L’œil de Bob Wilson

À la recherche du temps-lumière

L'ŒIL

Le 1 octobre 1999 - 2473 mots

Metteur en scène de théâtre, scénographe, peintre et sculpteur, le Texan Bob Wilson triomphe dans tous les aspects de son œuvre protéiforme. Après avoir signé les mises en scène spectaculaires de Madame Butterfly et La Flûte enchantée à l’Opéra Bastille, il revient en octobre à Paris où il monte au Théâtre du Châtelet deux opéras de Gluck, Orfeo et Alceste. Puis au mois de décembre, il signe la mise en espace de l’exposition Paul Landowski avec Dominique Boudou, conservateur au Petit Palais.

Dans le théâtre, que privilégiez-vous : l’acte visuel ou le son, l’espace ou le temps ?
Mon théâtre est formaliste, pas naturaliste. Mes normes sont la beauté, la surprise. Un bon metteur en scène est celui qui suggère, qui donne des idées, qui évoque des connexions et qui est toujours ouvert à des possibilités qui n’ont pas été envisagées au départ. Je crois à l’improvisation. Rien ne s’apprend jamais. Comme la plupart des artistes, je prend des décisions dans le temps et dans l’espace. Le temps n’existe pas sans l’espace. L’espace n’est rien sans le temps. Pour moi le temps est comme une ligne qui relie le centre de la terre au paradis. Dans mon théâtre, je travaille en temps réel, « grandeur nature », comme si on regardait passer les nuages. Il m’a toujours semblé que le théâtre conventionnel ne laisse pas suffisamment de temps, qu’il nous oblige à suivre une histoire qui va trop vite, que l’espace qui renferme l’action est insuffisant.
Ma devise est de préserver le temps, non de l’économiser. L’espace est quelque chose d’horizontal, une architecture qui croise le temps.    
Ce que je fais consiste à décider ce qui doit rester dans l’obscurité ou au contraire être amené à la lumière, ce qui doit être rapide ou lent. En fait l’élément le plus important reste la lumière. Sans lumière, l’espace ne peut se déployer et le temps ne peut pas advenir dans sa plénitude. Mes spectacles vont au-delà des trois dimensions car ils fusionnent tous les arts. Pour moi, il n’y a pas de frontière entre les arts. Le mouvement, la danse, la peinture, la lumière, le design, la sculpture sont un. C’est pourquoi, dans ce que je fais, j’aime mélanger le primitif et le moderne. Cette attitude oblige à regarder les objets d’une manière nouvelle. J’essaie de combiner sans préjugés des esthétiques différentes, des éléments apparemment opposés. Le contraste exacerbe.

Comment envisagez-vous la notion de montage ? Comme une manière de juxtaposer les choses ?
Ce que je fais n’est pas à proprement parler du montage, ni même du collage. Lorsque vous posez un ordinateur sur un rocher, l’association de ces deux objets disparates vous permet de mieux comprendre ce qu’est un ordinateur et ce qu’est un rocher. Chaque choix renforce l’autre. J’utilise souvent cette technique pour mettre en place des structures. C’est de l’ordre de l’architecture, une façon subjective d’organiser l’espace dans la durée du spectacle tout en évitant le côté décoratif et illustratif du théâtre classique.

Pourquoi ce refus du décoratif ?
Ce que je défends, c’est un retour aux origines, à l’intégration de tous les arts, à un spectacle total comme c’était le cas dans les civilisations antiques. Tout s’entrecroise, toutes les directions sont exposées. Or, depuis quelques siècles, le théâtre classique est fondé sur le naturalisme et la psychologie. La répétition de cette tradition conduit à un épuisement du vocabulaire. J’essaie au contraire de créer un langage propre à la scène. Mon travail est plus proche de l’œuvre en tant qu’opus, c’est-à-dire en tant que travail. Par exemple, nous répétons actuellement avec les acteurs les différentes manières de marcher sur scène. Cela paraît obscur pour eux. Ils ne comprennent pas que je leur demande de repenser l’action même de la marche, comment mettre un pied devant l’autre, comment faire fonctionner l’ensemble des muscles dans un temps donné.

C’est pourquoi vous vous intéressez aux formes d’expression du théâtre asiatique ou sud américain.
Exactement. Ce sont des théâtres qui font étudier la marche. Personnellement, je me sens plus proche du formalisme japonais et du théâtre classique chinois, du katha-kali indien, que des rituels africains ou des opéras en Occident. En Asie, l’apprentissage est continuel, toujours ouvert. Ce sont également des formes de théâtre attentives à la fusion du son et du mouvement. C’est ce que je cherche à faire dans mon théâtre. Je donne une forme à l’œuvre, une façon d’avancer, de se tenir, mais jamais je n’impose une forme de sentir ni de jouer. L’important n’est donc pas la théorie, mais l’enrichissement de l’expérience de l’acteur qui lui permet ainsi de répondre à tous les changements du jeu.

Qu’est-ce qui est le plus important dans tout cela ?
Faire, agir sans réfléchir, suggérer.    
Il y a un millier de choses dans un geste. Il y a longtemps, j’ai pris une décision : pénétrer la forêt de l’expérience, c’est ce qui compte pour moi.

Cette notion d’expérience est-elle liée à la grande admiration que vous vouez à Marlène Dietrich ?
Lors d’un dîner, à la remarque d’un convive qui déclarait combien elle était froide dans ses films, elle a répondu : « Vous n’avez sans doute pas écouté ma voix ». Elle pouvait être simultanément extrêmement distante et attirante. Cette tension était très étrange. Son approche d’un rôle était extrêmement mécanique. Vous pouviez la voir chaque soir sur scène et chaque fois elle avait cette façon d’occuper l’espace et le temps qui était incroyable. D’un très léger basculement de la tête, elle pouvait radicalement modifier l’atmosphère. Plus tard, elle m’a parlé de son expérience et avoué que la difficulté du métier d’acteur consistait à placer la voix en fonction du visage. J’avais alors 27 ans et je ne comprenais pas exactement ce qu’elle voulait dire. Ce n’est que plus tard que c’est devenu évident pour moi et mon travail.

Vous travaillez actuellement sur un répertoire classique avec les opéras de Gluck.
J’ai toujours considéré comme du plus grand ridicule cette volonté de certains directeurs d’actualiser une œuvre classique. Les œuvres sont éternelles. Je peux réciter Shakespeare chaque nuit. Chaque fois cela sera totalement différent. Le texte n’est pas fixé. Il est riche de milliers de sens différents. C’est exactement la même chose avec ces deux opéras.

Qu’attendez-vous du public ?
Le théâtre doit faire partie de la vie. Il doit être accessible à l’homme de la rue et pas seulement à certaines classes sociales. Il doit être à la portée de tout le monde. À chaque fois, ce que j’essaye de faire c’est donner de l’expérience. C’est pourquoi les formes en elles-mêmes me paraissent ennuyantes, sans intérêt. Elles sont juste un cadre. Ce qui importe c’est la façon dont ces formes génèrent de l’expérience. Mon travail est donc très enserré dans des formes strictes et rigides. Parfois cela fonctionne, parfois c’est un échec.

C’est pour cette raison que la notion de vide est primordiale pour vous ?
Nous sommes actuellement dans une salle vide qui semble silencieuse. En fait, elle possède une musique qu’il faut découvrir, écouter. Il y a là une ligne. Souvent, les chefs d’orchestre débutent la direction de l’orchestre sans prendre en considération la ligne mélodique qui est déjà là, présente dans le lieu avec sa propre qualité. Il est donc essentiel de savoir écouter, savoir se taire. C’est pareil avec les mouvements. Vous devez partir du mouvement qui est en vous pour dialoguer avec la ligne spatiale de l’espace de la scène. Ces lignes sont très difficiles à maintenir. Pour reprendre l’exemple de la marche, si l’acteur s’arrête de marcher sur scène, la ligne de continuité est définitivement rompue. C’est la continuité que je recherche.

Certaines personnes vous qualifient d’artiste minimal, d’autres d’architecte, quelques-uns de poète. Qui êtes-vous en réalité ?
Je suis un artiste. Les étiquettes ne correspondent à rien.

Pouvez-vous nous parler de l’exposition Landowski que vous préparez pour le Petit Palais ?
Dans le cadre d’une exposition, les spectateurs marchent le long d’un espace avec des objets statiques.    
Tout le contraire du théâtre. Lorsque je scénographie une exposition, je cherche à instituer un mouvement à partir des objets. Ici, nous avons débuté avec le titre « Le Temple de l’Homme ». Rapidement, j’ai décidé de construire l’exposition à partir de trois temples, trois lieux autour desquels s’articule le parcours. Le premier, froid et vide, ouvre l’exposition.

Le parcours est-il historique ?
L’aspect historique de l’exposition ne me laisse pas indifférent contrairement à ce que pensent nombre de personnes. Simplement, j’estime que la manière académique, très intellectuelle dont on prend en compte cet aspect des choses n’est pas la plus appropriée. C’est le même problème au théâtre. Les acteurs appréhendent leur rôle sous un angle bien trop spéculatif. Ici, j’ai une structure, des formes. Je crée une configuration, une chorégraphie. Le visiteur doit vivre cette exposition, la ressentir en terme d’expérience. Par exemple, si je touche ce métal, je m’aperçois qu’il est froid. Ce tissu est plus chaud, plus doux au touché. C’est une expérience très concrète. Dans l’exposition, j’essaie dans la mesure du possible de générer le même type d’expérience. Certaines salles sont froides, d’autres plus chaudes, plus soyeuses. Des espaces sont ouverts, quelques autres plus fermés. Sons, couleurs, lumières, espaces doivent s’unir autour des œuvres pour les conduire vers une certaine évidence. La clarté du regard dépend de la qualité de la mise en scène. Ce que je fais au théâtre est similaire.

Quelles furent les personnes vraiment importantes dans votre carrière ?
Mon univers est peuplé de quelques icônes. John Cage, indéniablement. Il constitue pour moi un modèle essentiel. C’est à son contact que j’ai compris que le temps était musique. À 20 ans, je suis parti à New York et les spectacles que j’y ai vus m’ont fait l’effet d’une bombe. Il se passait trop de choses à la fois. Cela me donnait le mal de mer jusqu’à ce que je découvre les constructions de Merce Cunningham et de John Cage qui alliaient musique et danse. C’est là que tout a commencé. Andy Warhol fut également une personne importante pour moi. Lorsque je l’ai connu, j’ai été fasciné par sa façon d’être, par son sens de la couleur. Son style était complet. D’autres artistes de cette période furent également importants pour moi : Bruce Nauman, Robert Morris, et surtout Dan Flavin et Donald Judd. Flavin avait une conception de l’espace très profonde. Judd, comme Andy, travaillait dans tous les domaines : dessin, architecture, design, cinéma, critique...

Comment expliquez-vous que vous soyez plus apprécié en Europe qu’aux États-Unis ?
L’Amérique est un pays extrêmement conservateur notamment en ce qui concerne le théâtre et les spectacles visuels. Cette longue et vieille tradition européenne qui fait votre richesse est absente là-bas. Vous possédez des musées, des maisons de la culture, vous savez ce qu’est le théâtre, la danse, l’opéra. J’ai grandi dans une ville où il n’y avait rien de tout cela. Pas de théâtre, pas de musée, juste un cinéma. À cette époque, vouloir aller au théâtre ou au musée était même considéré comme une preuve de faiblesse morale et de décadence prononcée des mœurs. Malheureusement, le public américain n’est pas curieux. L’inconnu l’effraie. Ici, c’est l’inverse. Regardez l’histoire artistique de la France durant ce siècle. Ce fut absolument phénoménal : Braque, Picasso, Stravinsky...

De Kooning, Pollock, Johns, Warhol, Cage pour les États-Unis...
Oui, mais l’explosion artistique des années 60 a reçu un bien meilleur accueil en Europe. Certains de ces artistes ne sont toujours pas reconnus par le grand public américain. La situation du théâtre est encore plus frappante, plus désespérée. C’est en Europe qu’il est possible de présenter un propos singulier.

Vous avez créé le Watermill Center en 1992. De quoi s’agit-il ?
C’est la grande affaire de ma vie, un espace de 30 000 m2 et un atelier dans un immense bâtiment des années 20, entièrement centré sur la recherche artistique. C’est à la fois un centre de formation et d’essai situé à Long Island, à une heure de New York. Nous y mettons au point des programmes sur l’interconnexion de tous les domaines des arts, architecture, éducation, sculpture, philosophie... C’est là que j’ai conçu presque tous mes travaux. J’y ai notamment préparé la scénographie de l’exposition Landowski. Cet été plus de 180 jeunes sont venus du monde entier. Je me considère comme un apprenti auprès de ces jeunes gens. Nous travaillons sur des projets dont on ne sait pas sur quoi ils déboucheront : un livre, un projet d’architecture, des meubles. En plus des étudiants, j’ai aussi invité des artistes comme Jessye Norman, David Bowie ou Lou Reed pour monter certains spectacles.

Vous êtes un collectionneur réputé, non seulement pour votre incroyable collection de chaises déjà montrée au Centre Georges Pompidou, mais aussi pour vos achats d’art asiatique et de photographies.
Je suis un collectionneur dans l’âme. J’ai commencé tôt, alors que j’étais enfant. J’avais 8 ans lorsque nous sommes allés rendre visite à mon oncle au Nouveau Mexique. Il vivait dans une masure avec de nombreux objets Navajo : couvertures et poteries essentiellement. Il possédait aussi une sublime chaise en bois. Je le lui ai fait remarquer. Deux ans plus tard il me l’a offerte pour Noël. Pour moi ce fut sans doute le déclic qui m’incita à vouloir collectionner. Malheureusement, à sa mort, son fils m’a réclamé cette chaise et je la lui ai finalement rendue. De cette époque date mes débuts de collectionneur. Pour moi les chaises sont essentielles dans mon travail. Elles symbolisent la simplicité des choses, la profondeur de la vie. À l’inverse du concept traditionnel de chaise pour le confort, l’esthétique des chaises que je crée pour la scène est rigide, dure, formelle, avec un dessin très marqué. Je les fabrique pour les regarder. J’aime à les regarder comme des abstractions, comme une manière de penser. Je ne les conçois jamais comme quelque chose d’utile, ni en tant qu’œuvres d’art, mais comme des personnalités, des identités. Je fais une chaise pour le personnage de chacun de mes spectacles : pour Freud, pour la reine Victoria, pour Marguerite Duras, pour Susan Sontag, pour Joan Miró, pour Tchekhov... Personne ne le sait mais ce sont des chaises très intéressantes, avec des influences chinoises et africaines qui m’ont beaucoup marquées. Mais, j’ai d’autres collections notamment un grand nombre de céramiques. Je crois même que dans une de mes vies futures je serai céramiste. Je suis également fasciné par le travail du verre.

Et l’art contemporain ?
Des dessins de Donald Judd, d’Agnes Martin, d’architecture également. J’aime le dessin. J’aime les faire, j’aime les regarder. Chaque travail débute par le dessin.

Le succès est-il important pour vous ?
Dans le succès, ce qui me plaît, c’est d’avoir rendu au moins quelques personnes heureuses.

PARIS, Théâtre du Châtelet, tél. 01 40 28 28 00, 8-24 octobre. À lire : Franco Quadri, Franco Bertoni, Robert Stearns, Robert Wilson, éd. Plume, 240 p., 350 F.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°510 du 1 octobre 1999, avec le titre suivant : L’œil de Bob Wilson

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque