Chez Burle-Marx, le jardinier tropical

L'ŒIL

Le 1 février 2000 - 1353 mots

Auteur de l’immense parc longeant la plage de Copacabana et de nombreux jardins privés de Rio de Janeiro, le paysagiste Roberto Burle-Marx a également dessiné en 1949 le tracé du Sitio, sa demeure-atelier au Brésil.
La verticalité sombre des palmes joue ici avec les flammes des orchidées et des fleurs de jade indonésiennes.

Depuis les premières lectures de l’enfance, on sait bien que la forêt brésilienne possède une flore d’une luxuriance qui fait rêver les aventuriers, les poètes, les enfants et qu’elle abrite une infinité de plantes tropicales attirant les naturalistes de toute la planète. Il n’est donc pas surprenant que le Brésil – dont le nom vient du bois d’Amazone couleur de braise nommé l’Haematoxylum brasiletto – ait donné naissance au premier grand jardinier tropical et à l’un des plus importants paysagistes du siècle, Roberto Burle-Marx. L’histoire de cet artiste brésilien d’origine germanique est inextricablement liée à la forêt et à ses fleurs violentes, aux méandres du fleuve Amazone. C’est en 1928, au cours d’un séjour en Allemagne où il étudiait la peinture et le chant, que Roberto découvre avec émerveillement la flore brésilienne dans le jardin botanique de Dahlem à Berlin. Au Brésil, la forêt était à l’époque considérée comme un monde menaçant d’insectes, de scorpions, de serpents et de bêtes sauvages. On coupait sans remords les vieux arbres géants et les plantes carnivores pour vivre dans les fazenda européennes entourées de pelouses, de platanes et de fleurs étrangères. Roses, œillets, tulipes, dahlias et chrysanthèmes étaient préférés à la vulgaire flore locale... En 1930, Burle-Marx revient au Brésil. C’est la grande époque du mouvement moderniste. Sous l’égide de Le Corbusier, les jeunes artistes se séparent avec fracas de la tradition coloniale. Lucio Costa, Oscar Niemeyer pour l’architecture et Candido Portinari pour les fresques et les azulejos construisent à Rio le célèbre Palacio Capanema, et Roberto en fait partie. C’est l’époque où il peint des tableaux cubistes et abstraits, chante des airs d’opéra de Wagner, cultive l’amitié et son jardin tropical. À partir d’un caladium planté par sa mère dans son parc de Pernambuco, le peintre-jardinier fait des expériences d’hybridation et découvre différents tons de rouge avec lesquels il joue passionnément. Il réalise son premier jardin en 1932 à la demande de Lucio Costa qui comprend son génie « américain » de la synthèse et son intelligence de la nature qui vont lui réserver un rôle unique dans l’art moderne brésilien. En 1934, avec son premier jardin écologique de Recife, il devient l’incontournable paysagiste de la jeune architecture brésilienne.

Dans la silva horrida du Nordeste
La curiosité et l’esprit pionnier sont les qualités dominantes de Burle-Marx. Il explore les régions inaccessibles qui s’étendent de l’Amazone au Chaco, dans la mystérieuse caatinga, la silva horrida de la zone aride du Nordeste, à la recherche de nouvelles plantes qu’il ramène pour les faire revivre dans son jardin-laboratoire du Sitio : cactus, bambous géants, palmes, variétés orange et pourpre d’héliconias, bégonias et philodendrons sont désormais les plantes qui vont vivre au Sitio. Certaines, jusque là inconnues, prendront son nom, telles l’heliconia burle marxii ou la pitcairnia burle-marxii. Burle-Marx a imprimé sa marque incomparable dans tout le Brésil et aux quatre coins du monde, mais d’abord à Rio de Janeiro, où s’étend en majesté l’immense parc public qui longe les plages du Flamingo et de Copacabana. Rio dissimule aussi dans la forêt de la Tijuca des jardins privés qu’il a créés – peints comme il le disait – afin de « transformer la nature et sa topographie pour donner pleinement sa place à l’existence humaine ». Dans ses jardins-tableaux, il s’inspire de l’exubérance de la jungle, mêlant la verticalité sombre des palmes aux flammes des orchidées et des fleurs de jade indonésiennes. Il revisite aussi les allées sablonneuses et les massifs taillés à la manière de François-Marie Glaziou, le paysagiste français choisi par l’Empereur Don Pedro II. Comme lui, il chérit l’eau qui reflète le ciel et réinvente la lumière.

Une bananeraie transformée en laboratoire des plantes
À l’origine, le Sitio Santo Antonio da Bica, du nom du saint vénéré dans la délicieuse chapelle XVIIe rénovée par Lucio Costa, est une ancienne plantation de bananiers située à Barra Guaratiba dans la Matta Atlantica. Dès 1949, Burle-Marx transforme la propriété en laboratoire et commence cette collection unique et fabuleuse de plus de 3 500 plantes de l’Amazonie et de toute l’Asie, sans oublier les 250 espèces différentes de palmiers. Ceux qui ont connu ce royaume vert se souviennent de cet « anti-désert » foisonnant d’activité et de vie. Il n’y avait pas de frontière entre le travail et le plaisir, l’architecture, la botanique, la gastronomie et la musique. Quand on pénètre dans ce mystérieux territoire, on a l’impression troublante d’être à la fois dans la nature et dans une œuvre d’art. On y éprouve un sentiment de déjà vu à croiser des arums au bord d’un étang-miroir, des fleurs sauvages entre des dalles de granit, des galets jouant avec les bambous, des massifs roses, rouges et violets créant d’amples mouvements abstraits. À première vue, le jardin de Burle-Marx serait le concentré de tous ses jardins réunis dans un ordre infaillible mais qui n’apparaîtrait qu’après de multiples promenades. Dans son dernier livre sur le jardinier, Jacques Leenhardt affirme que « le temps le plus essentiel au regard de l’expérience du jardin et du paysage est celui du promeneur. » Au Sitio, la dynamique de l’espace est la même que celle des paysages mélancoliques et néo-romantiques des jardins de Petropolis ou de Teresopolis, dans les montagnes de l’État de Rio, conçus par Burle-Marx dans les années 40. Le paysagiste, jouant sur le « mouvement provoqué par le déplacement du spectateur », maîtrise la nature rebelle et travaille à la fois la géométrie, la dissymétrie et la couleur, niant ainsi toute possibilité de copier la nature. Cependant l’art de Burle-Marx, en dépit des courbes de l’Amazone et des jeux d’eau, reconstruit sans exotisme la nature, tout en l’imitant avec une révérence et une curiosité toujours renouvelées. « On croit qu’il faut dominer la nature et la combattre pour ne pas être dominé par elle », disait-il, « mais l’alternative maître ou esclave n’a pas de réalité dans ce domaine. La voie que nous désigne l’écologie est d’être le partenaire de la nature. »

Un Christ au milieu des toiles
Sur la colline, à côté de la chapelle Saint-Antoine, le presbytère, rénové et agrandi, est devenu la résidence de Burle-Marx. Au plus haut, au milieu des palmiers, son atelier a été construit en béton et verre par son ami l’architecte Accacio Borsol, audacieusement entouré de pans de murs récupérés dans l’ancienne ville de Rio. L’ensemble n’a cependant rien à voir avec la nostalgie romantique. Le seigneur du Sitio a sauvé ces pierres de la ruine et de l’oubli et, en les restructurant, leur a conféré tout simplement une nouvelle et puissante esthétique. Un Christ des noyés monumental, sculpté par un artiste contemporain de Pernambuco, Simpliceao do Nascimento, a été placé par Burle-Marx entre deux de ses grandes toiles colorées, comme une présence tellurique. Le maître de Sitio était fasciné par cette sculpture violente et tourmentée sortie d’un tronc d’arbre délaissé sur le rivage par un cargo japonais. Sur les murs, ses peintures abstraites, qui pour lui étaient aussi vitales que ses jardins, évoquent des courbes, des vignes, des branches et des racines, reflétant la complicité et la rivalité qu’il entretenait avec la nature. Aujourd’hui, le promeneur invité au Sitio est, dès le premier pas, habité par le génie de son hôte omniprésent dans les allées, les serres et les cascades, dans les vieilles pierres et les palmiers, dans les azulejos bleus et les heliconias rouges sang. Le grand partenaire de la nature est peut-être réincarné dans un manguier de Guatariba, lui qui pensait que « ce qui est important, c’est de savoir que la vie est une figure qui prend mille visages ». Il avait un tel rapport magique avec ses plantes que quelques semaines avant sa mort, dit-on, le grand palmier de Ceylan, qui ne fleurit que tous les 80 ans, lui a fait don de ses premières et de ses dernières fleurs.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°513 du 1 février 2000, avec le titre suivant : Chez Burle-Marx, le jardinier tropical

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