Archéologie

Les secrets de l’Égypte copte

Par Emmanuelle Vigier · L'ŒIL

Le 1 mai 2000 - 1953 mots

Des linceuls ornés de portraits, des stèles funéraires gravées de croix stylisées, des tissus peuplés de putti témoignent de 2 000 ans de christianisme sur les bords du Nil. Dispersées entre Le Caire, Londres, Berlin ou Moscou mais réunies en mai à l’Institut du Monde arabe à Paris, ces œuvres ont été créées par les Coptes, héritiers des traditions pharaonique et hellénistique, témoins d’une Égypte spirituelle et secrète.

Une « Pompéi égyptienne », surgie, non des cendres comme sa sœur latine, mais des sables. Tel est le surnom qu’avait reçu l’antique Antinoe, comptant parmi ce petit lot de miracles dont l’archéologie réserve parcimonieusement la surprise. Depuis 1896, le Français Albert Gayet poursuivait sans relâche l’exploration de la ville mythique, fondée par l’Empereur Hadrien en mémoire de son favori, noyé, dit-on, en cet endroit du Nil. Au pied d’un amphithéâtre de falaises, il avait remarqué qu’à certaines heures du jour, quand la lumière se faisait rasante, l’étendue morne et plate du désert se colorait d’un semis de taches brunes.

Ici, jadis, on avait remué terre et ciel. Dans cette plaine désolée et nue, les Chrétiens d’Égypte, les Coptes, qui essaimaient partout en cette terre païenne, venaient en procession ensevelir leurs morts. Et Gayet de secouer ce linceul de sable pour ressusciter une population entière, « en habits de gala ». La mention n’est pas anodine. Car ces milliers de Lazares n’étaient pas embaumés et parés de bandelettes, comme leurs ancêtres, mais revêtus de somptueux costumes conformément aux préceptes de la nouvelle religion. Et si le voile du désert avait su conserver leur peau mieux que les plus subtils aromates, il avait aussi préservé intacte la fraîcheur des textiles. Ces derniers affichaient une polychromie intense qui ravit l’Europe en ce début 1900. À l’Exposition Universelle, le Tout-Paris se pressait devant ces étoffes sans âge, ces toiles de lin rehaussées de tapisseries de laine aux plages de couleurs pures. Elles flattaient l’œil de Matisse, de Rouault et de Rodin qui trouvaient là un objet de collection. Les belles de la capitale s’arrachaient les fascicules de leurs si étranges motifs, publiés par DMC, tandis que Sarah Bernhardt revêtait, en ces soirées de 1902, « une tunique et un châle coptes ».

Point d’or, point de marbre
« Les fouilles d’Antinoe et l’engouement qu’elles suscitent marquent le coup d’envoi des recherches sur l’Égypte chrétienne, cette Égypte « ingrate » dont les vestiges, coincés entre témoins pharaonique et islamique, étaient jusque là négligés voire détruits », explique Dominique Bénazeth, conservateur à la section copte du Musée du Louvre. Suivront les fouilles des monastères de Baouît et de Saqqara, en 1901 et 1905. Les pyramides de l’Ancien Empire, les mosquées des Omeyyades, des Abbassides et des Fatimides ont fait de l’ombre à ces humbles constructions de brique crue, qui résistèrent mal à l’outrage du temps. D’ailleurs quelle attention accorder à leurs auteurs, étouffés par les jougs successifs de Rome et de Byzance, des Perses (619-629) et des Arabes (dès 641).

Cet état d’occupation permanent installe les Coptes dans une relative précarité économique, à laquelle n’est pas étrangère l’économie de moyens que traduisent leurs ambitions artistiques. Point d’or sur les icônes ni sur les lices. Point de mosaïque ni de statuaire. Point de marbre au sol ni sur les murs. À Baouît, dans la salle de réception du monastère, lorsqu’on veut évoquer les murs précieux de la Jérusalem céleste, on se contente d’y peindre quelque réseau géométrique empli de couleurs chatoyantes, évoquant irrésistiblement les célèbres marqueteries de pierres dures romaines et byzantines. Les carrières ne résonnent plus du travail des pioches. Partout on élève des murs de terre crue, séchée au soleil. On démantèle aussi volontiers les monuments antiques pour réutiliser leurs blocs équarris. Parfois on s’installe tout bonnement in situ, comme à Philae où une église a été sommairement aménagée dans le temple d’Isis.

En dépit des plus grands obstacles, les Coptes vont se doter d’une culture originale qui s’illustre dans tous les domaines : peinture, architecture, manuscrits, tissus... « Certes, cet art n’a jamais été un grand art de commande comme le pratiquèrent pharaons, empereurs et califes, souligne Dominique Bénazeth. C’est un art local et populaire qui puise sa vitalité dans la ferveur religieuse qui anime l’Égypte depuis le début du Ier siècle. » Le pays est en effet l’un des premiers à bénéficier d’une prédication apostolique. Saint Marc aurait prêché à Alexandrie dès l’an 43 avant d’y mourir martyr. La foi de l’Évangile déferle comme une vague en ce haut lieu du paganisme, soutenue par l’élan des « pères du désert », ermites épris de solitude et d’ascèse qui, dès le IIIe siècle, fuient l’agitation de la vallée du Nil pour s’installer dans les contrées arides du Wadi Natroun (à l’ouest du delta), du Sohag (en Moyenne-Égypte) ou de la Mer Rouge.

Parmi eux, saint Paul de Thèbes et saint Antoine, bientôt rejoints dans ces confins inhospitaliers par des milliers de disciples qui tentent d’échapper aux persécutions perpétrées par Dioclétien. De véritables colonies d’ermitages poussent partout dans le désert, localisées pour la première fois dans les années 60 sur le site des Kellia. Plus récemment, à Deir Naqloun (Fayoum), derrière le monastère moderne, une mission polonaise a repéré 89 habitats troglodytes, datés du Ve au XIIIe siècle. « Ce site constitue un véritable paradis pour les archéologues », déclare Maria Mossakowska-Gaubert qui participe aux recherches. « Ont été mis au jour quantité de textiles aux techniques d’exécution inconnues, des verreries finement décorées, surprenantes pour des tables anachorètes, d’étranges textes magiques aussi, comprenant des formules incantatoires en copte. » Ces ermitages, régulièrement disséminés dans le désert ou la montagne, correspondent à un mode de vie semi-solitaire. Mais pour ceux qui choisissent de vivre en communauté, saint Pacôme inaugure une première règle appliquée à Tabennèse dès 324. On touche là aux premières expériences du monachisme, popularisées en Occident par les « reportages » de saint Jérôme et Jean Cassien. Au Ve siècle, les Chrétiens deviendront majoritaires en Égypte. Ce basculement, lié à la prise de conscience d’une identité nationale, se cristallise en 451 au Concile de Chalcédoine. Le schisme monophysite isole les Coptes de l’ensemble du monde chrétien, manière, au-delà des conflits théologiques, de rejeter le patriarcat de Byzance.

Puisant sans scrupules dans le répertoire gréco-romain
Forts d’une liturgie, d’une langue et d’une écriture propres, les Coptes vont également élaborer des formules originales dans le domaine artistique. La reconnaissance de cet art chrétien est toutefois un fait récent, remontant au mieux à quelques décennies. Passé l’enthousiasme des découvertes d’Antinoe, il est le sujet de toutes les controverses. Dans les années 20, l’historien de l’art Josef Strzygowski fustige ce prolongement provincial de l’art hellénistique et romano-byzantin, ce « sous-produit hybride » sans originalité et sans grâce. À la source de tant de mépris, réside peut-être cet attachement persistant des Chrétiens d’Égypte aux figures de l’Antiquité classique et les déformations qu’ils infligent à ses canons. Artisans et artistes puisent allègrement et sans scrupules dans le répertoire gréco-romain. Aphrodite et ses néréides, Dionysos et son cortège se partagent la vedette sur les niches qui ornent les chapelles funéraires. Non qu’un vent de sacrilège souffle sur les cimetières chrétiens. Ces thèmes mythologiques sont implicitement christianisés. La déesse de l’Amour, naissant de l’onde dans une conque, évoque la grâce du baptême, et sous les pampres de vigne, loin des débordements bachiques, on perçoit le vin de la Cène ou des Noces de Cana. Ces figures, vidées de leur substance païenne, vont sans cesse être jaugées à l’aune de leurs sources classiques, alors qu’elles véhiculent un style propre qui s’affirme et se libère au sein même d’une thématique antique. « Les visages s’arrondissent et se gonflent, les membres s’atrophient et se tordent, les corps se tassent et se figent dans une frontalité que soutiennent des yeux toujours écarquillés, conférant aux figures un regard stupéfait », commente Fatma Mahmoud, directeur au Musée d’Art copte du Caire.

Naissent ainsi de savoureuses figures qui portent la marque d’un humour indéniable. Des Grâces aux corps d’athlètes, une Daphné batracienne, des armées de putti, tête et cou confondus dans une même excroissance ; l’allure un brin courtaude, ils s’ébattent dans les eaux du Nil, chevauchant qui un hippocampe, qui un crocodile. Globalement les artistes s’orientent vers la création d’images qui privilégient un sens de l’essentiel au détriment du détail. Une schématisation s’opère, non par négligence, mais par prédilection de l’idée sur la forme. Ce style convient particulièrement bien à la réalisation d’icônes, telle celle du Christ et de l’abbé Ména, du VIe siècle, l’une des rares rescapées des troubles de la crise iconoclaste. Peinte à l’encaustique sur un panneau de bois, elle est directement héritière des portraits du Fayoum, d’où sont évacuées les justes proportions, les subtils drapés et les doux modelés. C’est là un trait majeur de l’art copte, qui se passe des faux-semblants de la troisième dimension.

Cette orientation s’observe particulièrement dans la sculpture. Les artisans abandonnent la grande statuaire au profit de reliefs décoratifs, traités en méplat, qui soulignent chapiteaux, niches, architraves et linteaux ou ceinturent les murs à différents niveaux. Les surfaces sont creusées comme des dentelles à l’aide d’un instrument nouveau, le trépan, qui fore l’épaisseur du bois et de la pierre, dégage le contour de motifs qui se retrouvent comme projetés à la surface sur un arrière-plan sombre et égalisé. Ces véritables « planches à imprimer » déroulent leurs enchevêtrements de rinceaux habités parfois de petits oiseaux ou de capridés. Apparaît aussi la croix ansée (surmontée d’une couronne de victoire), étonnamment analogue au ankh, le signe de vie pharaonique. Cette technique est à l’origine d’un style nouveau qui, couplé à une utilisation essentiellement architecturale, devient un aspect majeur de l’art copte. Par sa propension à l’ornementation couvrante et répétée, inclinant vers l’abstraction, elle aura une influence certaine au début de l’art islamique. En effet, la conquête arabe ne sonne pas le glas de l’art copte, comme avait pu le prétendre Kurt Wessel dans les années 60. Il brille bien au-delà, au moins jusqu’au XIIe siècle. Les nouveaux maîtres du pays, nomades sans tradition artistique, recourent largement à l’habileté des artisans locaux. Certains sont même envoyés à Médine ou à Damas pour orner leurs mosquées. Au XIe siècle, un voyageur persan, Nasiri Khosrau, mentionne encore que le travail du bois et le tissage restent l’apanage des Coptes.
Durant la période copto-arabe, un fonds commun se constitue pour l’art profane alors que l’art religieux évolue de façon autonome, notamment les peintures murales dans les monastères, qui concentrent depuis peu toute l’attention des chercheurs.

Une ferveur religieuse jamais ensevelie
Comme dans cette scène de Roma de Fellini, où s’effacent inexorablement les fresques antiques à peine exhumées, les peintures de Baouît se sont presque instantanément délitées sous l’effet de la lumière et de la chaleur. Depuis 30 ans, la Mission des peintures coptes de l’Institut français d’archéologie orientale œuvre sans relâche pour relever, étudier, déposer ce qu’il reste de ces merveilles picturales. Cette entreprise titanesque, encore loin d’être achevée, a levé un coin de voile sur la richesse de l’art pictural chrétien dans la vallée du Nil. « En 1995, au monastère des Syriens, dans le Wadi Natroun, un sondage a montré que la plupart des murs antérieurs au XIVe siècle étaient recouverts de peintures sur trois couches successives. Sept ans plus tôt, une Vierge du XIIIe siècle était d’ailleurs apparue, suite à un incendie, dans la demi-coupole occidentale de l’église », relate Pierre Laferrière de l’IFAO. Dans les monastères coptes, qui bénéficient actuellement d’un formidable renouveau, le passé semble toujours prêt à ressurgir, comme un lointain écho d’une ferveur religieuse jamais ensevelie.

- PARIS, Institut du Monde arabe, 15 mai-3 septembre, cat. Gallimard, 240 p., 280 ill., 300 F. À lire : notre hors-série, 20 p., 30 F.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°516 du 1 mai 2000, avec le titre suivant : Les secrets de l’Égypte copte

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