Beaubourg à la recherche du sacré

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 29 mai 2008 - 1168 mots

Beaucoup croyaient Beaubourg rangé des expositions qui font date. C’était ne pas compter avec « Dada » en 2005, « Airs de Paris » en 2007 et aujourd’hui avec « Traces du sacré » qui mesure plus d’un siècle d’art à l’aune des questions spirituelles et métaphysiques du XXe.

Trois ans et demi de préparation et les deux commissaires associés n’ont toujours pas l’air d’avoir épuisé le sujet. Angela Lampe, conservatrice au Musée national d’art moderne et spécialiste notamment de Georg Baselitz, et Jean de Loisy, électron libre et intuitif (lire L’œil n° 600), continuent de fouiller les décombres du sacré avec une belle complémentarité, la formation d’historienne de l’art de la première tempérant la fougue parfois débridée du second.
Alors, qu’en est-il de cette célébration œcuménique du sacré ? Que recèle cette exposition annoncée, attendue, redoutée ? Doit-on s’attendre au sentiment de dissolution de l’éclectique « Le Temps, vite ! » (2000) ou à la sécheresse de la (trop) érudite « Sons et Lumières » (2004) ? « Traces du sacré » revendique les prises de position de ces deux précédents ; elle sera transdisciplinaire et résolument intellectuelle. Rigoureuse et intuitive, structurée et gourmande, à l’image de ses créateurs.
« Traces du sacré » tient à combler une vacance très française : l’absence d’exposition marquante sur l’art des croyances au xxe siècle, un art spirituel affranchi de toute tutelle religieuse.
Le pas a déjà été franchi en 1986 à Los Angeles avec « The spiritual in Art, abstract painting 1890-1985 », puis dans « Occultisme et avant-garde de Munch à Mondrian, 1900-1915 » à la Schirn Kunsthalle de Francfort en 1995. Les deux cent cinquante-sept œuvres de la première dressaient un nouveau panorama du siècle, nourri des thèses énoncées par Ringbom et Welsh dans les années 1960 sur les liens entre spiritualité, mysticisme et abstraction. Réitérer « l’audace et l’érudition » de ce premier exemple, tel est le dessein des commissaires de « Traces du sacré ». En Allemagne, c’est une giga-exposition d’environ huit cents œuvres qui cernait seulement deux décennies artistiques dans une pluridisciplinarité débordante. Et chez nous ? Profil bas et toujours cette fâcheuse tendance, comme le souligne Angela Lampe dans l’excellent catalogue – véritable bible encyclopédique –, à faire l’amalgame « entre l’art sacré et le sacré de l’art ».

Du désenchantement à la sécularisation du monde
Les deux maîtres mots qui rythment toutes les présentations du projet français sont désenchantement et sécularisation. Le parcours, dont la trame est à la fois chronologique et thématique, pose donc la question : que reste-t-il du sacré dans ce siècle laïc ?
Depuis l’émancipation de l’art vis-à-vis du religieux et l’affirmation d’esprits profanes non moins spirituels, l’exposition croise le fer avec la psychanalyse, la science, l’occultisme (jusqu’au satanisme), le chamanisme, les « trips » psychotropes, la religion. En tout, vingt-quatre entrées thématisées, nourries d’histoire, de philosophie, de théologie et d’art, et surtout une indéfectible croyance en l’art, voilà certainement le point d’entente cordiale entre Angela Lampe et Jean de Loisy. La base d’une aventure littéralement « racontée » qui compte bien ne pas ménager ses effets, une exposition « habitée » et spirituelle, jouant de sons, de petits espaces intimes proches du naos et de grandes perspectives célébratives.
 « Traces du sacré » est aussi un moment rare tant les prêts prestigieux sont légion, venus nourrir ce nouvel esprit du sacré. Seulement cinquante-six œuvres proviennent du MNAM. De l’aveu de Jean de Loisy, le parcours est dense, prenant peut-être le risque de la saturation. Difficile en effet de se refréner sur un sujet pareil.
Le duo s’est d’ailleurs offert de nouvelles interprétations, notamment avec la Forme unique de continuité dans l’espace (1913), sculpture futuriste de Boccioni dont l’observation attentive a révélé une croix ! Les révélations suivent dans la salle dédiée à l’homo novus avec la conjonction des œuvres de Frantisek Kupka, Paul Klee, Marc Chagall et Adel Abdessemed.

L’homme est la figure centrale du xxe siècle, plus que Dieu
Construites à partir d’un point nodal, intellectuel et physique, tourmenté, constitué des salles « Eschatologie », « Apocalypse I et II », ces « Traces du sacré » dressent le portrait d’un siècle de création tantôt radieuse et quasi extatique, tantôt inquiète, presque désespérée. L’homme y est la figure centrale bien plus que Dieu. C’est là une différence fondamentale. « Le spirituel religieux et sa représentation dogmatique cèdent la place à une quête métaphysique intériorisée qui se nourrit de sources occultes et mystiques, de lectures, philosophiques et littéraires, de la découverte d’autres cultures et rites, de textes sacrés, de nouvelles expériences perceptives et de désir de profanation », écrit Angela Lampe à propos des années 1900. Le processus de sécularisation s’avère autant destructeur que constructif, étonnamment pluriel. Mais il est difficile de ne pas enfermer les œuvres dans une vision unique et restrictive, de laisser s’épanouir leur latitude.
L’exposition a beau avoir été conçue dans ce souci de ne pas contraindre les lectures, elle offre des hypothèses déstabilisantes qui marquent. Et comme toujours avec ce type d’événement, on peut aussi jouer au jeu des absents. On pointe déjà l’étonnante absence des « néoluministes », James Turrell en tête, et de l’art minimal dans son entier. Bien sûr, « Traces du sacré » ne prétend pas à l’exhaustivité, mais ces deux cas surprennent en regard du sérieux de l’entreprise. À suivre…
Entre la visite et la lecture de l’expansif catalogue, il sera bien temps de réfléchir à cette vision du sacré et, pourquoi pas, de compléter avec les satellites plus ou moins officiels de l’opération, des peintures démentes d’Aleisteir Crowley au Palais de Tokyo aux abstractions précoces de Hilma af Klint (lire p. 47), jusqu’au raout contemporain de Francesco Bonami à la Villa Manin en Italie, ce dernier pariant sur le divin et ses avatars. 2008 sera sacrée. C’est dit.

L’exposition

Chronologique et thématique, « Traces du sacré » aborde les problématiques suivantes :

La remise en question du divin au XIXe siècle
Friedrich, Carl Gustav Carus, Henry de Groux, Munch...

La pensée ésotérique, alternative à la religion
Steiner, Mondrian, Duchamp, Crowley, Usco, De Dominicis…

La place de l’homme et sa relation au religieux depuis la psychanalyse, la photo, les rayons X...
Delville, Kupka, Chagall, Otto Dix, Adel Abdessemed…

La transposition du divin dans la nature
Friedrich, Franz Marc, Erich Heckel, Arp, Klee...

Les aspirations d’une nouvelle société spirituelle, des attentes aux désillusions de la Première Guerre mondiale
Dix, Kandinsky, Lehmbruck, Beckmann, Perramant...

L’influence de l’art des peuples « premiers » sur les artistes occidentaux
Rodin, Bourdelle, Nijinski, Derain, Nolde, Kirchner, Picasso, Brauner, Breton…

La remise en cause de la ferveur religieuse par l’iconoclasme
Grosz, Ernst, Picabia, Dalí­, Man Ray, Garouste, Mounir Fatmi...

Le retour au sacré après la Seconde Guerre mondiale
Rouault, Bacon, Smithson, Nauman, Léger, Matisse, Le Corbusier, Lurçat, Beuys...

La constitution d’un art américain en réaction aux conflits européens
Masson, Pollock, Rothko, Mullican, Paalen, Newman, Smithson, Étienne-Martin, Collier...

L’influence de l’art et de la pensée orientale sur l’art occidental
Degottex, Klein, Reinhardt, Paik, Cage, Couturier

Le catalogue de l’exposition : Traces du sacré, sous la dir. de Mark Alizart, éd. du Centre Pompidou 440 p., 326 Ill. couleur, 49,90 euros.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°603 du 1 juin 2008, avec le titre suivant : Beaubourg à la recherche du sacré

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