Les trésors de Sir Arthur Gilbert

L'ŒIL

Le 1 mai 2000 - 1694 mots

Célèbre pour son ensemble d’orfèvrerie, de micromosaïque et de boîtes en or du XVIIIe et XIXe siècle, Sir Arthur Gilbert donne aujourd’hui à l’État britannique cette collection estimée à plus de 75 millions de livres. Présentée désormais à Londres à Somerset House, l’un des projets culturels réalisés grâce aux financements de la loterie anglaise, elle s’ouvre au public le 26 mai.

En cette fin de matinée grise,   Sir Arthur Gilbert contemple depuis son fauteuil le parc qui s’étend au-delà de sa luxueuse résidence londonienne. « Ainsi vous êtes Français. Vous savez, j’ai connu la France alors que j’étais enfant. Depuis, j’aime ce pays. Jusqu’en 1939, je passais toutes mes vacances dans le sud. Je n’ai jamais oublié ce petit hôtel de Saint-Maxime. À cette époque, la vie ne coûtait rien. Pour 30 francs par semaine, vous aviez droit à une chambre et un délicieux repas. Pour 90 francs vous étiez le roi ! Mon dieu, je n’avais pas beaucoup d’argent alors. » Aujourd’hui, Sir Arthur Gilbert est un homme âgé auquel les gens s’adressent avec respect. Il est vrai que le don à l’État britannique d’une collection estimée à près de 75 millions de livres (750 MF) dénote d’une certaine munificence. Pourtant, cette déférence continuelle dont il fait l’objet l’agace. Certes la Reine vient de l’anoblir, mais l’important n’est pas là. Son esprit reste mobilisé par l’aménagement de l’aile sud de la Somerset House, nouvel écrin de ses collections. L’histoire de celles-ci et l’aventure qui les a conduites à intégrer ce chef-d’œuvre architectural construit par William Chambers sur les bords de la Tamise, est le sujet officiel de cette rencontre. « J’ai commencé à collectionner en 1958 alors que j’étais déjà un promoteur reconnu de Los Angeles. Chaque samedi et dimanche, j’avais pour habitude de jouer au tennis. À côté des cours, il y avait une salle des ventes où j’aimais me promener. Un jour, j’ai découvert deux belles petites peintures qui, en fait, se sont révélées être des mosaïques de très petites dimensions. Après les avoir achetées, j’ai passé des années à tenter d’en connaître plus sur elles. Personne ne savait. Aucun conservateur n’avait d’informations sur ces objets qui semblaient dater de la fin du XVIIIe siècle et que je continuais à acheter plus ou moins régulièrement. Faute de renseignements, je les ai baptisées micromosaïques, terme aujourd’hui reconnu par les historiens de l’art. Bien des années plus tard, j’ai découvert que ces œuvres avaient été réalisées à Rome entre 1760 et 1880 en tant que souvenir du Grand Tour. » La micromosaïque, technique singulière réalisée à l’aide de très petits bâtons de pierre, surprend par l’extrême finesse de son exécution, donnant ainsi à l’image l’illusion de la peinture. Longtemps objet de prestige avec ses vues de Rome et ses grands monuments antiques, elle se retrouve aussi bien sur des couvercles de boîtes en argent, des bijoux ou des plateaux de table. « Ma collection d’orfèvrerie anglaise a débuté à la suite de cette première expérience. Les premières pièces que j’ai achetées se sont révélées être des faux mais j’ai poursuivi mes achats avec plus de précaution. Au bout de quelques années, je me suis aperçu que j’avais une belle collection centrée sur la production anglaise du XVIIIe et XIXe siècle. Ce n’est pas que je souhaitais particulièrement me spécialiser mais, à cette époque, les prix dans ce domaine étaient encore relativement bas, ce qui n’était déjà plus le cas pour l’orfèvrerie française. Des artistes comme Paul Storr étaient encore accessibles. Par exemple, en 1971 j’ai payé une pièce 100 000 £. Pour moi, c’était un record et je trouvais ce prix excessif. De nos jours, la même pièce est estimée à plus de 5 millions de livres. » Aujourd’hui, de l’avis des experts, la collection d’orfèvrerie anglaise de Sir Arthur Gilbert avec ses centaines d’exemples du travail de l’argent et de l’or, avec ses dizaines de pièces historiques, est l’une des plus complètes au monde. Elle permet notamment de percevoir comment cet art s’est lentement éloigné des modèles étrangers pour acquérir sa propre spécificité.

Petite histoire illustrée de l’orfèvrerie anglaise
L’orfèvrerie anglaise acquiert véritablement ses lettres de noblesse lors de l’arrivée, à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, d’artisans huguenots chassés d’Europe par les guerres et les persécutions religieuses. Auparavant, c’est-à-dire du XVe siècle jusqu’à la fin du XVIIe, la production adopte très souvent les formules des maîtres italiens, français et allemands. Des artistes comme Rosso Fiorentino, responsable de plusieurs décorations au château de Fontainebleau, ou même Jacques Androuet du Cerceau, avec l’édition d’ouvrages de gravures fort prisés, proposent des répertoires de formes vite adaptés à la production anglaise, notamment durant le règne d’Henri VIII. Au siècle suivant, la guerre civile de 1642-1649 marque une coupure. Elle occasionne non seulement l’arrêt des commandes, déjà en forte baisse depuis quelques décennies, mais surtout elle entraîne la destruction massive de ces objets vite refondus. Il faut donc attendre la restauration de la monarchie en 1660 pour redécouvrir quelques réalisations importantes. Ainsi, un beau plateau d’argent, sans doute réalisé pour Sir John Swinburne en 1659, se singularise par un décor de fruits et de fleurs martelés qui n’est pas sans évoquer les réalisations flamandes. C’est justement à cette époque que les premiers orfèvres européens viennent à Londres. La révocation de l’Édit de Nantes en 1685 accentue le mouvement. 2000 Français s’installent à Londres. Près de 50 000 étrangers débarquent en Angleterre en l’espace de quelques décennies. L’impact de ces artisans au savoir-faire varié est alors indéniable. Une véritable révolution s’opère notamment dans le travail de la fonte qui, en intégrant de nouvelles techniques, permet une précision et une complexité jusqu’alors rarement atteintes. De même, l’ornement se trouve soudain libéré des vieilles recettes pour accéder enfin à un fini sans équivalence sur le marché. Parallèlement, le style évolue lentement vers des formes plus baroques particulièrement appréciées par la cour et l’aristocratie londoniennes. Alors que la première génération d’immigrés, avec des artistes comme Philip Rollos, Anthony Nelme et Benjamin Pyne, se distingue par une fascination pour les motifs français et hollandais, les pièces ciselées du XVIIIe siècle inaugurent un style plus spécifiquement britannique. C’est dans ces années qu’apparaît le plus grand orfèvre anglais de ce siècle : Paul de Lamerie. Il est alors le seul à réaliser une parfaite synthèse du premier style huguenot, de la sensibilité Régence et des formes tourmentées du rococo. Rapidement, il produit plusieurs pièces importantes notamment pour Sir Robert Walpole, Premier Ministre de l’époque. Une paire de chandeliers muraux en or, véritable chef-d’œuvre de la deuxième décennie de ce siècle, atteste de ce génie précoce qui allait longtemps influencer le travail de l’argent dans ce pays. Vers les années 1760, le style rococo perd lentement les faveurs de la haute aristocratie qui lui préfère le style palladien. Il est vrai que ce conservatisme de bon aloi est conforté par de puissants personnages, tel William Kent, alors véritable arbitre du goût anglais, ou l’architecte Robert Adam, habile défenseur d’un compromis entre innovation néoclassique et poursuite des styles anciens. Il faut donc attendre le début du XIXe siècle pour constater une véritable évolution. La firme Rundell, Bridge and Rundell monopolise alors le marché. La nouvelle génération de grands orfèvres, tels Paul Storr ou Benjamin Smith II, travaillent pour eux. Cette position dominante provient de la clairvoyance de son directeur, Phillip Rundell, le premier à comprendre que la clé du succès réside dans un dessin des formes et des ornements confié à des artistes expérimentés. À cette fin, il crée un atelier où des sculpteurs tel John Flaxman, des peintres tel Thomas Stothard et un dessinateur comme Jean-Jacques Boileau travaillent de concert pour la réalisation d’un modèle confié ensuite aux orfèvres. De cette collaboration unique naissent quelques pièces exceptionnelles comme ces quatre soupières d’argent de style néoclassique destinées à Ernest Augustus, cinquième fils de Georges III. Influencé par le style égyptien alors en vogue en France et popularisé en Angleterre par l’amiral Nelson, le dessin complexe de ces objets mêle adroitement réminiscences classiques et figures néo-babyloniennes. Cependant, une telle réalisation n’aurait pu voir le jour sans le génie d’un orfèvre au savoir-faire inégalé : Paul Storr, le maître de l’orfèvrerie en ce début du XIXe siècle. Mais, cette réorganisation de la production, rapidement imitée par les autres grandes firmes, ne peut empêcher les plus grands artisans de prendre leur indépendance. Benjamin Smith s’établit à son propre compte en 1814. Paul Storr l’imite en 1819. Le style victorien s’épanouit ensuite pleinement. « Je n’ai pas de pièces de cette époque tant ce style me paraît trop décoratif, trop lourd à mon goût », précise Sir Arthur Gilbert.

De Los Angeles à Londres
Interrogé sur l’avenir de sa collection, il répond : « J’ai débuté ma vie avec très peu d’argent. Faire de l’argent n’a aucun sens si vous n’avez pas de passion, si vous ne cherchez pas à utiliser cette masse financière pour créer quelque chose. Personnellement, j’ai toujours voulu que ces collections reviennent au public, que les gens puissent en profiter. J’ai habité Los Angeles la majeure partie de ma vie, j’ai construit ma fortune dans cette ville. J’ai donc donné ma collection au L. A. County Museum en 1975. Après divers problèmes liés à leurs ruptures continuelles d’engagement, j’ai décidé, en 1995, de trouver un autre lieu. Quelque temps après, Lord Rothschild m’a annoncé que l’État anglais était intéressé par ces collections. C’est ainsi que les négociations ont commencé et que le choix de Somerset House s’est fait. Cela correspondait aussi à mon désir de voir cette collection revenir dans le pays où je suis né. » Questionné sur l’idée de voir ainsi ses pièces s’éloigner de lui, Sir Arthur Gilbert avoue continuer à collectionner avec passion. « Mais, ajoute-t-il, ce ne sont que des objets, de simples objets. Les gens sont bien plus importants que les objets. Cela nul ne doit l’oublier, surtout dans une époque où tous les principes qui assurent la cohésion des communautés semblent disparaître. » Dehors, le parc s’anime. Avec les conservateurs, Sir Arthur, le geste précis, commence à vérifier une nouvelle fois les derniers détails de l’installation.

- LONDRES, Somerset House, Strand, WC2R 0RN, jusqu’au 26 mai.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°516 du 1 mai 2000, avec le titre suivant : Les trésors de Sir Arthur Gilbert

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