Art contemporain

L’atelier éphémère de Barceló

Par Elisabeth Védrenne · L'ŒIL

Le 1 octobre 1999 - 1765 mots

Invité l’an dernier par Roberto Ando, directeur du Festival Sul Novecento de Palerme, Miquel Barceló s’est engagé à un corps à corps avec la peinture dans l’église de Santa Eulalia. De cette lutte étrange sont nés des œuvres que présente ce mois-ci le Centro de Arte Reina Sofia de Madrid dans une rétrospective consacrée au travail graphique du peintre majorquin.

Barceló continue son errance de continents en continents, d’îles en îles, d’ateliers en ateliers. Il a toujours aimé l’idée de l’atelier, lieu de recueillement où se fabrique la peinture et, artiste nomade, il a ancré ses ateliers un peu partout. Il y a ceux qui sont durables comme l’atelier de Farrutx qu’il s’est fait construire chez lui à Majorque, ou celui de Paris dans le Marais. Il y a ceux de passage, ceux de New York, de Naples, lieux de fortune investis pour y travailler un moment.

Il y a les ateliers magiques comme celui de la rue d’Ulm à Paris où il s’est installé en 1985 dans l’église désacralisée et dédiée à Pierre et Marie Curie. Il y a eu ensuite l’atelier-sur-la-plage au Portugal, l’atelier-dans-le-désert dans le Sahara algérien, l’atelier-bateau comme celui de Monet sur le fleuve Segou au Mali en 1991. Enfin l’atelier de Gao, toujours au Mali, là où les termites dévorent les pinceaux et le papier !

Une coque évidée dont il ne reste que l’ossature
L’année dernière Barceló s’est fixé en septembre, au centre du grand marché de Palerme appelé Vucciria, dans ce quartier du XVIIIe siècle espagnol à l’élégance fatiguée et sépulcrale, dans la grande église baroque de Santa Eulalia dei Catalani. Une coque évidée dont il ne reste que l’ossature après le passage et le saccage répété des voleurs. Dans cette église dévastée et résonante encore des dialectes catalans chers à son cœur, Barceló a posé par terre ses grandes toiles et ses grandes feuilles de papier, a enfilé ses chaussons en plastique, et a entamé sur celles-ci ses habituelles danses de derviche tourneur ou de torero au centre de l’arène. Le vocerio extérieur, ces cris des vendeurs à l’étal du marché, l’a enveloppé, encouragé, inspiré et a fait resurgir le souvenir de ses immenses natures mortes, bodegones d’animaux et de fruits et légumes, mieux nommées still life à l’anglaise, tant tout y a l’air vivant, ossements et poissons prêts à jaillir de leur cadre. Enfermé à l’intérieur, il sent autour de lui ce marché de Palerme, luxuriant de sons et de couleurs, qui dit l’opulence et la famine de cette ville à la vivacité macabre et qui annonce déjà la rencontre entre le sacré et le profane.
Sous la fraîcheur des voûtes baroques, il feuillette ses livres préférés, s’attarde devant les angelots en plâtre blanc de Serpotta, rêve devant les niches et les chapelles profanées uniquement décorées de fissures et de trous, regarde les murs tachés, l’autel dépouillé, et imagine le Christ en croix qui a été volé et que – miracle – l’on retrouvera mystérieusement une fois son travail fini ! Barceló se sent bien dans ce nouvel atelier où il va exposer sur place les œuvres engendrées là. Il est familier de ces histoires de crucifiés, de momies, de chair et de pourriture, de nourriture et de mort. Son œuvre en regorge. Il décide de rendre hommage, sur les tracés des plans de l’église, sur les restes de son architecture, dans les recoins les moins visibles, à des saints imaginaires.

Un Christ dont les pieds se transforment en racines
Au-dessus de l’autel, il accroche son propre Christ-mandragore dont les pieds se transforment en racines, crucifié sans clous sur une peau de bouc tête en bas. Et menant à l’autel sous l’œil d’étranges mascarons-poissons, une cohorte en file de sculptures informes et innommables, sorte de petits monstres goyesques en terre venus en pèlerinage dans cette Cour des Miracles sacrée. Formes anthropomorphiques qui, elles aussi, rappellent les viscères des racines sous la terre. Formes à leur manière baroques. Elles sont posées sur la travée centrale sur une petite estrade, mais aussi nichées sous des arcs à la place des saints baroques traditionnels et disparus. Ce sont de petits amoncellements de figures torturées avec de nombreuses cavités, qui s’imbriquent les unes dans les autres et deviennent méconnaissables. Certains de ces êtres en terre cuite représentent des têtes de poissons vus de face, tels des masques, bouche bée et yeux étonnés. Ou peut-être vicieux ? D’autres sont des vases, des amphores sans bras. L’église en fait est envahie de pots de terre : cette fameuse cruche, premier contenant créé qui est l’essence même du premier objet en argile imaginé par l’homme. Ils se tordent, pleins de béances ou couverts de roses qui ressemblent plus à des pustules qu’à des fleurs. Sur la glaise des vases les plus hauts, algues et poissons sont comme fossilisés. C’est une terre cuite étrangement élastique. On y devine la main qui l’a pétrie, on y voit les traces des doigts de l’artiste. Terre rosie comme la chair vivante, ou noircie comme la mort, qui ne cesse de se plier et de se déplier au point qu’on la croirait encore vivante. Les roses font peur, elles dégoulinent, s’ouvrent comme des sexes de femme, s’enroulent et se chiffonnent, se plissent comme des faces grimaçantes. Pour ce faire Barceló a travaillé à Majorque, avec l’un des derniers grands potiers de l’île. S’emparant ainsi d’une aussi vieille tradition des pots, il triture ce que les Catalans nomment « fang », cette fange qu’il assujettit, malaxe, plisse et fend, ou perfore, jusqu’à obtenir ces formes molles, sorte de ballons troués en train de se dégonfler. Des formes un peu à la Miró mais avachies et sans les célèbres couleurs vives. Ici les couleurs vont de l’orange pâle aux roses, aux vert-de-gris, couleurs typiques des marbres baroques. Ainsi les couleurs terreuses des calamars ou des têtes d’âne calcinées, ainsi les bouches des monstres marins figés dans des rictus flasques surmontés d’yeux caves. Mais la fange majorquine n’est pas la seule à régner, il y a aussi la terre africaine comme celle des deux morceaux de papaye rouge semés de leurs pépins bien noirs, dans leur écuelle couleur prune.

L’Afrique si proche de Palerme
L’Afrique. Elle resurgit désormais dans toute l’œuvre de Barceló qu’elle a fini par pétrir. L’Afrique si proche de Palerme. L’Afrique où il a appris à utiliser des fours archaïques qui servent encore à cuire les vases Dogons. Barceló part d’un noyau central d’argile et de cire qu’il accompagne parfois d’une légère armature. Puis il procède par ajouts successifs, par addition et non par soustraction comme le fait traditionnellement le sculpteur. À l’instar de ses peintures, il se sert là aussi du moindre trou,  bosse, fêlure, d’un quelconque défaut. L’Afrique encore, qui lui a fait expérimenter de nouveaux pigments traditionnels ou, comme récemment, lui a fait se servir du limon qui gît au fond des fleuves. Luc Régis, le commissaire de cette exposition à Santa Eulalia dei Catalani, raconte : « Barceló intègre toujours dans ses propres tableaux les matériaux de l’endroit où il se trouve. Une fois, à Palerme, nous étions assis à la terrasse d’un marchand de glaces et je l’ai vu faire des dessins sur son carnet de croquis avec un filet de glace fondue qui coulait de sa petite cuillère. » Avec tout et avec rien : tout fait l’affaire car on ne jette rien en Afrique, on reconvertit. Sans doute aussi l’Afrique a-t-elle renforcé son intuition première d’exprimer la lente érosion du temps, et a accentué son penchant pour la décomposition, le délavé, le fissuré, le fossilisé.

Montrer la réalité en mutation
L’art de Barceló n’est pas pimpant. Il est sale. Même s’il dégage une extraordinaire énergie vitale. Il est vécu, âpre. Son but n’est pas d’embellir la réalité, mais de la restituer en la « gâchant », comme on gâche du plâtre. De la montrer en mutation pour mieux en saisir le suc. De la montrer avilie pour mieux percevoir la mort. Ses sujets sont des objets d’expérimentation. Son atelier est régulièrement transformé en laboratoire. Ses instruments vont du pinceau à la tronçonneuse. Ses matières sont infinies : de la peinture aux mégots, des grains de riz au formol et à l’acide. Avec beaucoup de colles et de résines. Chaque chose semble devoir être examinée jusqu’aux tréfonds. On ne compte plus le nombre de crânes et de carcasses, de chèvres éventrées, de tomates écrasées, de poulpes desséchés, de courgettes pourries, de lapins sanglants, de poulets décapités, de requins viscères à l’air, de citrons éclatés. Ce qui rend ces « choses » (peintes, dessinées ou déposées directement sur la toile pour être ensuite engluées dans la matière picturale où elles se noient) déformées et presque exagérément « peintes ». Mais Barceló n’aime pas que l’équarrissage et la pourriture ; il a, depuis peu, un faible pour les crucifixions. Tête en bas, tête en haut, ses sujets se flétrissent comme des fleurs que l’on fait faner. Ils deviennent alors noirs sur fond blanchâtre et crayeux. Rien de dégoûtant ni de cruel, rien que des tableaux blafards. Il en a ponctué, telles des images de sacrifice, les chapelles latérales de l’église de Palerme. Au-dessus d’une porte, il a placé son tableau L’Arbre, sorte de bal des pendus cher aux gibets de François Villon. À la place des brigands sont pendus un mouton, un serpent, une saucisse, un poulet... et naturellement un pot.

Le réceptacle d’un art total
L’église sicilienne devient donc le réceptacle d’un art total. Pour parachever cet ensemble fait d’images païennes dans un lieu d’images sacrées, Barceló a réalisé au-dessus d’un autel une série de peintures de taureaux. Luc Régis ajoute : « ... Il s’agit sans doute d’une forme de syncrétisme entre les rituels de la tauromachie et les sacrifices africains. » Derrière les maigres stucs et dans les recoins de l’église se profilent des silhouettes inquiétantes et fantomatiques. On croit, au détour d’une corniche, reconnaître l’autoportrait du peintre. Les trous déjà existants dans les murs ont servi à dessiner mille yeux de crânes de bêtes ou la bouche béante d’une cruche, d’un calice.

D’une fissure Barceló a fait une fleur dans un vase. Lorsqu’il investit un lieu, Barceló entre en symbiose avec lui, et à partir de tous ses détails, des riens, construit un tout. Ces œuvres ne peuvent apparaître blasphématoires. Au contraire il faut les considérer comme des images pieuses (d’animaux, de fruits, de légumes), symboles de vie. Et la mort qui y rôde n’est que la mort familière aux habitants de Palerme, une ville qui renferme en son sein, dans son couvent des Capuccini, un joyau de l’art macabre.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°510 du 1 octobre 1999, avec le titre suivant : L’atelier éphémère de Barceló

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