Lars Nittve : La Tate Modern, Beaubourg de Londres

L'ŒIL

Le 1 mai 2000 - 1868 mots

Le 12 mai, sautez dans l’Eurostar. Ce jour-là, la Tate Modern, installée dans une centrale électrique de Bankside réaménagée par les architectes suisses Herzog & de Meuron, ouvre ses portes au public. Ce Beaubourg de Londres rassemble la collection permanente du XXe siècle de la Tate Gallery et expose sur ses cimaises flambant neuves des chefs-d’œuvre de Matisse à Bacon, de Lucian Freud à Louise Bourgeois.

Après le Guggenheim, puis le Centre Pompidou et le MoMA de New York, c’est au tour de la Tate Gallery de se lancer dans un vaste programme d’extension. Aujourd’hui, elle se divise : d’une part la Tate Britain, de l’autre la Tate Modern. Deux sites, deux musées à la fois complémentaires et fort différents dans leur mission. D’un côté, l’ancienne Tate recentre ses activités autour de l’art britannique. De l’autre, un espace monumental, la Tate Modern, entièrement dédié à l’art international qu’il soit moderne ou contemporain. Tout débute en 1988, avec l’arrivée du nouveau directeur, Nicholas Serota. Il hérite alors d’une institution prestigieuse mais noyée dans des problèmes structurels. Depuis sa création en 1897 par Sir Henry Tate, ce musée avait amassé d’impressionnantes collections d’art anglais. Au début des années 70, les conservateurs se lancent dans une nouvelle politique d’acquisition, cette fois tournée vers l’art international. Rapidement, la situation devient intenable : manque d’espace pour les collections, absence de perspectives claires pour le futur. Le musée s’en trouve fragilisé. En 1988, une première annexe est construite à Liverpool. En 1992, Serota convainc les conservateurs de la nécessité d’un autre site, cette fois à Londres même. La séparation des collections s’impose, en isolant l’art britannique du reste. S’ensuivent de longues recherches pour trouver le site idéal et surtout les financements nécessaires à sa réalisation. C’est désormais chose faite. À quelques pas de la Tate Britain, dans le quartier de Bankside, s’ouvre la Tate Modern, gigantesque musée situé en bordure de la Tamise. De l’ancienne usine électrique construite en 1940 par Sir Giles Gilbert Scott, l’inventeur des fameuses cabines téléphoniques anglaises, il ne reste qu’une enveloppe de briques d’un rouge vif. L’intérieur se compose de sept étages accolés à un hall monumental réhabilité par les architectes Herzog & de Meuron pour près de 134 millions de £. Le résultat ? Un programme d’expositions volontairement ambitieux et une certaine démesure. 34 000 mètres carrés, 6 000 pour la collection, 3 300 pour un hall monumental, deux espaces d’expositions temporaires de 980 mètres carrés chacun, un auditorium, deux restaurants, trois boutiques. Lars Nittve, le directeur n’en finit pas de savourer sa joie : présider ainsi aux destinées d’une structure où tout reste à inventer est un privilège rare.

Depuis quelques années, les grandes institutions internationales semblent évoluer vers des projets monumentaux. Comment l’expliquez-vous ?
Plusieurs raisons expliquent la multiplication de ces projets. La principale provient d’un profond changement de perception de l’art moderne. L’histoire de la modernité, notamment dans le domaine artistique, ne peut plus être appréhendée selon un récit linéaire. Au contraire, on découvre combien l’histoire de ce mouvement est en fait bien plus longue et bien plus complexe que la vision qu’on en avait jusqu’à présent. En rendre compte nécessite des collections de plus en plus importantes. Dans les vieilles structures, la place fait défaut. De même, les grands modèles de présentation de l’art, tels qu’ils furent élaborés par le MoMA à sa création en 1929, puis par les musées européens des années 50, ne fonctionnent plus.

Pourquoi ?
Nous étions dans un récit simplifié de la modernité avec ses mouvements, ses ruptures, ses marges. De ce fait, les institutions devaient exclure toutes les pratiques artistiques qui n’entraient pas dans ce schéma de présentation. C’était encore possible dans les années 70. Cela ne l’est plus aujourd’hui. Je pense que cette prise de conscience date de la fin des années 80, époque où certains se sont mis à produire des récits différents qui impliquaient des artistes peu connus et des territoires volontairement écartés jusqu’à présent.

C’est pour ces raisons que la Tate Modern a été créée ?
Bien sûr, mais pas uniquement. Nous avions aussi un problème chronique de place pour nos collections. Cependant, la grande différence entre nous et des institutions comme le MoMA, ou même le Centre Pompidou, c’est que nous créons de toutes pièces un espace radicalement nouveau.

Comment allez-vous présenter la collection ?
Contrairement à la plupart des grandes institutions internationales qui organisent le parcours autour d’une progression chronologique, nous avons privilégié une approche thématique. La collection est donc organisée à partir de quatre thèmes génériques. « Paysage, matière et environnement » est le premier de ceux-ci. Le second s’interroge sur les objets, la nature morte et la vie réelle avec notamment un magnifique ensemble d’œuvres surréalistes. « Nue, action, corps » est le troisième de ces thèmes. Enfin, le dernier réfléchit sur les notions d’histoire, de mémoire et de société, thèmes particulièrement importants pour cette fin de siècle.

Pourquoi avoir choisi un accrochage thématique ?
Pour plusieurs raisons. Organiser une collection de façon chronologique devrait permettre de présenter un contexte élargi, sorte de moment donné de la société, mais, pour que ce type d’approche fonctionne, il faudrait multiplier à l’infini les espaces. Cela nécessite aussi un matériel iconographique d’une très grande richesse. Or, ce matériel, comme d’ailleurs la grande majorité des institutions internationales importantes, nous ne le possédons pas. De plus, un accrochage chronologique nous plaçait encore une fois dans la même problématique : quelle histoire de la modernité allons-nous raconter ? Au contraire, une présentation thématique permet une flexibilité bien plus grande. Par exemple, vous pouvez admirer dans une salle un magnifique exemple de Nymphéas de Monet alors qu’au sol s’étale un large cercle de pierre réalisé par Richard Long. Nous sommes ici face à deux approches de la nature et du paysage, approches à la fois très différentes et en même temps similaires. Je ne nie pas que ce genre d’effet peut parfois créer des disjonctions. Mais c’est justement ces effets de montage et de juxtaposition qui sont riches de sens.

Mais pour que cela fonctionne, vous devez proposer des espaces plus didactiques ?
Tout à fait. Nous savions que ce type de muséographie pouvait donner lieu à des incompréhensions. Nous redoutions deux travers assez fréquents dans les musées contemporains : celui de la plaisanterie visuelle et celui du montage sophistiqué incompréhensible hors du milieu restreint des historiens de l’art. Nous avons donc opté pour des effets de rupture mesurés entre des œuvres classiques et des œuvres contemporaines. Pourquoi toujours séparer Duchamp d’un artiste contemporain qui lui est conceptuellement proche ? Nous avons aussi voulu rythmer cette présentation par de petites salles qui racontent des sortes d’histoires parallèles. Leur caractère résolument chronologique nous permet de distribuer l’accrochage à partir de ces points de rencontre où il est possible de voir aussi bien des dessins, des films, des photographies ou du design. Chaque œuvre est agrémentée d’un texte où sont indiqués les arguments qui nous ont conduits à la placer dans cet endroit précis.

Quels sont les manques dans votre collection ?
En fait, toute la période couvrant le début du siècle n’est pas parfaitement représentée. Par contre, de l’après-guerre à nos jours, nous possédons une fort belle collection : expressionnistes américains, arts minimal et conceptuel, sans parler de l’art britannique. Quoi qu’il en soit, nous avons enfin la possibilité de présenter près de 50% de la collection alors qu’autrefois nous étions en dessous des 10%.

En ce qui concerne les expositions temporaires, quelle est votre politique ?
Nous organiserons trois grandes expositions par an (par exemple une confrontation entre Picasso et Matisse), trois autres de taille moyenne et cinq ou six plus petites. Nous souhaitons aussi monter des projets qui trouveront leur place à l’extérieur de ce bâtiment, dans l’espace urbain en liaison directe avec les communautés concernées par ce travail. La première grande exposition s’intitule « La ville du siècle » (Century city) où nous étudions la création artistique de neuf villes qui ont marqué le XXe siècle, aussi bien dans les arts visuels, la danse, la littérature, la musique, que dans l’architecture et la vie des night-clubs. Il s’agit de Paris et de Vienne au début des années 10, de Moscou au tournant des années 20, de Lagos et de Rio de Janeiro dans les années 60, de Tokyo mais aussi New York en 1970, et enfin de Bombay puis Londres durant cette décennie.

Pourquoi avoir mis ces expositions temporaires entre deux étages consacrés aux collections ?
Nous voulions rompre avec la continuité des collections. Ainsi, un visiteur peut, en sortant d’une exposition temporaire, descendre ou monter pour admirer l’un des quatre thèmes de la collection. N’oubliez pas que, contrairement aux manifestations temporaires, les collections sont d’accès libre. Ce dispositif nous permet également de montrer la cohérence de chacune de nos démarches.

Certains ont critiqué à la fois la monumentalité du patio (155 m de long, 35 en hauteur) et le manque d’imagination dans les espaces !
Ces espaces sont bien plus modulables qu’on ne peut l’imaginer de prime abord. Herzog & de Meuron ont su respecter l’allure du bâti tout en créant des espaces modulables qui se caractérisent par un grand respect pour le travail des artistes. Quant à ce grand hall, il doit être considéré comme un merveilleux outil pour présenter des pièces qui ne trouveraient aucun lieu d’accueil dans d’autres institutions du fait de leur taille imposante.

Le cinéma, la danse, la musique contemporaine font-ils partie des arts que vous présenterez ?
Nous avons fait le vœu d’introduire les formes les plus contemporaines de la création. Nous refusons toute hiérarchie entre la collection, les expositions et les expérimentations artistiques. Ce musée doit être un espace de présentation pour la culture et non un conservatoire pour les arts visuels.

Quel regard portez-vous sur la création artistique contemporaine ?
Il est clair qu’il n’y a pas aujourd’hui de mouvement vraiment identifiable comme autrefois. Au contraire, la production actuelle me paraît très ouverte, très fragmentée, parfois pleine de contradictions. Aujourd’hui, il n’y a plus de centre.

À quel moment, le système artistique a-t-il basculé selon vous ?
À la fin des années 80. Prenez l’exemple de la Documenta de 1992, elle indiquait clairement que nous assistions pour la dernière fois à une vision cohérente de l’art avec ses écoles, ses styles nationaux. Aujourd’hui, la diversité est telle qu’il est difficile de prédire ce que nous réserve le futur. On assiste actuellement à toutes sortes de métissages entre art et design, art et danse, art et mode. Regardez, la notion d’atelier disparaît. La jeune génération devient nomade. Ils peuvent créer à Paris, Londres ou Bombay. En retour, cette évolution constitue un véritable challenge pour un musée comme le nôtre. Comment les présenter ? Comment les intégrer à une collection constituée d’œuvres plus traditionnelles dans leurs formes et leur mode de présentation ? Pour un musée, la clé à toutes ces interrogations, c’est la flexibilité, c’est la capacité de se remettre en cause, d’ajuster son expertise en fonction de nouvelles formes de création. C’est ce que nous construisons à la Tate Modern. Il nous faut désormais travailler à différentes vitesses afin de gérer une collection historique tout en réagissant aussi vite que possible aux mutations de la création contemporaine.

- LONDRES, Tate Modern, 25 Summer Street, London SE1, tél. 0171-887 8000.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°516 du 1 mai 2000, avec le titre suivant : Lars Nittve : La Tate Modern, Beaubourg de Londres

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