Les Batak

La grimace du Singa, au nord de Sumatra

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · L'ŒIL

Le 25 mars 2008 - 1174 mots

Le musée du quai Branly s’intéresse aux Batak, une dénomination bien pratique pour désigner les peuples qui vivent au nord de l’le de Sumatra. Il livre un aperçu de leur quotidien à travers objets, mythologie, habitat et tissus.

Batak… Sous ces deux syllabes qui claquent, se cache l’une des cultures tribales les plus mystérieuses du Sud-Est asiatique. Longtemps préservées des incursions européennes grâce à leur isolement et à leur tempérament belliqueux, ces populations égrenées sur les rives méridionales et orientales du lac Toba, au nord de l’île de Sumatra, commencent enfin à faire l’objet d’études sérieuses, loin, très loin des clichés colportés par les administrateurs coloniaux et les missionnaires du siècle dernier. Une réhabilitation à laquelle participe magnifiquement l’exposition-dossier du musée du quai Branly, en dévoilant au public une centaine de pièces pour la plupart inédites.

Une appellation trop réductrice
Loin d’être un simple rassemblement esthétique – même si la plupart des œuvres proviennent de la prestigieuse collection suisse Barbier-Mueller acquise par le musée en 2001 –, le parcours entend rendre perceptible l’univers spirituel et matériel du monde Batak en confrontant des photographies contemporaines – signées Peter Horree – et des objets collectés sur le terrain.
Le visiteur pénètre ainsi dans l’intimité de ces myriades de peuples, que les anthropologues ont agrégés un peu trop vite sous l’appellation générique de « Batak ». Si elles partagent un certain nombre de traits culturels communs et revendiquent même certains liens de parenté entre elles, ces populations se répartissent, en réalité, en six groupes bien distincts : Karo, Simalungun, Pakpak, Angkola, Mandailing et Toba. « Ces derniers furent longtemps les plus documentés, parce que les premiers à avoir été christianisés par les Allemands », prévient Pieter Ter Keurs, l’un des commissaires de l’exposition (lire « Questions à… », p. 55).
Ainsi, de nombreux chercheurs commirent de graves erreurs en usant de généralités simplificatrices. Depuis les travaux récents des ethnologues allemands, américains et hollandais, c’est au tour des Karo d’occuper désormais le devant de la scène…

Le Singa, star du bestiaire Batak
Mais quelles que soient les fluctuations de la recherche anthropologique (et ses interprétations fatalement teintées de subjectivité !), les objets produits par la culture Batak séduisent instantanément par leur force plastique et leur prodigieuse inventivité formelle. À en juger par leurs admirables effigies d’ancêtres (fiers cavaliers de pierre chevauchant d’improbables montures hésitant entre le buffle, le cheval et le serpent, raides statues de bois dont les traits sévères confinent au portrait…), la mort semble, comme chez bien d’autres peuples, la principale préoccupation des vivants.
Cependant, les rites funéraires varient considérablement d’un groupe Batak à l’autre, souligne Pieter Ter Keurs dans le catalogue. Chez les Toba, les familles aisées pratiquent un second enterrement dix ans après la mort du défunt, et placent ses os dans un sarcophage de pierre magnifiquement sculpté. En pays Karo, le cadavre des notables repose dans un cercueil en forme de bateau, que l’on hisse sur des piliers, non loin de la maison.
Plusieurs groupes semblent également avoir procédé à des mascarades rituelles pour accompagner le défunt dans son ultime voyage. En témoigne ce saisissant masque de bois présenté à l’exposition, dont le faciès grimaçant était vraisemblablement destiné à éloigner les mauvais esprits. Surgissant des orifices émaillant son front, des feuillages ou des herbes magiques devaient, à l’origine, accentuer encore son caractère surnaturel et effrayant…
Mais s’il est un motif obsessionnel dans l’art Batak, c’est bien celui de cette créature monstrueuse conjuguant en elle les attributs du buffle, du serpent et du dragon : le « Singa ». Langue pendante, yeux écarquillés, cette « Gorgone des antipodes » envahit de sa présence talismanique et vaguement inquiétante le moindre support : amulettes, bracelets, pipes, briquets, et jusqu’aux sarcophages de pierre et aux monumentales façades des maisons ! Lui est associé cet autre animal mythique lié à la terre et à l’inframonde : le lézard, dont on admire la sinueuse silhouette sur une magnifique porte Toba de grenier à riz…

La maison, reflet du cosmos
L’autre moment fort de l’exposition est, sans aucun doute, la section consacrée à l’architecture. « Bâtir une maison dans un village, y habiter avec sa famille, équivaut à donner corps aux récits mythologiques », écrit joliment Constance de Monbrison dans le catalogue. Rien de moins fortuit, en effet, que les principes qui régissent l’agencement de l’espace, en pays Toba : chaque détail obéit à une vision cosmogonique tripartite sur laquelle repose la société tout entière. Ainsi, « les animaux domestiques, les buffles et les cochons foulent le sol du monde inférieur, les hommes occupent l’espace intermédiaire, entre terre et ciel, et le monde supérieur est abrité sous la courbure d’un toit aux faîtages élancés vers le ciel » (C. de Monbrison).
S’offrant à la lecture comme un « livre d’images », la maison se pare, en outre, d’un décor foisonnant. Figures de Singa sculptées en aplat ou en ronde-bosse, paires de seins érigées en symbole de fécondité, arabesques végétales formant un tapis luxuriant hissent la demeure Toba en entité vivante, animée, comme dotée de cette enveloppe protectrice qu’est toute peau tatouée…
Certes, de nos jours, de nombreuses maisons traditionnelles disparaissent. Et ce n‘est pas la chute spectaculaire du nombre de touristes visitant ces régions qui aidera leurs habitants à les restaurer. Pire ! Le savoir ancestral lié à la symbolique de l’architecture et à ses motifs se perd inexorablement au fil des générations…
C’est le même sentiment, mêlé d’admiration et de tristesse, que l’on éprouve à la vue de ces textiles anciens d’une sophistication et d’une délicatesse extrêmes. Avant qu’ils ne disposent de couleurs synthétiques grâce à leurs contacts noués avec les Européens, les Batak tiraient les colorants de leur environnement naturel : l’indigo produisait une vaste gamme oscillant du vert à un bleu profond, des racines de l’arbuste Morinda citrifolia naissait un rouge brun chaud, le blanc s’obtenait par défaut avec des fils de coton non teints…
Mais davantage encore que le raffinement de la palette, la symbolique attachée à ces tissus en faisait le prix. « Objets féminins » par excellence car exclusivement réalisés et transmis par les femmes de génération en génération, ces « chroniques célestes » accompagnaient et scandaient tous les événements de l’existence. Du lange du nouveau-né au linceul du défunt, elles incarnaient au plus profond de leur trame la mémoire et le lien entre les clans…

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Au nord de Sumatra”‰: les Batak », juqu’au 11 mai 2008. Commissariat”‰: Pieter Ter Keurs. Musée du quai Branly, 37, quai Branly, Paris VIIe. Métro Iéna, RER Pont de l’Alma. Ouvert du mardi au dimanche de 11 h à 19 h et du jeudi au samedi jusqu’à 21 h. Tarifs”‰: 6 et 8,50 euros. www.quaibranly.fr
Le croisement des cultures. Autre exposition du quai Branly, « Planète métisse », met en valeur la richesse des productions artistiques issues d’un métissage du savoir-faire des différents peuples. Ces rapports croisés entre les civilisations de l’Est et de l’Ouest témoignent de l’influence européenne (principalement ibérique) autant que de l’expansion musulmane et chinoise. L’exposition met en lumière les mouvements perpétuels qu’induisent les métissages toujours en devenir. Jusqu’au 19 juillet 2009.

Questions à...

Pieter Ter Keurs, conservateur, co-commissaire de l’exposition

Comment expliquer les lacunes qui émaillent encore l’histoire des Batak”‰?
Notre image a d’abord été celle de l’approche des Blancs qui pénétrèrent dans ces régions au milieu du xixe siècle. D’où ces nombreux contresens et ces terribles accusations de cannibalisme qui ont entaché la réputation des Batak. Les administrateurs coloniaux avaient mal interprété ces alignements de crânes ornés de bijoux familiaux. Puis est venu le temps de l’observation, de la compréhension et de la réhabilitation.

Quelle image souhaitez-vous donner du peuple Batak”‰?
J’ai voulu que cette exposition plonge le visiteur dans la réalité Batak d’aujourd’hui, et non dans une perspective uniquement passéiste. Grâce aux photographies contemporaines de Peter Horree, l’on perçoit que ce n’est pas un peuple mort, mais une société dynamique et vivante qui, tout en gardant ses traditions et son architecture, évolue, est acculturée. Il y a encore huit millions de Batak aujourd’hui”‰!

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°601 du 1 avril 2008, avec le titre suivant : Les Batak

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