Gerhard Richter

« Inventer la peinture la peinture tout en la détruisant »

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 25 mars 2008 - 1072 mots

Composée d’œuvres issues de collections privées, l’exposition rétrospective que le Musée Frieder Burda, en Allemagne, consacre à Gerhard Richter témoigne de l’éclectisme d’une œuvre qui fait l’éloge de la peinture.

Une table, une simple table faite d’un plateau blanc et d’un piétement métallique, tel est le sujet de la première peinture qui ouvre le catalogue raisonné des œuvres de Gerhard Richter. Une table ou du moins ce que l’on peut en distinguer, puisque le tableau est recouvert en son milieu par un frottage de peinture qui masque celle-ci en grande partie. Datée 1962, cette œuvre pourrait participer d’une iconographie Pop Art si elle n’était ainsi maculée par cette tache rageuse qui semble vouloir indiquer que l’artiste accorde une préséance à la matière picturale sur l’objet représenté.
À considérer l’œuvre de Richter dans son étendue, la variété des sujets traités et celle des styles empruntés, on mesure en effet que sa démarche procède d’une permanente interrogation sur le statut de la peinture et de ses conventions. Dans cette qualité d’attitude qui serait – comme le dit lui-même l’artiste – d’« inventer la peinture tout en la détruisant ».

Arrivé à Paris, il se présente en « German Pop-artiste »
Né à Dresde en 1932, Gerhard Richter, qui a passé son enfance dans la Saxe, a tout d’abord reçu une formation de peintre décorateur et publicitaire avant de suivre entre 1952 et 1957 l’enseignement de la Kunst-Akademie de sa ville natale. En 1959, à la deuxième Documenta, la découverte de la peinture abstraite, à travers les œuvres de Pollock et de Fontana, le décide à passer à l’Ouest.
Installé à Düsseldorf dès 1961, il y étudie dans la classe de K. O. Götz à l’Académie des beaux-arts où il rencontre Konrad Lueg – le futur galeriste Konrad Fischer –, Sigmar Polke et Blinky Palermo, lui-même élève de Joseph Beuys. Influencé par Giacometti et Dubuffet, Richter commence à
reproduire à la peinture à l’huile des photographies, curieux d’une conception de l’art qui « n’a rien à voir avec la peinture, la composition et la couleur ». De cette époque date sa première peinture cataloguée, intitulée Tisch.
Parce que c’est encore à Paris que les choses se passent, Gerhard Richter s’y rend avec son compère Konrad Lueg dans le but de montrer leurs travaux à la galerie Ileana Sonnabend, l’une des plus à l’avant-garde de la scène européenne. Ils s’y présentent comme des « German Pop-Artists », mais sans succès. De retour à Düsseldorf, le peintre emménage dans un atelier qu’il ne quittera qu’une vingtaine d’années plus tard, en 1983, pour s’installer, la reconnaissance acquise, à Cologne où il vit et travaille depuis lors.
Photo-peintures, Peintures abstraites, Échantillons de couleurs, Monochromes gris, paysages, marines, portraits, natures mortes, sculptures-structures, etc., l’art de Gerhard Richter a de quoi dérouter tant il est hétérogène. Parce que, selon lui, « le faire n’est pas un acte artistique » et qu’il s’applique à la démystification de la notion de sujet, il considère ses œuvres comme des « objets ready-mades » qui se déploient par eux-mêmes. Aussi, pour lui, tous les sujets sont possibles et il n’existe aucune espèce de hiérarchie entre eux ; il n’en est ni de nobles ni d’ignobles.
Ici des Nuages, là des Bougies et des Crânes, dans la plus grande tradition des vanités ; ici des Paysages urbains, là des Peintures abstraites, en hommage aux plus grands, de Titien à Monet ; là, encore, d’immenses nuanciers de couleurs comme une autoréférence à la peinture. « La peinture n’est autre chose que la peinture, elle n’exprime qu’elle-même », disait en son temps Manet.

La peinture, le lieu d’un discours sur la représentation
Réflexion sur l’essence même de la création et sur les procédures du travail, l’art de Richter en appelle indifféremment à des factures très diverses, tour à tour floutées, lyriques, abstraites, réalistes, voire hyperréalistes, et à une touche aussi bien lisse qu’expressive ou lente qu’empressée. « Il peint des séries que l’on croit achevées jusqu’à ce qu’il y revienne, écrit Bernard Blistène, il peint ainsi tant d’images et de styles que ce n’est plus chaque image et chaque style qui se constituent en un ensemble proprement contradictoire, mais le lien de l’un à l’autre qui devient contradiction. » Comme s’il cherchait à mettre chaque fois le regardeur au défi de ne jamais reconnaître sa marque. Comme s’il nous invitait à prendre la mesure de « l’hétérogénéité de notre propre savoir comme de notre regard », continue Blistène.
À la différence d’un artiste comme Gérard Gasiorowski qui n’a cessé de pourchasser la peinture jusqu’à en faire la figure incarnée d’un véritable drame, Gerhard Richter se tient à distance d’elle. Alors que le Français l’appréhendait à fleur de peau et se sentait lié à elle physiquement dans une aventure d’ordre quasiment sexuel, l’Allemand entretient avec la peinture une relation expressément conceptuelle et il la considère comme le lieu idéal d’un discours sur la représentation. C’est dire si, chez l’un, la peinture est expression alors que, chez l’autre, elle est cognition.
Dans le contexte d’une époque postmoderne dont le leitmotiv est l’unité dans la diversité et qui considère l’éclectique, l’hybride et le métissé comme des critères déterminants, l’œuvre de Gerhard Richter exerce un intérêt et une influence éminents sur la génération qui lui succède.
Sceptique à l’égard d’une peinture fondée sur le geste et sur l’affect – et en cela, complice de Marcel Duchamp –, le peintre n’a pas trouvé d’autre voie que celle de « construire des tableaux selon des normes ». Paradoxalement, s’il réfute l’idée de plaisir que revendiquent les intoxiqués de la térébenthine, il les rattrape à sa manière en échafaudant une œuvre qui fait l’éloge de la peinture. Non plus versant incarnation et mimesis, mais conceptualisation et image de la peinture elle-même.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Gerhard Richter. Tableaux de collections privées », jusqu’au 27 avril 2008. Musée Frieder Burda, Lichtentaler Allee 8b, Baden-Baden (Allemagne). Ouvert du mardi au dimanche
de 11 h à 18 h, fermé le lundi.
www.museum-frieder-burda.de
Le musée Frieder Burda. Conçu par l’architecte Richard Meier, inauguré en 2004, le musée abrite une exceptionnelle collection privée de près de 550 œuvres. Fils d’éditeur, Frieder Burda devient dès 1986 un actif mécène d’art moderne et contemporain. Ses préférences vont à la peinture expressionniste allemande et à l’art américain : Beckmann, Kirchner, Lehmbruck, Pollock, de Kooning, Rothko, forment le corps de la collection. Les artistes allemands de l’après-guerre tels que Baselitz, Shönebeck, Polke et Richter sont aussi largement représentés.

Questions à...

Guy Tosatto, directeur du musée de Grenoble qui prévoit une exposition Richter en 2009

Tableaux politiques, portraits,paysages, peintures abstraites... quel est donc le fil conducteur de la démarche de Gerhard Richter”‰?
La peinture. Sous son apparente diversité, ce qui sous-tend tout ce travail, c’est une réflexion sur les possibilités de la peinture à la fin du xxe siècle et sa capacité à se confronter à la peinture historique, à l’histoire de la peinture.

Une facture tantôt lisse, tantôt expressionniste, tantôt hyper réalisante... Comment définiriez-vous le style de Richter”‰?
Pour moi, Richter réussit à peindre une théorie sans que ce soit une théorie peinte. Il ne cherche pas à créer un discours. Ce qui fait sa supériorité sur ses contemporains, c’est de parler de la peinture en tant que telle, en en faisant.

En quoi l’œuvre de Gerhard Richter est-elle exemplaire”‰?
Richter nous enseigne à voir la peinture ce qui est tout à fait différent de regarder la peinture.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°601 du 1 avril 2008, avec le titre suivant : Gerhard Richter

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