Drapés de couleurs

Par Laure Meyer · L'ŒIL

Le 1 mai 2000 - 1082 mots

Montée par Doran H. Ross, du Fowler Museum of Cultural History de Los Angeles, une exposition itinérante raconte l’histoire des kente. Derrière leurs motifs géométriques et hauts en couleur, ces tissus du Ghana peuvent cacher parfois de véritables messages codés.

Étincelants de couleurs, tissés de matières précieuses, les vêtements portés par les dignitaires politiques et sacerdotaux du Ghana conservent encore de nos jours l’éclat qu’ils avaient lorsqu’ils paraient les rois Ashanti du XIXe siècle. Fidèle à cette tradition, c’est aussi dans ce genre de tissu que Kwame N’kruma, premier président du Ghana, choisit de se draper lors de son apparition à la tribune des Nations-Unies, après l’indépendance de son pays en 1957. Comment s’appellent donc ces remarquables tissus ? Les avis diffèrent. Pour certains, des puristes, il faudrait dire nsaduaso, qui signifie « tissu de belle qualité ». Mais leur nom le plus courant, celui que tout le monde utilise, est kente, qui n’est pas le nom d’une ethnie, mais pourrait avoir des liens avec le mot signifiant « panier » dans la langue akan parlée par les Ashanti. Comme le panier, le kente est un tissage. On suppose que l’art du kente remonte à la fin du XVIIe siècle mais, plus généralement, le tissage est en Afrique un savoir-faire très ancien qui aurait pu débuter au troisième millénaire avant J.-C.

Des tissages qui font danser les couleurs
Les kente sont le résultat d’un travail très particulier. On peut voir encore actuellement des tisserands à l’œuvre en plein air, actionnant leur métier qui produit non pas les grandes pièces que portent les dignitaires mais d’étroites bandes de 5 à 8 cm de large, décorées de raies ou de motifs géométriques multicolores. Ces bandes sont ensuite cousues côte à côte pour obtenir la largeur désirée. C’est un travail d’homme. Tout l’art du tisserand consiste à placer les motifs décoratifs de manière à ce que l’ensemble soit harmonieux, une fois les bandes assemblées. Les solutions sont multiples, les bandes peuvent être réunies de manière à disposer les couleurs en échiquier, mais on peut aussi rechercher un effet de couleurs rythmé, proche des libres jeux chromatiques de l’Op’Art. Les variantes sont innombrables. Ce sont les couleurs primaires qui sont les plus courantes, le jaune qui évoque l’or et la prospérité, mais le vert apparaît aussi, signe de fraîcheur ; le noir est associé à la mort et le rouge à la tristesse. Chez les Ashanti, un important groupe ethnique du Ghana, les motifs des tissages sont uniquement géométriques, mais chez leurs voisins les Ewe, qui occupent non seulement le sud du Ghana mais aussi le sud du Togo et du Bénin, on rencontre des représentations très stylisées d’animaux ou d’objets. Les Ashanti reprochent aux Ewe de produire un travail de moindre qualité, contribuant ainsi au déclin de cet art.

Des bandes de tissus de coton et de soie
Les fibres utilisées peuvent être le coton ou la soie, ou les deux en alternance. Tout dépend de la richesse de l’acquéreur. Le coton est et était produit localement en abondance. Il est planté et filé par les femmes Ashanti. La soie au contraire posait un problème. Le Nigeria, voisin du Ghana, en a produit dans le passé mais la qualité n’était pas la même que celle de la soie de Chine. Pour se procurer cette dernière, remarquable par sa brillance, les Ashanti ont eu recours au XIXe siècle à une méthode radicale. Ils ont acheté en Europe des tissus de soie, qui étaient détissés pour obtenir le fil nécessaire. C’était un travail abandonné aux femmes, mais le tissage lui-même, jusqu’à une date très récente, était toujours réalisé par un homme. Les femmes ne pouvaient jamais devenir tisserand et, lors de leurs périodes menstruelles, elles ne devaient même pas toucher un métier ou parler à leur mari tisserand. De nombreux tisserands demeurent encore dans le village de Bonwire, au Nord-Est de Kumasi, l’ancienne capitale royale, car le roi surveillait de très près la production de ces tissus de luxe.
Une fois les bandes assemblées, le kente était une grande pièce de tissu rectangulaire dénommée « pagne ». Mais il n’avait rien à voir avec les pagnes courts enroulés autour des hanches. Pour les hommes, il se portait comme une toge romaine, dégageant le bras et l’épaule droits. Pour les femmes, il fallait deux pièces de tissu, l’une pour une robe, l’autre portée comme une écharpe.
Depuis 1998, le Festival du kente de Bonwire draine beaucoup de monde. Sous la présidence de la Reine-mère et de l’épouse de l’actuel Président du Ghana, cette manifestation comporte un défilé de mode, un concours de tissage, des danses et du sport. Vitrine de l’intense commerce de textiles qui se traite au marché des textiles d’Accra, il contribue aussi à l’extraordinaire vogue dont jouissent actuellement les kente. Les motifs qui en sont issus se rencontrent partout, sur les tissus imprimés pour la mode, dans la publicité, sur les vêtements sacerdotaux, tant en Afrique qu’aux États-Unis.

Pour obtenir un copyright royal
Les motifs colorés apparaissant sur les kente n’étaient jamais dans le passé choisis pour leur seul intérêt décoratif. La tradition voulait que toute nouvelle création fut présentée au Roi pour obtenir son autorisation. C’est lui qui en détenait une sorte de copyright, mais pour récompenser un sujet méritant, il pouvait lui offrir un motif nouvellement créé. Dans l’esprit des Africains, chacun des quelque 300 dessins avait un nom et un sens associés à un concept, un proverbe ou un fait historique. Certains représentaient une tribu ou une famille spéciale, comme les tartans sont associés aux clans d’Écosse. Le motif Oyokoman était la propriété du clan Oyoko d’où descendent tous les rois Ashanti depuis trois siècles. Mais les motifs ne sont pas immuables et peuvent évoluer. Le motif Oyokoman, par exemple, fut augmenté d’une croix pour indiquer la conversion du clan Oyoko au christianisme. L’association entre un dessin et un concept permettait parfois de sous-entendre ce qui ne pouvait être dit ouvertement. On cite par exemple le motif du menteur. C’est un petit carré noir qui ne reste jamais à la même place sur la bande. Impossible de le suivre des yeux. On raconte qu’un roi Ashanti le portait pour des audiences dans lesquelles il savait qu’il recevrait des personnes peu fiables... Pour le spectateur occidental, toutes ces nuances de sens ne sont pas perceptibles. Mais la beauté des kente, la flamboyance de leur richesse chromatique, leur toucher très particulier les signalent à l’attention de tous les amateurs d’art.

- DÉTROIT, Wright Museum, 13 mai-30 juillet.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°516 du 1 mai 2000, avec le titre suivant : Drapés de couleurs

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