Donation

Les amours cubistes de Maurice Jardot

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 décembre 1999 - 2112 mots

BELFORT

Appelé par Daniel-Henry Kahnweiler à travailler à la galerie Louise Leiris à Paris et après y avoir passé 40 ans, de 1956 à 1996, Maurice Jardot donne à la Ville de Belfort une collection de plus d’une centaine d’œuvres de Picasso, Braque, Laurens, Léger, Masson et bien d’autres. Ouverture au public le 27 novembre.

Le mélancolique se soucie peu du jugement des autres, de ce qu’ils tiennent pour bon et pour vrai ; il ne se fie qu’à son propre discernement. Il est d’autant plus malaisé de le convertir à d’autres pensées que ses mobiles prennent le caractère de principes, et sa constance, parfois, dégénère en entêtement. Le changement des modes le laisse indifférent. » Ce portrait, brossé par Kant dans ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime, sert d’introduction à l’article que Maurice Jardot a publié dans le catalogue de l’exposition consacrée en 1984-1985 par le Centre Pompidou à « Daniel-Henry Kahnweiler, marchand, éditeur, écrivain ». Par cette citation, l’auteur tenait à placer d’emblée la qualité de celui dont il considère que la vie est l’exemple même de « la morale d’un métier », précisant dès ses premières lignes qu’il convenait d’y remplacer « mélancolique » par « grave ». Reprendre ici en forme d’écho les paroles du philosophe, et vouloir les adresser en retour à celui qui les empruntait, précise à l’aune de quel modèle Maurice Jardot a choisi de déterminer son existence. Un modèle de perspicacité et de courage, à l’instar de ces figures aînées qui sont celles des marchands Durand-Ruel et Vollard auxquels Kahnweiler vouait une admiration sans bornes. Ainsi la vie et l’œuvre de Maurice Jardot appartiennent-elles pleinement à cette grande tradition de marchands de tableaux qui sont tout à la fois des regards et des plumes.

Originaire d’Evette, près de Belfort
Rien ne prédestinait pourtant celui-ci à l’exercice d’un tel métier. Issu d’une famille de paysans et de commerçants, originaire de la petite commune d’Evette, près de Belfort, dont son père était maire, Maurice Jardot engage tout d’abord des études d’ophtalmologiste. Très vite, comme il se sent attiré par le dessin, il décide de prendre des leçons à Belfort, puis monte à Paris et s’inscrit en 1929 à l’École nationale supérieure des Arts décoratifs. Parallèlement, pour compléter l’enseignement qu’il y reçoit, il suit un cursus d’histoire de l’art et obtient sa licence. Pour gagner sa vie, Maurice Jardot fait tour à tour différents petits boulots : il enseigne le dessin à Arras, il est surveillant à Paris au lycée Jeanson de Sailly, puis à Romorantin et présente pour finir le concours des Monuments historiques pour les objets mobiliers. Curieux de culture germanique et avide de mieux connaître l’art allemand, il se fait nommer au pays de Kant en charge de procéder à la récupération des biens confisqués par les nazis. Responsable des affaires culturelles au sein de la délégation militaire pour le pays de Bade, il s’installe successivement à Karlsruhe puis à Fribourg. C’est l’occasion pour lui de pénétrer complètement le milieu de l’art allemand, de développer tant sa connaissance de la langue que tout un réseau de relations amicales et professionnelles. Dans ce contexte, Maurice Jardot a tout particulièrement l’occasion de réaliser en 1947 une exposition qui participera au retour à la normalisation des relations entre les deux pays. Consacrée aux grands maîtres de l’art français contemporain, celle-ci rassemble tous ceux auxquels Maurice Jardot porte une estime définitive, Picasso et Léger en tête. Le pari n’était pas gagné d’avance. Il le fut grâce à la conviction et à la hauteur d’esprit du commissaire, qui n’avait d’autre objectif que de témoigner de la grandeur de l’art contemporain par delà toute considération de frontière. Cette exposition est l’occasion pour Maurice Jardot d’écrire à Daniel-Henry Kahnweiler pour lui demander de bien vouloir venir la voir. À sa plus grande surprise, le marchand de Picasso lui répond par retour de courrier, et positivement, une surprise qu’il vit encore aujourd’hui avec l’émotion ressentie alors, et qu’il apprit très vite être chez Kahnweiler une disponibilité habituelle. De cette époque datent les liens très forts qui les unirent l’un à l’autre. Nommé à la direction commerciale de la Caisse nationale des Monuments historiques à son retour en France en 1949, Maurice Jardot ne cesse en effet de développer des relations de travail avec Kahnweiler, en organisant notamment deux expositions de Picasso. La première, rétrospective, se tient dans le cadre de la Biennale de Sao Paulo de 1953 ; Guernica y figure. La seconde, encore plus importante, a lieu au Musée des Arts décoratifs en 1955 – l’année même de l’achat par Picasso de sa villa La Californie – et célèbre le cinquantième anniversaire de l’installation du peintre à Paris. Daniel-Henry Kahnweiler ne cache pas la très forte impression que lui fait cette exposition, accueillie par ailleurs très favorablement par la critique, et l’on peut imaginer que sa décision d’engager Maurice Jardot remonte à cet événement.

L’un des hommes clés de la galerie Louise Leiris
En 1956, quand il entre à la galerie Louise Leiris, ce dernier n’est plus un tout jeune homme ; il a 45 ans, une seconde vie s’ouvre à lui. Dans son remarquable ouvrage L’homme de l’art, Daniel-Henry Kahnweiler 1884-1979, Pierre Assouline note : « Maurice Jardot, qui va devenir un homme clé de la galerie Louise Leiris, est quelqu’un de très discret, rigoureux, pudique, exigeant, direct, également capable de débordements lyriques dès qu’il est question des peintres qu’il aime et de la peinture qu’il défend. Un soir de 1956, Kahnweiler l’invite à dîner et lui propose d’entrer à la galerie, sans même parler d’argent ou de salaire. Comme cela, tout simplement... » Tout naturellement, pourrait-on dire, comme si cela se devait. Car il y a quelque chose d’une implacable évidence dans la rencontre entre ces deux hommes qui procède, entre autres, d’une puissante complicité intellectuelle. Leur amour partagé pour la peinture est porté par la philosophie de Kant telle que celui-ci la développe dans la Critique de la faculté de juger, et sur laquelle s’appuie encore Maurice Jardot pour éclaircir les choix de Kahnweiler dans l’article précédemment cité. Les liens étroits qui y sont établis entre le beau et la morale – « la véritable propédeutique pour former le goût est le développement des idées morales », écrit le philosophe – sont ceux-là mêmes que Kahnweiler n’a cessé de défendre avec ardeur tout au long de sa vie. Et Maurice Jardot à sa suite, dans un complet respect et une absolue fidélité à celui qu’il s’était choisi comme maître.

Cabinet d’un amateur en hommage à Daniel-Henry Kahnweiler
Le choix qu’a fait Maurice Jardot de faire don à la Ville de Belfort de la quasi totalité de sa collection est à inscrire dans le droit fil d’une telle attitude. La dédicace qu’il a choisi d’en faire en l’intitulant « Cabinet d’un amateur en hommage à Daniel-Henry Kahnweiler » témoigne tant de la profondeur de sa reconnaissance que de cette extrême discrétion à laquelle faisait allusion Pierre Assouline. Maurice Jardot n’est pas homme à chercher à se mettre en avant. Il sait trop ce qu’il doit tant au marchand qu’aux artistes ; il sait quelle chance il a eu de vivre à leurs côtés, de partager les hauts et les bas de leur existence, d’avoir été un complice privilégié de leur création. Les quelque 110 œuvres (peintures, sculptures, aquarelles, gouaches et dessins) qui composent cette collection en sont l’expression, au sens le plus fort de ce terme. Elles ont cette singularité d’être des œuvres de proximité, fruits du travail d’artistes qui sont des proches, voire des amis, et qui sont en dehors de toute considération d’effets de mode. Quelques noms seulement s’y retrouvent : André Beaudin, Georges Braque, Juan Gris, Otto Gutfreund, Eugène de Kermadec, Elie Lascaux, Henri Laurens, Le Corbusier, Fernand Léger, Manolo, André Masson, Picasso, Suzanne Roger, Yvon Rouvre. À deux ou trois exceptions près, autant d’artistes d’une même génération, qui est celle de Kahnweiler lui-même et que Jardot a faite sienne. Ces œuvres, achetées de ses propres deniers, sauf quelques-unes qui sont la manifestation d’un geste d’amitié des artistes à son égard, Maurice Jardot les a assemblées au fil du temps non pas comme un collectionneur qui cherche à accumuler un trésor, mais comme quelqu’un qui veut s’entourer d’une présence.

La charge sensible et intelligible des œuvres
Si, comme l’affirme Krzysztof Pomian, il convient de considérer « le fait de collection comme une institution coextensive à l’homme dans l’espace et le temps », alors celle de Maurice Jardot est parfaitement illustrative de son histoire, et son intérêt réside dans ce qu’elle en reflète. Si aucune « œuvre historique », comme on le dit d’une œuvre clé qui marque un moment de l’histoire, n’y figure, c’est que le propos de Jardot n’a jamais été de « faire » une collection. Ce qui l’animait dans le fait d’acheter telle ou telle pièce était de saisir un instant particulier qui soit à même de lui rendre, chaque fois que son regard s’y porterait, toute la charge sensible et intelligible que cette œuvre lui avait suggérée d’emblée. Il en est bien ainsi des pièces que Maurice Jardot vient de donner à Belfort, qu’il s’agisse de la magnifique Nature morte, carafe et raisins, gouache noire et blanche de Braque, du Drapeau de Laurens, des jeux de feuillages de Beaudin, de la puissante Nuit fertile de Masson ou de la figure de femme de Picasso, somptueusement grise. Chacune d’elles est forte de cette qualité intrinsèque aux œuvres d’art « choisies » quand elles l’ont été non pour leur valeur démonstrative mais pour leur dimension privée. Ce sont autant de morceaux d’une vie au quotidien, des œuvres sur lesquelles le regard de Jardot n’a eu de cesse de se poser et qu’il nous offre à partager, parce qu’il sait avoir été « gâté par les choses » et qu’il s’agit maintenant au soir de sa vie de leur offrir un autre avenir. La collection Maurice Jardot compte ainsi un certain nombre d’œuvres graphiques qui sont l’exacte expression de cette mesure : elles condensent en elles qualités plastiques, pensée pure et vécu. Tel dessin de Picasso, telle aquarelle de Kermadec, tel crayon de Léger ou de Beaudin valent bien plus par la force d’une présence que par l’éclat d’un morceau superbement enlevé.

Dans la maison du poète Léon Deubel
Réunies à Belfort dans une ancienne maison bourgeoise, jadis occupée par la famille du poète Léon Deubel, réaménagée pour l’occasion par l’architecte Robert Rebutato dans l’esprit même de la galerie Louise Leiris, les œuvres de la collection Jardot bénéficient d’une sobre et juste muséographie signée Pernette Perriand. Aucune emphase, aucune grandiloquence, aucune démonstration. Tout a été pensé et réalisé afin de permettre au visiteur le contact le plus intime avec les œuvres, un peu comme s’il entrait dans une maison particulière dont il était l’hôte privilégié le temps de sa visite. Dans la mise en œuvre du projet de cette donation, tous les soins de Maurice Jardot ont été de faire en sorte d’offrir à ces pièces un abri à dimension humaine pour qu’on puisse les appréhender sur le mode le plus convivial qui soit, et non de façon institutionnelle. Maurice Jardot – qui a aujourd’hui 90 ans et qui vit dans le souvenir non point mélancolique mais prospectif de l’histoire qui a été la sienne – a tenu à organiser lui-même cette donation de son vivant. S’il ne cache pas la vivre comme un véritable « allègement », c’est qu’il est heureux de penser que toutes ces œuvres réunies autour de lui au fil des années sont destinées à vivre une autre vie et qu’elles entretiendront la flamme de la mémoire exemplaire de Kahnweiler. Sur les cimaises de son appartement parisien des bords de Seine, Maurice Jardot n’a plus aujourd’hui à contempler que quelques rares traces de son passé, mais non des moindres, comme cet extraordinaire dessin à la plume de Fernand Léger de la période des silex. Une photographie de Douglas Duncan, datée d’octobre 1961, est posée sur l’un des meubles ; prise sur la Côte d’Azur, à Mougins ou à Vallauris, elle montre Picasso et sa femme Jaqueline attablés en compagnie de Michel et de Louise Leiris et de deux autres femmes. Maurice Jardot y figure au premier plan, sur le côté. L’ambiance est familiale. Tout respire un bonheur simple et franc. Image d’une vie heureuse, toute entière passée dans l’intimité de la création, comme le sont chacune des toiles, dessins et sculptures que Maurice Jardot vient d’offrir à la Ville de Belfort.

BELFORT, Donation Maurice Jardot, 8 rue de Mulhouse, 90000 Belfort, tél. 03 84 90 40 72, cat. Réunion des Musées nationaux, 165 F. Ouverture le 27 novembre.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°512 du 1 décembre 1999, avec le titre suivant : Les amours cubistes de Maurice Jardot

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