La Hollande, l’autre comté des Primitifs

Par Sophie Flouquet · L'ŒIL

Le 23 avril 2008 - 1346 mots

Des peintres primitifs des anciens Pays-Bas, l’histoire de l’art n’a retenu que les Flamands. À Rotterdam, jusqu’au 25 mai 2008, une exposition unique rend justice à leurs contemporains méconnus du comté de Hollande.

Lorsque l’on parle des peintres primitifs des pays du Nord, ce sont les noms des Flamands qui viennent immédiatement à l’esprit : Jan Van Eyck, Hans Memling, Rogier Van der Weyden, Hugo Van der Goes, Jérôme Bosch… Mais qui pense, hormis quelques rares spécialistes, à Geertgen tot Sint Jans – Gérard de Saint-Jean – ou Cornelis Engelbrechtsz, pour ne citer que les moins inconnus. Force est en effet de constater que, avant la fin du xvie siècle, la peinture des Pays-Bas du Nord est presque totalement méconnue du grand public.
Les raisons de cet oubli, que l’histoire de l’art tente de combler depuis plusieurs années, sont multiples. La complexité de la géographie politique des anciens Pays-Bas (lire encadré p. 70) y tient une large part. Mais l’ampleur des pertes liées aux aléas de l’histoire a aussi joué pleinement
son rôle, ces contrées ayant été le terrain de nombreux affrontements. Les destructions ont d’abord été provoquées par les crises iconoclastes lancées par les calvinistes, dont la plus désastreuse eut lieu en 1566,
puis les incendies et les guerres ont souvent parachevé ce grand mouvement de destruction. Un très large pan de la production picturale, notamment religieuse, de l’ancien comté de Hollande a ainsi été réduit à néant.

De nombreuses œuvres détruites
Les églises hollandaises aux murs blancs dénués de décors, comme l’illustrent les célèbres toiles d’Emmanuel de Witte (1617-1691), n’appartiennent pas à la réalité médiévale et renaissante. Fresques, sculptures polychromes et retables peints ont en effet orné toutes les églises jusqu’à la rupture provoquée par le protestantisme à partir de 1520. Mais cette production est aujourd’hui réduite
à l’état de vestiges.
Aucune fresque ni même peinture sur toile connue par les archives n’ont survécu. Seuls nous sont parvenus quelques panneaux sur bois, provenant pour la plupart de retables démantelés, ainsi que quelques sculptures sur bois polychromes. Le matériau disponible pour les historiens d’art reste donc très maigre, mais il est conforté par quelques précieuses sources historiques, dont le célèbre texte de Karel Van Mander (1548-1606), le Livre des peintres, publié en 1604 et contenant un livre entier consacré aux peintres des Pays-Bas et d’Allemagne.
Monter une exposition sur ce sujet relevait donc de la gageure. Si le musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam s’y est attaqué, c’est grâce à une opportunité : le prêt exceptionnel de 17 panneaux appartenant au Rijksmuseum d’Amsterdam qui, étant fermé pour travaux, a accepté de s’en séparer temporairement. Ce lot est venu s’adjoindre à la dizaine d’œuvres conservées à Rotterdam et à d’autres prêts tout aussi précieux.
Étant donné la fragilité des peintures, cette exposition unique vise à marquer un jalon dans la connaissance de la peinture hollandaise de la fin du Moyen Âge, poursuivant les recherches entreprises entre 1924 et 1937 par Max Friedländer puis, dans les années 1980, par Albert Châtelet. De nombreuses peintures ont par ailleurs été confiées aux scientifiques afin d’affirmer ou d’infirmer leur datation par le biais de la dendrochronologie,
étude des cernes du bois des supports, et de la réflectographie infrarouge.
Le parcours de l’exposition se déroule en soixante œuvres, enrichies de quelques objets et sculptures polychromes, proposant ainsi un panorama relativement complet destiné à illustrer la peinture des « Primitifs hollandais » de la fin du xve siècle. Seules quelques pièces majeures mais intransportables n’en font pas partie – deux Geertgen conservés à Vienne n’ont, sagement, pas été déplacés. L’ensemble est uniquement à sujet religieux, l’art du portrait prenant son essor après la Réforme.

Les échanges Sud-Nord
Si Bruges puis Anvers, par leur puissance, ont longtemps attiré la plupart des artistes nordiques, quelques centres de premier plan ont également émergé au nord des Pays-Bas.
C’est le cas notamment de Haarlem, qui devient un grand centre artistique dès la seconde moitié du xve siècle. Karel Van Mander y avait déjà identifié trois artistes : Dirk Bouts, le plus connu, écarté de l’exposition car sa carrière s’est déroulée à Louvain, au sud, mais aussi Albert Van Ouwater et Geertgen tot Sint Jans, né à Leyde mais actif à Haarlem.
D’après Van Mander, Ouwater aurait été l’un des premiers à introduire la peinture à l’huile dans les provinces du Nord, sur le modèle de Van Eyck. Sa peinture dénote aussi l’influence de Rogier Van der Weyden et de Petrus Christus, mais aussi d’un goût précoce pour le paysagisme. Son œuvre phare, La Résurrection de Lazare, conservée à Berlin, n’a toutefois pas pu être prêtée.
Des liens et des échanges ont donc existé avec les provinces du Sud, mais aussi avec les contrées germaniques, rendant difficile la caractérisation d’une spécificité hollandaise. Actif dans les années 1480, Geertgen, un élève de Van Ouwater, fut le peintre le plus important de la ville. Il disparut prématurément à l’âge de 28 ans. Une quinzaine de panneaux au total lui sont attribués, même si plusieurs laissent supposer l’intervention d’autres artistes, collaborateurs d’atelier ou suiveurs. L’origine de son surnom est connue : il lui aurait été donné en raison de ses liens avec le couvent des chevaliers de Saint-Jean qui l’hébergeaient et pour qui il a exécuté un grand retable.
D’autres noms émergent dans cette école de Haarlem. Jan Mostaert, excellent portraitiste, qui semble avoir été influencé par la peinture de Geertgen alors que le Maître de la Sybille de Tibure paraît plus marqué par le travail de Dirk Bouts.

Les écoles de Leyde et de Delft
Quelques autres villes du comté de Hollande furent des foyers plus modestes. Si La Haye, qui a connu une importante école de miniature, décline dès le milieu du XVe siècle, des villes telles que Leyde et Delft permettent l’éclosion d’artistes importants.
Leyde, foyer maniériste rival d’Anvers, est alors dominée par la figure de Cornelis Engelbrechtsz, animateur d’un atelier où ont travaillé ses trois fils et qui forma Lucas de Leyde. Ses œuvres, d’un style très graphique, sont reconnaissables à leurs figures étirées et à leurs contrastes colorés. Ravagée par le feu en 1536, Delft reste alors un centre actif de production de manuscrits enluminés. Le Maître de la Virgo inter Virgines – nommé ainsi pour son tableau le plus célèbre, conservé à Amsterdam, la Vierge entre les Vierges –, amateur d’effets dramatiques et d’une palette très sobre, est alors l’un des brillants représentants de cette école. Amsterdam reste alors en retrait, le premier artiste connu étant Jacob Cornelisz Van Oostsanen, né vers 1472, qui anime un large atelier ou passa notamment Jan Van Scorel.
Outre son intérêt pour les chercheurs, cette exposition révèle une autre chose : c’est aussi l’âpreté du style de ces Primitifs, vite balayée par la monumentalité maniériste qui s’impose dès le milieu du XVe siècle, qui a provoqué leur oubli.

Les Pays-Bas au XVe, un casse-tête géopolitique

Au tournant des xve et xvie siècles, la géographie politique des anciens Pays-Bas est si mouvante qu’il est facile de s’y perdre. L’histoire de l’art retient en général deux entités : les provinces du Sud, soit l’ancienne Flandre avec de brillants centres tels que Bruges et Anvers, et les provinces du Nord, dont le comté de Hollande, avec des villes comme Haarlem, Delft ou Leyde. Or cette scission n’est intervenue qu’en 1579, soit bien après la période qui concerne cette exposition.
Au XVe siècle, les Pays-Bas, encore unifiés, sont placés sous la domination bourguignonne. Par le jeu des dévolutions successorales, Philippe le Hardi, par son mariage avec la fille du comte de Flandre, puis ses successeurs étendent progressivement leurs possessions sur les Flandres. La dynamique est brisée en 1477, quand la fille de Charles le Téméraire épouse Maximilien de Habsbourg, faisant tomber les riches possessions flamandes dans l’escarcelle impériale. Passés sous domination espagnole, les anciens Pays-Bas sont le terrain d’affrontements entre catholiques et réformés. L’empereur Charles Quint (1500-1558) y luttera contre le protestantisme, mais les crises iconoclastes toucheront violemment le nord des Pays-Bas, qui finiront par rompre avec les Habsbourg d’Espagne en 1579, donnant naissance aux Provinces-Unies, le Sud restant catholique et sous domination espagnole.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Dutch Primitives » jusqu’au 25 mai 2008. Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam, Pays-Bas. Ouvert du mardi au dimanche de 11h à 17h, fermé le 30 avril. Tarifs : 9 s et 4,5 s. www.boijmans.nl

Du côté de la sculpture... Avant de venir définitivement enrichir les collections du musée, une récente donation de sculptures médiévales fait également l’objet d’une exposition au Museum Boijmans Van Beuningen. La donation Jacques Schoufour et Inge Martin rassemble soixante sculptures provenant des Pays-Bas, du nord de la France et du sud de l’Allemagne. L’un des aspects les plus remarquables de l’exposition est l’excellente conservation de la polychromie de nombreuses pièces, qui permet d’imaginer l’intérieur coloré des églises médiévales.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°602 du 1 mai 2008, avec le titre suivant : La Hollande, l’autre comté des Primitifs

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