Corolles de verre et griffes de fer

L'ŒIL

Le 1 février 2000 - 1240 mots

Exposés par la galerie Fallani Best à Florence, ces luminaires de la période Art Nouveau réunissent en un délicat assemblage verres de Murano et fer forgé. Ils témoignent de la passion des Italiens au tournant du siècle
pour ces matériaux hors du commun.

L’idée d’insérer les délicates corolles de verre de Murano dans les mâchoires du fer forgé, de faire surgir les pâles opalescences de fruits lumineux d’un buisson d’épines ou de branchages tourmentés est un trait de génie des ferronniers italiens au tournant du siècle. Non pas que l’idée soit née de préoccupations purement esthétiques. Comme beaucoup de techniques traditionnelles, celle du fer forgé – dit en italien fer battu (ferro battuto) – était entrée en décadence lors de l’essor industriel, et seules les nécessités de restauration du riche patrimoine médiéval ou Renaissance dans les années 1870 réveillèrent les vieilles forges.

L’invention d’un nouveau mobilier urbain
Il fallait restaurer les antiques ferrures des portes et des murs, les grilles des palais, les lustres des escaliers extérieurs, mais la nécessité est très vite apparue d’inventer, en harmonie avec l’architecture locale, un nouveau mobilier urbain, et avant tout de nouveaux luminaires. Certains architectes, enfin, firent entrer le fer forgé dans la réalisation de balcons, de rampes d’escaliers et de luminaires pour les palais et immeubles néo-Renaissance ou néo-médiévaux qu’ils proposèrent à la nouvelle classe bourgeoise. Cette renaissance du fer forgé fut particulièrement exploitée par les architectes de l’Art Nouveau italien dit Liberty, qui utilisèrent la ductilité du matériau pour créer des appuis de balcons, des grilles d’immeuble et des rampes d’escalier d’une grande audace. Certains, comme Ernesto Pirovano, à Milan, créèrent de véritables grilles extérieures, à la souplesse de lianes, reliant les balcons d’un étage à l’autre ; d’autres, au contraire, mirent en valeur l’aspect brutal et expressionniste de certaines grilles pour donner aux gros bossages des rez-de-chaussée un aspect piranésien. D’autre part, le retour en force du mobilier de la Renaissance chez les collectionneurs incita les marchands et les fabricants à se lancer dans la fabrication de meubles et d’objets « de style ». De la restauration à la copie, de l’inspiration à l’improvisation, quelques artisans ferronniers, s’appuyant sur des techniques bien établies, se lancèrent alors sur les voies de la création. Les tendances florales et végétales de l’Art Nouveau affranchissent les créateurs les plus audacieux du répertoire traditionnel et leurs donnent l’idée d’inventer de nouveaux objets et même parfois de s’essayer à la sculpture. À Milan, Alessandro Mazzucotelli donne ses lettres de noblesse au fer forgé lombard en participant lui aussi au renouvellement du mobilier urbain et à l’ornementation des édifices publics. Sa vision du Liberty, tout d’abord florale (immeuble Pirovano de Milan), subit vers 1903 l’influence de l’école viennoise. Puis son style géométrisé (Théâtre du Peuple) verse insensiblement vers ce que les italiens appellent le « déco », équivalent de notre Art Déco. Ses participations aux différentes biennales de Monza montrent ce glissement qui s’affirme définitivement au pavillon italien de l’Exposition de 1925 à Paris où il présente de grandes vasques en céramique soutenues par quatre piliers et un lampadaire de métal et verre de Murano. Dans l’un des salons dû à l’architecte Zecchin, ses grilles font état d’une verve d’ornementation assez agressive. Mais cette expressivité est toujours tempérée d’humour, comme on le voit dans ses variations sur le thème du papillon qui renouvellent le genre du grotesque.

Une école et un laboratoire du fer forgé
Son action à la tête de l’École et laboratoire du fer forgé Alessandro Mazzucotelli est consacrée par la présentation des travaux de ses élèves à l’Exposition de Monza de 1919. Parmi ceux-ci, Carlo Rizzarda, originaire de Feltre et entré en 1904 dans son atelier, continue la tradition florale en lui donnant une rusticité campagnarde qu’il présente à la première Biennale internationale d’art décoratif de Monza en 1923. Les expositions de Monza, aux environs de Milan, permettent surtout de suivre l’évolution des arts décoratifs italiens et de percevoir la diversité, très marquée des différentes provinces. La ville de Rome se distingue par un renoncement presque total au folklore pour se réclamer quasi exclusivement de l’Antiquité, mais une Antiquité lourde, archaïque, solide, au symbolisme inquiétant. Dans ce domaine éclate le génie de Diulio Cambellotti, « artisan-artiste » par excellence, sculpteur, ébéniste, qui faisait appel au forgeron Marco Carosini pour créer des luminaires végétaux d’une grande vigueur. Sans lui, on n’aurait  pas découvert Alberto Gerardi, le grand représentant du fer forgé romain, spécialiste de reliefs et surtout de luminaires fougueux : lampadaires ou torchères aux rameaux tordus et cabrés, cachant sous leurs masses ébouriffées quelques globes lumineux. Il  devait devenir le directeur du Museo artistico industriale di Roma, l’un des grands conservatoires du patrimoine de fer forgé italien.

Dans les tourmentes du Liberty
Le cas de Venise est particulièrement typique à travers Umberto Belloto, (1882- 1940) surnommé au faîte de sa carrière « le forgeron de Mussolini », qui avait commencé son apprentissage chez l’architecte Manfredi lors de la restauration du  quadrige de la basilique de Saint-Marc dans les années 1890. Lui-même fils de forgeron, il reprend à l’âge de dix-neuf ans l’atelier de son père et collabore au projet de rénovation urbaine de la nouvelle pêcherie du Rialto dont les grilles, gothiques d’apparence, laissent déjà présager, pour l’observateur averti, les asymétries tourmentées du Liberty.  Quelques réalisations pour des cafés et des restaurants assurent sa réputation ; il est appelé à collaborer à l’ornementation de nouveaux palais « arabo-romano-byzantins » comme la Casa Kress ou la Casa Nardi à Venise, et exploite une veine en pleine expansion, le mobilier funéraire pour les chapelles privées du cimetière. Parallèlement, il invente des sièges, des meubles, des coffres en bois bardés de fer sur leur piètement en métal, des guéridons. Il joue avec les matières, bois mais aussi cuir, céramique et enfin le verre : il dépose un brevet pour son utilisation particulière avec le fer. Une exposition personnelle à la 11e Esposizione d’Arte de Venise témoigne que Belloto est devenu un décorateur à part entière, ce que confirment ses participations aux Biennales de Venise, puis de Monza où voisinent, dessinées par lui, des créations de fer forgé mais aussi des verreries exécutées par Pauly à Murano, des tissus de Rubelli, des céramiques de chez Spada d’Ascoli Piceno. Il se lance alors dans la grande décoration de ministères et de lieux officiels.

Le retour en grâce du ferro battuto
Comme dans la plupart des pays européens, le mobilier en fer forgé et tout particulièrement les luminaires – avec cette opposition séduisante des matières, les jeux de profondeurs des couleurs et les afféteries inattendues des griffes de fer – sont revenus en grâce au début des années 80, au moment de l’explosion des différentes écoles post-modernes. Leur vogue a même atteint la France puisqu’on a pu en voir plusieurs à la Biennale des Antiquaires sur le stand de Maroun Saloum. Ces créations plaisent d’autant plus qu’elle échappent stylistiquement à nos catégories d’Art Nouveau et d’Art Déco et permettent la découverte de formes inédites. Elles n’étaient pas pour autant des créations isolées, et il est amusant de voir pour quels ensembles elles étaient conçues. En dehors des pavillons d’expositions internationales, on peut citer la villa du Comte Pallottelli, éditeur de la revue La Casa, entièrement restructurée par Umberto Cambellotti et ses amis dans les années 20. Un autre exemple est toujours visible aujourd’hui :  le Vittoriale de d’Annunzio, aux bords du lac de Garde, où abondent lutrins, luminaires et… caches radiateurs en ferro battuto.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°513 du 1 février 2000, avec le titre suivant : Corolles de verre et griffes de fer

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