Histoire de chaises anglaises

L'ŒIL

Le 1 novembre 1999 - 1891 mots

Ce mois-ci le Victoria & Albert Museum de Londres réunit ses plus beaux chefs-d’œuvre lors d’une grande exposition baptisée « A Grand Design ». La chaise étant le meilleur miroir de son époque, L’Œil a choisi de faire un parcours dans le temps, à travers un choix de sièges anglais les plus remarquables. L’occasion de retracer
le passé et le présent de l’un des plus beaux musées des arts décoratifs du monde.

Tout être humain commence à vivre assis, accroupi dans le ventre de sa mère. La position assise reste donc un souvenir de confort délicieux, et le siège représente la silhouette parfaite du corps humain. Depuis la nuit des temps, architectes, artisans, designers ont planché sur ses meilleures positions possibles, du point de vue du confort aussi bien que de la symbolique sociale. Car, plus encore que le reste du mobilier, la chaise a toujours été le miroir de son époque. Dis-moi comment tu t’assieds et je te dirai qui tu es... Qu’en est-il de l’exemple anglais, considéré aujourd’hui comme l’un des plus créatifs ?

La beauté nue d’Adam et de Chippendale
Au XVIIIe siècle, le néoclassicisme anglais s’appelle le style Adam. Du nom de l’architecte Robert Adam dont habituellement les fauteuils présentent des dos ajourés aux lignes sinueuses et frêles représentant l’urne, la lyre, l’écu. Le style Adam correspond toujours à une simplification. On copie les motifs des récentes découvertes archéologiques du monde antique méditerranéen – les Anglais furent les premiers à le faire –, on allège les lourds motifs palladiens auparavant en vogue, on bannit les fanfreluches rococo venues de France. Dans ce fauteuil doré, imposant, assez carré, l’Antiquité est bien présente avec ses ornements sculptés, ses pieds en griffes de lion, ses feuilles d’acanthe, le rouge avec l’or. Mais pas de fantaisies inutiles. À l’apogée du style Adam, règne le stucco blanc qui revêt les maisons et leurs porches à colonnes. Les sièges les plus simples sont en acajou souvent incrusté ou en citronnier décoré de motifs peints : camées, guirlandes rappellent la délicatesse de cette époque qui fut celle des peintres Reynolds et Gainsborough. Le style Adam se veut spécifiquement anglais et synonyme de grâce et d’élégance dans la sobriété. C’est l’ère des médaillons et des frises, des murs moulurés roses ou vert tendre, des gris et des jaunes paille, des rideaux en damas assortis aux tentures murales, des célèbres fauteuils en cuir garnis de crin. Le meilleur ébéniste du moment, Thomas Chippendale, utilise beaucoup l’acajou venu des Antilles, travaille souvent avec les frères Adam et écrit en 1754 ce qui deviendra une sorte de bible, le Gentlemen and Cabinet’s Maker’s Guide. Adam ne popularisera pas uniquement les styles grec et romain mais aussi l’étrusque qui fit rage dans les grandes demeures autour de 1760. À la même période on abuse parfois des lattice-works, légers motifs croisillonnés, à l’intérieur des dos ovales, souvent inspirés, mais toujours modérément, du répertoire ornemental gothique, comme pour cette chaise signée Walpole et Bertley. Horace Walpole impose le renouveau de son gothique « collégial », en opposition au gothique plus pointu dit « de château ». Il orne en 1765 sa magnifique demeure de Strawberry Hill d’arcs brisés en accolade ouvrant la voie à ce que l’on appellera plus tard le style jacobéthain, plus populaire et plein de vitalité, qui affirmera surtout que l’Angleterre est devenue un empire protestant. Un style que l’on retrouve, magnifié et fantasque, dans les romans de Walter Scott. Alma-Tadema était au XIXe siècle, l’un de ces peintres victoriens qui connurent une gloire démesurée, se firent anoblir, puis tombèrent dans les oubliettes. Sir Lawrence Alma-Tadema donc, spécialiste des scènes de jeunes femmes en fleurs et en tuniques drapées, alanguies au bord de piscines antiques en marbre, ne fit que de très rares meubles dont ce fauteuil extravagant où il mélange des arabesques en incrustations de nacre, mi-grecques et mi-romaines, à des pompons, de lourds glands, des ganses et des passementeries terriblement XIXe. Il donne une bonne idée de ce qu’a pu être alors l’engouement pour ces ateliers d’artistes surchargés d’objets de styles différents, hors de toute notion de bon goût. À la fin du XIXe siècle, ces lieux chics et huppés prônent l’exotisme à tout va, qu’il soit antique, chinois, japonais, mauresque comme la maison de Fortuny à Venise ou celle de Pierre Loti à Rochefort. Towsend House, la demeure de Alma-Tadema, est grandiose avec son entrée mauresque, sa chambre d’or aux plafonds sculptés et ses effets de bric-à-brac pittoresque. Ce fauteuil est une commande passée au peintre par le collectionneur américain Henry G. Marquand pour son salon de musique de New York. Il reste un cas particulier, à mille lieux de l’esprit des sièges de William Morris qui lui sont contemporains, ou de ceux qui peuplaient la maison du peintre Dante Gabriele Rossetti, au 16 Cheyne Walk.

L’utopie des Arts & Crafts
Avec Burnes Jones, Rossetti régnait sur le mouvement préraphaélite et défendait ardemment la cause de William Morris et de son mouvement des Arts & Crafts, dont le style très complexe marie romantisme et nostalgie médiévale, simplicité rustique, richesse des couleurs, penchant pour les arts décoratifs, amour pour la nature. Créée par William Morris le socialiste, cette association d’artistes et d’artisans née, entre autres, des théories du critique d’art John Ruskin, fit l’effet d’une vraie révolution au sein d’un siècle à la décoration souvent décadente, éclectique, confuse, où l’on copie tout et parfois fort mal. C’est justement à cette époque foisonnante que naît le Victoria & Albert Museum, dans un souci venu à point nommé, de faire revivre et d’étudier les réalisations artisanales du passé. Les sièges de William Morris se caractérisent par leur robustesse, et sont souvent adaptés de modèles rustiques anglais du XVIIIe siècle comme, par exemple, la célèbre chaise Sussex dessinée en 1865 par Rossetti. La devise de Morris étant : « N’ayez rien dans votre maison que vous ne sachiez être utile ou que vous ne croyiez être beau ». Position qui tranche avec le style victorien étouffant, elle annonce les idées d’un Mackintosh ou de la Secession viennoise. Parallèlement au mouvement Arts & Crafts, œuvrait avec beaucoup de succès le non moins étonnant Christopher Dresser (L’Œil n°495). Farouchement individualiste, il crée des formes encore plus simplifiées et plus géométriques, moins coûteuses aussi car de fabrication moins artisanale. Avec une nette influence japonaise, et non japonisante, dans ses chaises très modernes.

Mackintosh et le style de Glasgow
Bien que le XIXe siècle, en Angleterre, comme ailleurs, ait été un incroyable fourre-tout, le néogothique côtoyant le classicisme revisité, et divers styles exotiques s’entremêlant avec la passion du théâtral, à la fin du siècle la tendance allait nettement vers un plus grand souci d’unité décorative. En même temps que l’éclosion de l’Art Nouveau, immortalisé et diffusé par Liberty et son magasin ouvert à Londres en 1875, se frayaient non sans peine les nouvelles idées du génial créateur écossais, Charles Rennie Mackintosh. Après l’heure du pastiche, celle d’une certaine austérité avait sonné. Le style de Glasgow, comme on l’appellera aussi, répond à une réalité sociale et à un besoin croissant d’hygiène et de confort. D’où le coin-thé près de la cheminée, la propreté du blanc dans cette ville rouge brique mais noire de suie. On conjugue ascétisme et rigueur avec un certain maniérisme dans la froideur. Mackintosh, qui influencera autant Josef Hoffmann que Frank Lloyd Wright ou Richard Meier, invente un type de chaises très curieux. Une chaise-écran, avec un long dossier hiératique de presque 1, 50 m. Le bois est plié comme une lame tendue et se termine souvent par une sorte d’appuie-tête. Pas de motifs, mais une déclinaison obsessive du motif de la grille, de l’échelle. Très souvent il perce un carré de neuf carrés d’un pouce de côté, comme une marque de fabrique mystérieuse. Pour le salon de thé d’Argyle Street, inauguré à Glasgow en 1897, l’appuie-tête ovale qui coiffe les chaises s’ajoure d’une découpe dite « à la mouette ». Étrangement il semble toujours vouloir traiter le bois comme si c’était du métal. Plus tard, en 1916 il modernise la maison de l’industriel Bassett-Lowke à Northampton, lui imposant partout la trame d’un treillis carré.
 
Contreplaqué, polypropylène et tôle d’acier plié
La période moderne n’a pas donné naissance en Angleterre à des remises en question ni à des mouvements révolutionnaires comme il y en eut en Allemagne dans les années 20 et 30. Pas de Bauhaus dans l’île qui s’est un peu assoupie après la Première Guerre mondiale. Les nouveaux designers comme on les appelle désormais, se contentent de capter l’air du temps. D’être des modernistes bon teint comme Ambroise Heal, grand ébéniste qui optera sans hésiter pour les tubes d’acier chromé. Denham Maclaren se contente d’appliquer les préceptes de Le Corbusier ou de Gropius, en tempérant leur sévérité par des ajouts luxueux et sophistiqués dans la ligne de l’Irlandaise Eileen Gray. Ainsi à l’audace du verre et du métal, il oppose la peau de zèbre. Plus tard dans les années 50 régneront Robin et Lucienne Day, un peu à la manière de Charles et Ray Eames aux États-Unis. Robin Day crée la célèbre chaise Hillestack empilable et en contreplaqué puis, en 1962, les chaises en polypropylène Mark I et Mark II qui se vendront à des millions d’exemplaires. Le Victoria & Albert Museum lui fera une rétrospective en 1981 et cette année, Tom Dixon, brillant créateur actuel, a choisi de le rééditer dans le nouveau catalogue Habitat. Sa femme Lucienne, elle, réalise les plus beaux tissus anglais des années 50. Parmi la génération suivante, l’architecte Nigel Coates se détache nettement par son esprit original, aussi brillant dans l’invention d’une chaise que d’une ville entière. Enfant terrible des années 80, il crée quantités de bars et de restaurants jusqu’au Japon comme le fameux Métropole. Son Noah Armchair de 1988 a été créé pour le restaurant Arca di Noe de Milan. Il faut aussi retenir sa Legover Chair, élastique comme de la guimauve que l’on peut transformer comme on veut et qu’il a présenté à l’exposition « Le pouvoir du design érotique », dont il a aussi fait la mise en espace très remarquée au Design Museum de Londres en 1997. Il travaillera d’ailleurs un temps avec le jeune Ron Arad (L’Œil n°494) qui sort de la même école que lui, l’Architectural Association de Londres. Ce jeune architecte d’origine israélienne s’impose vite comme le Vulcain de la soudure, chef de file d’un design subversif, façon destroy avec ses meubles en tôle d’acier plié, compressé aux formes massives ou à vif, aux surfaces caissonnées, bosselées sur lesquelles les reflets jouent aux anamorphoses. Après être passé maître dans la pièce unique et expérimentale, Ron Arad, véritable star du design anglais contemporain, s’adoucit et travaille aujourd’hui sur la flexibilité de la ligne ondulante. La courbe devient reine et il crée une infinité de sièges aux balancements et aux contrebalencements très étudiés. Enfin il attaque la spirale avec sa célèbrissime bibliothèque en ruban d’acier enroulé. Désormais les plus grandes firmes comme Kartell, Poltronova, Moroso éditent ses plus célèbres sièges ainsi que la fidèle société Vitra qui vient de présenter, au dernier Salon de Milan, sa chaise Tom Vac dont l’assise et le dossier sont d’une même coque en plastique souple. Même Ron Arad le rebelle s’incline désormais devant l’ergonomie et le confort.

LONDRES, Victoria & Albert Museum, jusqu’au 16 janvier, cat. V. & A. Publications, £ 50.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°511 du 1 novembre 1999, avec le titre suivant : Histoire de chaises anglaises

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