Jorge Semprun : Regards d’exil entre l’Espagne et la France

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 mars 2000 - 1291 mots

Invité par Vincent Ducourau, conservateur du Musée Bonnat à Bayonne, à proposer une nouvelle lecture des collections du musée, Jorge Semprun en a mis en évidence la dimension d’exil entre l’Espagne et la France. Écrivain, ancien ministre espagnol de la culture, Semprun est un humaniste porté par une très forte et douloureuse expérience personnelle. Un homme engagé.

On vous connaît comme romancier, scénariste et dialoguiste ; on ne vous connaissait pas comme historien de l’art. Quel rapport entretenez-vous avec les beaux-arts ?
Au risque de vous surprendre, je vous dirais que, moi non plus, je ne me connaissais pas comme tel et je ne prétends en aucune sorte me substituer à un historien de l’art. Vincent Ducourau est le premier à m’avoir demandé de poser mon regard sur une collection d’œuvres d’art. Si j’ai accepté, et sans aucun doute s’il a pensé à moi, c’est parce que le Musée Bonnat est à Bayonne, c’est-à-dire à la lisière de deux cultures, la française et l’espagnole, et qu’elles sont également toutes deux les miennes. Je m’y sens pays, en quelque sorte. Si je n’ai aucune expérience d’historien de l’art, en revanche j’ai toujours été très intéressé par l’art, comme tout honnête homme du XXe siècle et comme un certain nombre d’écrivains. Mon intérêt pour la peinture est proprement biographique, conditionné par le fait d’être né et d’avoir vécu toute mon enfance à 100 mètres du Prado, c’est-à-dire d’y avoir fait de très nombreuses visites, d’y avoir entendu et vu toutes sortes de choses. J’ai renoué avec cet intérêt pour l’art quand je suis revenu clandestinement en Espagne à partir de 1953, époque où j’ai passé beaucoup de temps dans les musées. C’était un lieu idéal pour ne pas se faire repérer...

Vous voulez dire que les musées étaient des lieux de planque ?
D’une certaine façon, oui. Au Prado, la salle des Ménines était un lieu parfait pour cela. Elles étaient installées toutes seules dans une petite pièce dans laquelle était placé un grand miroir face au tableau de Vélasquez. Ce miroir permettait non seulement de mettre en évidence tous les jeux de reflets du tableau mais de voir qui était dans la salle. Je pouvais ainsi vérifier que je n’avais pas été suivi ! Ceci pour dire aussi que j’ai toujours beaucoup aimé regarder travailler les peintres.

Vous en avez souvent eu l’occasion ?
Je me souviens d’avoir vu travailler Picasso à la Californie ; ce fut un moment bref mais très intense. J’ai vu beaucoup plus souvent, et de beaucoup plus de près, des amis peintres comme Tapiès ou Arroyo. Pour moi, c’est toujours un moment passionnant d’échanges, qu’il soit de vive discussion ou simplement silencieux. Aussi, depuis mon deuxième livre, je place toujours dans chacun de mes romans un tableau qui joue un rôle symbolique ou métaphorique dans l’histoire que je raconte. Je parle ainsi de la fameuse Vue de Delft de Vermeer dans La deuxième mort de Ramon Mercader ;
La montagne blanche commence par la description d’un tableau du peintre flamand Joachim Patinir.

Ce sont là des œuvres anciennes. Est-ce qu’il y en a parfois des contemporaines ?
Non et cela pour une raison très simple, c’est que je ne suis pas critique d’art. Je ne veux ni théoriser, ni donner l’impression de participer à un débat qui n’est pas le mien. Il m’est beaucoup plus facile de parler de tableaux anciens. On est plus librement subjectif et personnel parce qu’on est dans un contexte littéraire et non critique.

Dans L’écriture ou la vie, vous faites explicitement référence à Alberto Giacometti.
C’est une chose très surprenante, très inquiétante peut-être même, mais il n’y a rien de plus ressemblant à L’homme qui marche que l’un de ces « musulmans », comme on appelait dans les camps de concentration ceux qui, parvenus au bout de leurs forces, abandonnaient la lutte. Je ne sais à quoi Giacometti pensait quand il a fait cette sculpture, peut-être à rien de précis, peut-être était-il simplement poussé par le désir de réduire toujours à l’extrême la figure mais le fait est que, pour moi, la ressemblance est totale.

Avez-vous connu d’autre choc semblable ?
Une autre grande révélation, un autre grand choc, a été pour moi de découvrir les dessins que Music a faits à Dachau. Un choc d’autant plus fort qu’il y a là en plus l’expérience et l’obsession. La
démarche de Music tient à une véritable bataille de peintre pour sauver la figure humaine de la décomposition et de la mort. C’est quelque chose d’extraordinaire qui perdure encore aujourd’hui dans ses autoportraits qui sont des autoportraits de survivants.

Faute de vous référer à des œuvres d’artistes contemporains dans vos romans, quel rapport entretenez-vous à leur égard ?
Il m’arrive de faire des textes ou des préfaces pour des catalogues. J’ai eu l’occasion d’écrire sur Nicolas de Staël, sur Tapiès, sur Chillida ; j’ai écrit plusieurs fois pour Arroyo dont je me sens très proche. Il y a chez lui les thèmes de l’exil et du va-et-vient entre l’Espagne et la France qui sont toute mon expérience. Nous sommes vraiment cousins et nous partageons tous deux le sentiment que la vie, ce n’est pas quelque chose de très sérieux mais que cela vaut la peine de la risquer pour des choses sérieuses. Un sentiment tout à la fois de jeu, de distance et d’engagement. C’est pour cette raison que j’ai souhaité mettre le triptyque d’Arroyo sur le thème de l’exil en ouverture de l’accrochage à Bayonne.

Qu’est-ce que l’écrivain que vous êtes attend de sa rencontre avec les artistes contemporains ?
J’en attends un approfondissement de l’intelligence du monde que le peintre me permet de faire par le commentaire, direct ou indirect, que l’œuvre de l’artiste m’entraîne à développer. À travers le regard qu’il porte sur ce qu’il fait, Arroyo m’a appris beaucoup de choses sur l’écriture. Mes relations avec Music sont, vous l’imaginez bien, tout aussi intenses même si je n’ai jamais encore eu l’occasion d’écrire à son propos.

Est-ce qu’il y a un sujet que vous aimeriez plus particulièrement développer ?
Il y a une question très importante, voire très angoissante, qui me taraude, c’est celle de la figure humaine. Pourquoi la figure humaine ne fait-elle pas partie de l’art révolutionnaire, dans le sens artistique du terme ? Pourquoi est-ce que ce sont les soviétiques d’une part, les nazis de l’autre, qui ont voulu lui trouver une place ? Pourquoi cette figure humaine, qui est par eux mystifiée, idéalisée, disparaît totalement dans l’art véritablement moderne et contemporain ? Music, lui, la maintient, et c’est pour cela que son art me passionne. Il la maintient dans la douleur, dans la mort, mais il la maintient. Il essaie de la racheter et de la sauver. Dans ses dessins comme dans sa peinture, la figure humaine est comme rescapée de la mort.

Tout est toujours rapporté chez vous à la douloureuse expérience de la jeunesse. Au regard de votre activité politique, qu’est-ce qui vous a fait accepter le poste de ministre de la culture ?
Il y a deux raisons essentielles à cela : tout d’abord, c’était l’Espagne et l’occasion d’y revenir ; ensuite, c’était la personnalité de Felipe Gonzalez. Je l’ai connu dès 1975 et j’ai eu un vrai coup de foudre d’amitié pour ce personnage. J’ai très vite senti qu’il était l’homme politique nouveau dont l’Espagne avait besoin, et il l’a été.

Quel enseignement avez-vous tiré d’une telle expérience ?
Que l’exercice du pouvoir, même quand il est limité à celui du poste que j’occupais, vous oblige à remettre beaucoup de choses à l’endroit. On se rend compte notamment d’une chose dont l’intellectuel ne tient pas compte parce que ce n’est pas son rôle, c’est qu’il existe une raison d’État, une raison d’État démocratique, et qu’elle impose certaines contraintes et certaines façons d’agir.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°514 du 1 mars 2000, avec le titre suivant : Jorge Semprun : Regards d’exil entre l’Espagne et la France

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