Art contemporain

Les artistes avant et pendant les événements de Mai 68

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 22 avril 2008 - 2076 mots

PARIS

Les ateliers populaires masquent la difficulté des artistes à dépasser leur rôle de témoin engagé pendant les journées de mai. C’est aussi que tout s’est passé avant.

Marcel Duchamp, 81 ans, de passage en Europe et encore vert, consigne les événements dans une lettre datée du printemps 68 : « Nous avons quitté Paris le jour où l’essence s’est mise à manquer – avec un plein d’essence et un jerrycan de vingt litres nous sommes parvenus jusqu’à Bâle (Suisse). Nous avons passé dix jours très agréables à Lucerne, pris à Zurich un avion pour Londres (interview télévisée pour la BBC). » Et à un ami qui l’interroge sur sa position, Duchamp répond laconique, mais non sans malice : « Je suis trop vieux pour me mêler de ce qui ne me regarde pas et même pour avoir une opinion sur tout ce non-sens. »
Où sont les artistes en 68 ? Le mouvement leur doit-il quelque chose ? Comment les événements s’invitent-ils dans leurs pratiques, comment le politique investit-il le champ de l’art ? « Une petite minorité d’artistes était réellement concernée. Comme Fromanger, Le Gac, Gilles Aillaud et quelques autres », note Pierre Buraglio, 29 ans à l’époque, déjà reconnu comme peintre et membre actif de l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, dont les Beaux-Arts de Paris vont rapidement devenir le bastion. « La plupart des artistes suivaient, poursuit-il. Il aurait d’ailleurs été bien difficile pour l’un d’entre eux de s’opposer à un tel mouvement. Ou en tout cas d’y résister publiquement. » Sans être hostile, loin s’en faut, la génération d’après-guerre se montrera malgré tout plus passive et, en art comme ailleurs, la coupure entre les générations est consommée.

Au moment des événements, la Figuration narrative et BMPT
Qu’en est-il alors du paysage artistique avant que ne flotte le drapeau rouge sur le toit des Beaux-Arts ?  Avant que le sculpteur Ipoustéguy n’envisage de repeindre en rouge la coupole de la Sorbonne ? L’inventaire des mouvements devient hasardeux, mais le travail critique d’émancipation et d’explosion des cadres esthétiques en vigueur est, lui, déjà entamé.
1968 : Warhol ferme la Factory, ouvre son agence. Le Belge Marcel Broodthaers imagine son musée d’Art moderne. Département des aigles virtuel et mobile en forme de critique muséologique. 1968 encore : Richard Serra, Robert Morris, Donald Judd s’installent sur le devant de la scène internationale, et les artistes du Land Art augmentent leur champ d’action en intervenant sur et dans le paysage. 1968 toujours : le corps vivant se fait matériau et l’action, message politique.
À Paris, Robert Rauschenberg est exposé au musée d’Art moderne de la ville de Paris, le Nouveau Réalisme vit ses dernières heures tandis que se multiplient performances et happenings. Dans le camp de la peinture, l’abstraction et, avec elle, le mouvement support/surface se partagent le débat pictural avec un groupe de transfuges de l’abstraction devenus les acteurs de la Nouvelle Figuration (la Figuration narrative) dès le début des années 1960. Beaucoup se retrouvent déjà sur le terrain du politique au sein de la Jeune Peinture et vont traverser Mai 68 en se posant la question de la pratique et des enjeux de leur médium. Comment continuer à peindre ?
Pour Bernard Rancillac, Eduardo Arroyo, Henri Cueco, la Nouvelle Figuration pourrait bien devenir le lieu d’une ultime peinture d’histoire. En 1964 déjà, Arroyo plaidait pour une participation totale au réel. « Accuser, dénoncer, clamer, écrivait-il, et ne pas fuir les sujets tabous tels que la politique et la sexualité. » Mais du côté des abstraits, l’attelage du politique et d’une peinture irréductible suscite quelques désarrois. « Je me suis dédoublé, raconte Pierre Buraglio. Si j’avais voulu peindre en accord avec ma position politique, j’aurais dû peindre Mao et Lénine et me serais dédié en tant qu’artiste. Si je continuais à peindre comme je le faisais, je n’étais plus conséquent politiquement. J’ai bien expérimenté quelques alternatives, mais rien ne m’a convaincu. J’ai donc suspendu mon activité de peintre, et pour un bout de temps. »
Pour d’autres, comme Olivier Mosset, engagé aux côtés de Buren, Parmentier et Toroni dans une pratique radicale réflexive et éminemment politique, l’occasion est au contraire trop belle. « Dès avant 68, nos intentions picturales critiquaient les conditions du moment », se souvient Mosset. Répétition, neutralité, anonymat, les impératifs défendus en 1967 par BMPT vont à l’assaut musclé de la peinture expressive de l’époque, de l’objet d’art et, en tout premier chef, des institutions. « Je n’avais pas envie de profiter de 68 pour donner de l’importance à la peinture, mais pour moi, justifie Mosset, il était évident qu’il fallait continuer. Nous étions dans un processus artistique qui le permettait. Dans notre esprit, nous participions même à la lutte en peignant. » Et d’ajouter dans un sourire : « Je me suis même dit qu’il y avait une forme de logique à tout ça. Malevitch avait fait un carré noir en 1915, deux ans avant la révolution de 1917. Moi, je faisais un rond noir sur fond blanc en 1966, deux avant celle de 1968 ! »
Beaucoup raccrochent alors pinceaux ou caméras le temps des événements, plus militants et colleurs d’affiches qu’artistes en quête de solutions plastiques en réponse aux événements. « Tout le monde n’a alors que des mots, des slogans à la bouche, et les murs en sont saturés, regrette le critique et historien Paul Ardenne. Dans ce paysage verbeux conformiste, les bandes noires et blanches de Buren sont la seule ponctuation radicale. »
Il y aura d’autres initiatives en marge des ateliers populaires. Cueco fait diffuser des lithographies par des ouvreuses de cinéma à Versailles ; Calder, Alechinsky, Rebeyrolle ou Hélion signent des affiches de soutien. Dans le même temps, des artistes et cinéastes comme Olivier Mosset, Serge Bard et Philippe Garrel se lancent dans la production/réalisation des films Zanzibar, rares petits bijoux tournés dans l’esprit et le moment du printemps 68. Y participe même Caroline de Bendern, qui deviendra l’égérie de la révolution, la Marianne de Mai 68, fameuse photo de Jean-Pierre Rey, visage grave et drapeau nord-vietnamien à la main, juchée sur les épaules d’un autre diable d’artiste activiste, Jean-Jacques Lebel.

Les ateliers populaires tournent à plein régime
Dans l’effervescence des ateliers populaires, c’est une partition bien plus programmatique qui se joue. Quant aux affiches qui y sont produites, il n’est pas question de déroger à la doctrine de l’anonymat. Aujourd’hui, les langues se délient bien un peu. Fromanger aurait dessiné la première affiche « CRS SS », l’Argentin Julio Le Parc ou Gilles Aillaud s’y essaient, Bernard Rancillac retranscrit la fameuse photo de Cohn-Bendit par Caron et lui adjoint le slogan : « Nous sommes tous des Juifs et des Allemands », devenu « Nous sommes tous indésirables ». Mais ni Mosset ni Cueco ou Buraglio ne se lancent dans l’affiche politique.
Les « moyens du métier » rendaient la réponse impossible. « C’était particulièrement vrai pour moi, admet Buraglio. J’étais engagé dans une peinture de distance, de refus de la figure, en retrait de l’événement. Je pouvais répondre à l’événement par ma présence physique, mais pas par l’acte artistique. Du reste, les amateurs étaient plus inventifs que nous. Nous aurions été incapables d’avoir une telle liberté de langage. Et quand on s’y essayait, quand les dessins d’artistes reconnus passaient sur les fils aux côtés des autres pour être soumis à la vox populi, ils n’étaient pratiquement jamais retenus ! » Martial Raysse en aurait fait l’amère expérience.
L’épisode des ateliers populaires s’ouvre le 15 mai, au moment où se déclenche la grève générale. Il faut trouver un médium capable de prendre le relais de la rue et de s’adresser à elle. Les Beaux-Arts, alors engourdis dans leur académisme, disposent de moyens rudimentaires mais suffisants pour mettre en route les ateliers d’impression qui gagnent rapidement en rentabilité et en inventivité. On parle même d’un marché noir auprès de collectionneurs américains à l’affût des affiches à peine sèches. « Je me souviens d’une Américaine qui voulait absolument acheter une affiche, rigole Mosset. On la lui a vendue vingt dollars et, au lieu de la lui remettre, on l’a collée dans la rue ! » Le programme de l’Atelier veut rééduquer l’artiste et repenser sa place, jugée isolée par la culture et les privilèges de son statut. Le temps du rapprochement avec les travailleurs est venu.
Étrange attelage que celui qui associa, jusqu’à la fin juin, de jeunes étudiants plasticiens, une poignée révolutionnaire d’élèves architectes et le noyau dur des militants prochinois installés dans ce qui fut très vite rebaptisé « l’ex-École des beaux-arts ». Quoi produire ? Rouge, noir ou bleu. Simple, clair et rapide pour un impact maximum. D’autant que le résultat formel est largement soumis à la technique rustique de la sérigraphie. Quant aux références à l’histoire de l’affiche politique, elles sont aussi pléthoriques qu’approximatives, récusant toute unité de style à l’exception peut-être de l’emploi massif d’une typographie manuscrite.
On trouve indifféremment des emprunts à la signalétique urbaine, à l’affiche cubaine, aux dessins de presse, à la rhétorique révolutionnaire du xixe siècle, à la gravure des communistes allemands, à Topor, à la presse Mao comme à Cieslewicz. Les vagues de contestations conduites dans le sillage de Mai 68 par la jeunesse en Italie, en Allemagne, au Japon, au Mexique, aux États-Unis témoignent de similitudes manifestes avec les productions des ateliers populaires montés au printemps en France.

Des conséquences à rechercher davantage du côté des institutions
En vérité, la séquence fut évidemment plus longue que celle des événements. Particulièrement dans le champ de l’art. La contestation s’annonce au début des années 1960 et alimente le brasier tout au long des années 1970, à l’époque du tout-politique. Au crédit de 68 version étendue, le principe d’un élargissement des catégories artistiques et sans nul doute celui d’une production collective.
L’art voudrait dire, témoigner et faire impact, laissant au propos le soin de prendre le pas sur la forme. La réalisation de la Salle rouge pour le Viêt Nam expo, par l’équipée de la Jeune Peinture en 1969 à l’Arc à Paris se place sans nul doute dans le prolongement des ateliers populaires de 68. Même chose pour la création en 1970 de la Coopérative des Malassis par Cueco et ses amis, à l’assaut subversif des institutions et du marché, surfant sur la vague de contestation politique, sociale, morale et esthétique portée par les extrêmes gauches de l’après-68. Au fond, ces années-là seront l’illustration d’un lien d’opposition tissé par les artistes visant à refonder ou à corriger l’état du monde.
Mai 68 n’aura pas spécifiquement réorienté les débats esthétiques en cours. Tout au plus aura-t-il accompagné des mutations en cours. Mais au crédit des événements, rien ou presque qui viendrait bousculer le cours de l’histoire de l’art. « Je ne vois qu’une question posée aux artistes en mai 68 : être ou ne pas être artiste, analyse l’artiste Arnaud Labelle-Rojoux. Il me semble d’ailleurs que Mai doit beaucoup aux artistes. Pas spécialement à ceux engagés dans les partis politiques à cette période, mais au courant libertaire initié par Dada que l’on va retrouver du côté des happenings à l’orée des années soixante. »
Fin des idéologies lourdes, nouveaux rapports à l’histoire et au politique obligent, n’en subsiste aujourd’hui qu’une représentation historicisée. Restent « quelques scories libertaires tout au plus, résiduelles, sans impact esthétique fort, analyse Paul Ardenne. Le champ de la création plastique est de toute façon trop éclaté pour pouvoir – et vouloir – n’épouser qu’une seule option culturelle. »
Les conséquences de Mai 68 sont davantage à chercher du côté institutionnel que du côté de l’orientation théorique et esthétique. « Mai 68 demeure pour moi synonyme d’insoumission aux idées dominantes et aux conformismes où qu’ils se trouvent, précise Arnaud Labelle-Rojoux. Et même si je sais ce qu’il est advenu des utopies d’alors (…) tous les discours visant aujourd’hui à nier cette force libératrice relèvent d’un retour non déguisé à un ordre, dont (…) je n’ai que faire. » L’épisode semble se réduire à quelques images tenaces et à la reconnaissance d’une pulsion véritablement libératrice. « Une “chute du mur” sociale et morale, avance la vidéaste Natacha Nisic, dont l’héritage esthétique se jouerait plutôt comme un fantasme. » « Nous sommes devenus très dociles, ajoute la jeune artiste Marcelline Delbecq. J’ai grandi avec tous les acquis des pavés, sans doute en ayant moins envie de me battre. Ça paraît loin ! 68 a élargi les esprits. Certains sont cependant restés bien étroits ; milieu de l’art compris. »

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°602 du 1 mai 2008, avec le titre suivant : Les artistes avant et pendant les événements de Mai 68

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