméditation les formes des céramiques ou des tapis islamiques qu’il admire. Mais parfois, volontairement ou non, les contradictions subsistent, internes. La Corbeille d’oranges, où Matisse joue l’un contre l’autre l’esthétique décorative et le cézannisme, et Les Acanthes, avec ses nombreux repentirs, en sont deux illustrations. Cette dernière propose en même temps un enchantement de tons sur tons et une surface raturée, presque chaotique à force d’y juxtaposer des modalités de dessins contradictoires, de l’arabesque à la strie, du contour harmonieux aux graffitis hachés. C’est pourtant en elle qu’est réussi un dépassement du pittoresque dont on peut mesurer l’ampleur grâce à l’insatisfaction de l’artiste lorsqu’il est rentré à Paris avec le tableau, à l’issue de son premier séjour marocain. Bien des années plus tard, il raconte en effet : « Je revins à Tanger avec ma toile  [lors de mon second voyage], et je me présentai devant le paysage avec l’idée de retoucher mon œuvre. Tout me paraissait bien plus petit que je ne l’avais vu la première fois, et je me suis dit :  “Mais ce que je croyais ne pas être dans ma toile y est bel et bien, et n’est pas dans le paysage !” Alors je suis revenu sans avoir retouché la toile. »

Vers mon sentiment, vers l’extase
De Tanger, le 16 mars 1912, Matisse envoyait à son amie l’écrivain Gertrude Stein une carte postale montrant significativement une place de la ville où l’occidentalisation était suffisamment marquée pour que s’y côtoient djellabas et costumes européens, porte de mosaïque vernissée et Café des postes, cohabitation de mondes dont nulle peinture marocaine de Matisse ne porte la trace. Or c’est au dos de cette carte qu’il reconnaissait : « La peinture est toujours un choix très difficile pour moi. Il y a toujours lutte. Est-ce naturel ? Oui mais pourquoi avoir tant de mal. C’est si doux quand ça vient seul. » Il est possible qu’il ait trop souvent pris le parti de cette douceur, parce que, comme il l’expliqua à Sembat, à son retour à Paris, il voulait aller « vers [s]on sentiment, vers l’extase ». Il retombait alors dans un exotisme que beaucoup d’autres avaient exploré avant lui, auquel il ajoutait seulement un style nouveau. Nombre de tableaux aux motifs marocains peints par la suite, où les modèles sont déguisées en odalisques, les intérieurs tendus de tapis et ornés d’objets orientaux, portent la trace de cette nostalgie de la douceur, jusqu’à l’affadissement. Certains y échappent, au Maroc comme après, par les paradoxes qui s’y incarnent. Telle la dominante d’un noir à rebours de toute attente qui occupe le premier tableau inspiré par les souvenirs d’Afrique du Nord, cette toile des Marocains sur laquelle il travaille de novembre 1915 à septembre 1916 et où il verra plus tard « le début de [s]on expression par la couleur ». Telle encore la complexité spatiale qui naît de la juxtaposition des panneaux ornementaux plats dans le Paravent mauresque de 1921. Car c’est dans la distance plus que dans la fascination proche et douce que le Maroc a porté ses fruits pour Matisse. En novembre 1912, celui-ci voit à Médine une chose qu’il décrit précisément : « C’est une maison arabe [...] peinte en blanc bleuté à la chaux et le rez-de-chaussée, un peu en retrait, [elle] est palissée de petits bois bleu foncé sur lesquels poussent des volubilis énormes violet foncé. » Quelque trente-cinq ans plus tard, à Vence, il fera de ce souvenir profane une chapelle.

PARIS, Institut du Monde arabe, 19 octobre-30 janvier, cat. Gallimard, 256 p., 200 F.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°510 du 1 octobre 1999, avec le titre suivant : Matisse au Maroc

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