Art contemporain

Au cœur du volcan de James Turrell

Par Elisabeth Védrenne · L'ŒIL

Le 1 mai 2000 - 1546 mots

Depuis les années 70, l’Américain James Turrell utilise la lumière artificielle ou naturelle dans ses installations. Son projet le plus spectaculaire est sans aucun doute le Roden Crater, un volcan de l’Arizona qu’il veut transformer en une sculpture monumentale trouée de labyrinthes et de sanctuaires pour observer la lune ou le soleil. Maquettes, gravures et dessins sont exposés à l’Espace Électra qui lui a passé commande d’une œuvre originale pour l’un des immeubles EDF en cours de construction.

Quel artiste en Europe, aurait mené une expérience aussi radicale ? On sait l’attrait de Matisse pour la lumière franche de la Méditerranée, ou la délicatesse de Vermeer pour la lumière du Nord tamisée, mais en Europe la lumière reste délicate et humaine. Elle n’égalera jamais la lumière crue et pure qui éclaire le continent américain où la nature est restée plus primitive. James Turrell n’est pas seulement américain, il est aussi californien. Il connaît depuis son enfance les déserts mythiques du Far West, de l’Arizona, du Montana, ces « mesas », hauts plateaux arides apparemment vides où, par manque d’humidité, la lumière atteint une transparence quasi parfaite. Il a parcouru en tous sens – le plus souvent sur de petits avions de la Première Guerre mondiale rafistolés par ses soins pour devenir avions-taxis ou lui permettre de prendre des clichés pour les prospecteurs de minerais et ainsi le faire vivre – ces immenses étendues aux couleurs préhistoriques inconnues dans nos pays tempérés : infinité de nuances de rouge, jaune, marron mais aussi gris, noir, violet, nées à la fois de la composition chimique des roches, et de cette incroyable lumière. Dans cet Ouest lunaire surgissent, de loin en loin, des myriades de volcans éteints. Rien qu’en Arizona, il y en a presque 200, Turrell a trouvé ses sources d’inspiration, sa passion pour la transformation de l’espace par la lumière, dans ce paysage hors du temps, à la végétation comme pétrifiée, où domine un sentiment d’éternité transfiguré par une luminosité presque palpable, et qui rend visible le moindre détail.

Un seul matériau : la lumière
Fils d’un ingénieur français de l’aéronautique émigré en Californie et d’une mère profondément quaker, Turrell étudie la psychologie de la perception et s’intéresse à l’astronomie. Il n’est pas isolé. Ses préoccupations rejoignent celles de tout un groupe qui se forme autour de Los Angeles au début des années 60, réunissant Larry Bell, Robert Irwin, Maria Nordman, Michael Heizer ou même Walter de Maria. Artistes idéalistes et utopiques, ils s’opposent à l’art minimal naissant des New-Yorkais comme Kosuth, Weiner ou Robert Barry. La Californie est stimulante, c’est un pôle attractif et varié. On y invente le cinéma et l’illusion. On produit de l’éphémère dont le rôle est expressément de modifier la perception. On y projette aussi le voyage sur la lune et, dans ses vallées, se développent les technologies et les recherches scientifiques les plus sophistiquées des États-Unis.
James Turrell n’utilise qu’un seul matériau : la lumière. Artificielle autant que naturelle. Il souhaite la faire interagir avec l’espace, créer des visions dans des lieux fermés autant qu’ouverts comme c’est le cas pour l’aventure de sa vie : la transformation du volcan Roden Crater en observatoire de la voûte céleste. Son art est de « révéler » la lumière, qu’il nous oblige à regarder – avec notre consentement totalement émerveillé –, telle que nous ne la voyons jamais :
« ... la lumière a différentes sensibilités. La lumière que j’utilise dans mon travail est rarement vue les yeux ouverts. C’est seulement quand l’œil s’ouvre que la sensation sort des yeux comme une caresse, et alors vous avez le sentiment de sentir physiquement cette lumière. »

Tableaux et chambres de lumière
Turrell réussit à attribuer à la lumière une existence tangible. Cette expérience, ou « expérimentation », est particulièrement efficace et évidente dans les « tableaux » qui surgissent dans ses nombreuses « chambres » qui jalonnent toute son œuvre. Ces « espaces faits pour englober l’environnement extérieur » qu’il appelle les « Skyspaces ». Imaginez une pièce absolument blanche, absolument lisse, absolument vide, absolument parfaite. Éclairée par une lumière électrique intérieure dont la source est absolument invisible. Éclairée aussi par une ouverture en haut dans le plafond mais dont on ne voit pas l’épaisseur. Le ciel apparaît donc sur le même plan que le mur, comme posé, peint. « J’ai abordé le travail sur la lumière d’un point de vue de peintre ; ça fonctionne en trois dimensions tout comme vous avez un espace positif et un négatif. » Le spectateur, ou le voyeur, assis par terre, le regard pointé vers le haut, assiste au passage du temps sur le ciel, un spectacle en Technicolor au moment du coucher de soleil, un trou noir pendant la nuit (sensation renforcée par la luminosité intérieure de la pièce). Le ciel ainsi se transforme en fenêtre, en miroir sans tain, en écran, en tableau de lumière. Lumière qui nous absorbe, ou que nous avalons, c’est selon. Un vide que l’on semble pouvoir toucher, presque solide, plein. Tous ces « effets » de Turrell à la fois metteur en scène et prestidigitateur se retrouvent, à des nuances près, dans toutes ses œuvres ultérieures riches en illusions d’optique, sensations de vertige, perte des repères, dissolution des contours... bref une étonnante exaspération des sens. Murs lumineux imaginaires, espaces réels ou feints, géométries poétiques et changeantes, projections hypnotiques, monochromes insaisissables, toute notre perception en est chamboulée et, littéralement, on n’en croit pas ses yeux ! On ne peut que s’abandonner à la paix et au silence qui règnent dans ces chambres et se contenter de contempler ces miracles lumineux en train de se produire.

L’observatoire à l’œil nu
Roden Crater est l’aboutissement de toutes ses recherches. Depuis 25 ans Turrell met au point son grand rêve, qui, si tout va bien, devrait ouvrir au public en octobre 2000. Il appelle ce grand ouvrage digne des pyramides, l’observatoire à l’œil nu. Il a choisi ce volcan près du Painted Desert, à la frontière de la réserve des Indiens Hopis. Turrell, non seulement ne veut pas déranger ces Indiens, mais est attentif à leurs croyances, surtout celle qui raconte que l’univers s’est formé en couches successives s’accumulant les unes sur les autres... Le cône de ce volcan est presque parfait et s’élève à près de 300 mètres. Le diamètre du cratère, lui aussi, est de 300 mètres, de forme légèrement elliptique et domine une hauteur de 20 mètres. Son arête est parfaitement dessinée, comme tirée au cordeau. Lorsqu’on est au fond, le bord semble cisailler le ciel lequel, surtout la nuit, semble posé sur le bord tel un dôme. On a alors au-dessus de soi, une voûte céleste qui à la fois se comprime et se dilate, et l’on éprouve un fort sentiment d’aspiration vers le haut. Les parois du cratère éliminent toute vue du paysage alentour. Pour pouvoir parvenir au cœur du cratère, Turrell a construit galeries, tunnels et chambres d’observation. Des étapes pour contempler les modifications de lumière dues à des événements très rares (éclipses, solstices, équinoxes d’étoiles, et même un lieu où la lune n’est visible que tous les 18 ans), autant qu’à des événements plus familiers, les levers et les couchers du soleil, la pleine lune ou la voie lactée, etc. Turrell voit grand et loin : « J’ai construit une ruine préfabriquée. Comment savoir qui va être présent à ce moment là, et qui sera capable de comprendre... » Quatre « espaces » sont déjà construits, chacun orienté selon l’un des quatre points cardinaux. L’Espace du Sud permet d’observer de futures éclipses mais aussi de ressentir physiquement la rotation de la terre selon son axe. Le point où la terre et le ciel se rencontrent, ce centre mythique que l’Indien Black Elk (Élan Noir) nommait la Montagne Sacrée. L’Espace du Nord est troué de petites ouvertures et est uniquement éclairé par quelques rares étoiles qui produisent une faible lumière que Turrell appelle une « vieille lumière ». La chambre fonctionne à la manière d’une camera obscura projetant l’image du ciel par terre. Ainsi, pendant la journée, on peut y voir des nuages flotter à nos pieds ! L’Espace de l’Ouest diffuse une sorte de champ de lumière qui remplit et inonde la salle entière jusqu’au coucher du soleil. Alors le champ rétrécit jusqu’à devenir un minuscule morceau de cette lumière. L’espace de l’Est comporte de nombreuses chambres qui s’imbriquent les unes dans les autres. En un point particulier, à hauteur des yeux qui correspond à la hauteur de l’horizon au dehors, la lumière du soleil se fraye un passage à travers l’eau d’un aquarium et produit des formes changeantes. Chaque espace produit aussi sa musique.

Un réservoir à perception
Cette montagne est un réservoir à perception où tous les sens sont sollicités. C’est aussi l’histoire d’un long voyage, différent selon l’heure, le jour, l’année, le siècle, le millénaire... Un voyage immatériel autant qu’improbable, un voyage initiatique aboutissant finalement dans l’œil du Cratère. Lieu magique situé sous la peau du magma où Turrell a concrétisé son observatoire à ciel ouvert pour méditer et entrer dans une sorte d’extase devant les mille et une métamorphoses des constellations d’une voûte céleste palpitante. Un immense tableau dans la nuit céruléenne, pour atteindre à l’éblouissement. Au mirage.

- PARIS, Fondation Électra, jusqu’au 18 juillet.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°516 du 1 mai 2000, avec le titre suivant : Au cœur du volcan de James Turrell

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