L’essence du luxe

Par Gilles de Bure · L'ŒIL

Le 1 juin 2000 - 1092 mots

Depuis deux ou trois ans les prix des meubles de Paul Dupré-Lafon (1900-1971) atteignent des sommets chez les antiquaires ou en ventes publiques. En juin, à l’occasion du centenaire de ce designer des années 40-50, la galerie Jacques De Vos présente une vingtaine de pièces retraçant l’itinéraire passionnant d’un décorateur aussi célèbre que secret.

La vraie mesure de Dupré-Lafon nous est donnée lorsqu’il s’agit de faire restaurer l’un de ses meubles », s’amuse à raconter Christian Boutonnet de l’Arc en Scène, l’un des admirateurs patentés, avec Anne-Sophie Duval et Jacques De Vos, d’un décorateur que l’on a trop vite et trop sottement qualifié de « décorateur des millionnaires ». Manière de dire qu’avec Paul Dupré-Lafon, on est toujours confronté à une infinité de rebondissements : meubles à systèmes, à transformations, à découvertes, à compartiments, à surprises… Et convié à une éblouissante démonstration de la dialectique du recouvrement, du masqué et du donné à voir, d’une écriture formelle à plusieurs niveaux de lecture. « Certes, il y a les compartiments, les niches, les volets, les accordéons…, ajoute Jacques De Vos. Mais s’il ne s’agissait que de ça ! Le mélange des techniques et des matériaux, la science des assemblages sont également, chez lui, primordiaux. Imaginez tout ensemble, du sycomore et du cuir gainé, du parchemin et du laiton doré, du macassar et de l’ivoire… pour s’y retrouver, dominer, maîtriser tout cela, il faut une armée de corps de métier. »

De la Canebière à l’avenue Foch
Curieux personnage que ce Paul Dupré-Lafon né le 17 juin 1900, à Marseille, dans une famille d’industriels et de commerçants aisés et qui, après de brillantes études d’architecture et de décoration à l’École des Beaux-Arts de sa ville natale, décide, à tout juste quinze ans, de « monter » à Paris. Il vient y flairer, y humer l’air du temps. Croise Ruhlmann et d’autres décorateurs de renom, déambule le long des cours et des passages qui ponctuent le Faubourg Saint-Antoine et se constitue un carnet d’adresses « artisanales » remarquable. Quatre ans d’un apprentissage fait de curiosité et d’intuition, de lectures et de « charrettes ». Puis, en 1929, alors qu’il n’a encore rien prouvé, rien démontré, un coup de chance incroyable. Un tout jeune homme de 21 ans, René Louis Dreyfus, lui confie la décoration d’un hôtel particulier dont il vient d’hériter. Soit 2 450 mètres carrés répartis sur quatre étages, au cœur de la plaine Monceau, rue Rembrandt. Insouciance de la jeunesse, inconscience de la fortune, hasard de la rencontre, appétits de la découverte, ces deux-là, René Louis Dreyfus et Paul Dupré-Lafon, vont s’en donner à cœur joie. Le premier chantier du jeune décorateur est son chef-d’œuvre, au sens « compagnonique » du terme. Il y met tout son enthousiasme, toute sa vitalité, toute son intuition, et développe déjà un vocabulaire spécifique, faisant cohabiter tout ce qui lui semble être le prix et le sel de la vie. Succès garanti, sa carrière est lancée, et du Parc Monceau à l’avenue Foch, Dupré-Lafon sèmera au fil des plus belles avenues des plus beaux quartiers de Paris, et même jusqu’en Belgique, plus de quarante décorations qui, de 1930 jusqu’à la fin des années 50, marqueront l’époque.
 
Un créateur au confluent
Un succès aussi rapide et aussi marquant, des budgets de réalisation aussi importants, feront grincer bien des dents. Jean-Michel Frank, étoile montante de la modernité, ne l’aime guère et considère ses réalisations comme l’expression même de l’esprit « nouveau riche ». De là sans doute lui viendra la réputation d’être « le décorateur des millionnaires ». Ce qui n’atteint pas Dupré-Lafon et ne l’empêche pas, malgré sa trajectoire dorée, de réaliser pour Lincrusta-Walton, à la fin des années 30, des mobiliers bon marché, incrustés de linoléum. Dans le même temps, Michel Dufet, lui-même décorateur et ébéniste, mais que la plume démange souvent, écrit de son confrère : « On chercherait en vain dans son œuvre afféteries ou surcharges. D’emblée, Dupré-Lafon a compris l’essence profonde du luxe. Aucun décor, sinon l’utile. Chacun de ses ouvrages demeure empreint d’une sérénité lucide qui force le respect. » Sans doute, un tel commentaire touche-t-il Dupré-Lafon. Mais il ne le manifeste pas. L’homme est discret, secret même. Il travaille, fuit cocktails, vernissages, expositions, mondanités. Il en souffrira d’ailleurs à la fin de sa vie. Entre le moment où sa carrière s’achève à l’orée des années 60 et la date de sa disparition, en 1971, Dupré-Lafon connaîtra une réelle traversée du désert. Solitaire et oublié.
Oublié, il le demeurera longtemps. Bien sûr, les historiens et quelques marchands éclairés garderont un regard sur sa production. Mais il faudra attendre la première exposition organisée par Jacques De Vos en 1998 pour qu’on le redécouvre enfin. Depuis, Dupré-Lafon s’est envolé. Ou du moins les prix de ses pièces. Multipliés par dix ou vingt en l’espace de deux ans. Récemment, au cours d’une vente sous le marteau de Jacques Tajan, une petite commode-secrétaire en macassar, cuir gainé de rouge et bronze, a atteint le prix de 2,4 millions de francs sans les frais. Un sommet. « Une fois encore, le souci du détail et l’infinie qualité d’exécution trouvent leur récompense », se réjouit Jacques De Vos, qui enchaîne : « L’assemblage des matériaux propres à Dupré-Lafon, et surtout cette vision si singulière, si géométrique, et au sein de laquelle on sent bien l’influence du cubisme et de l’art nègre, en font un créateur hors norme, au confluent d’une infinité de choses. » Confluent, le mot va bien à Dupré-Lafon. On pense soudain à un semainier, gainé du cuir rouge Hermès, sorte de totem à tiroirs, dont on ne sait s’il est un hommage aux Shakers, ou encore une préfiguration de Kuramata. Bien sûr, il y a des constantes chez Dupré-Lafon : assemblages et matières en premier lieu ; le fameux cuir rouge témoin de sa longue collaboration avec Hermès ; les pieds animaliers que l’on retrouve également chez du Plantier, ce curieux traitement du chêne frotté au ciment, les vis très fortement apparentes comme des ponctuations, les mécanismes, les combinaisons et les combinatoires… Mais surtout, il y a chez lui comme une obsession. Une obsession d’ordre architectural bien plus que décoratif. Celle de l’inscription dans l’espace. Socles et décrochés, plateaux de marbre à peine ceinturés d’une fine armature métallique, surélévations et asymétries… tout est là pour la légèreté, le décollage en quelque sorte. Comme si Dupré-Lafon, en cette époque où la vitesse était l’avenir, allait plus loin encore, jusqu’à l’apesanteur. Ses formes saccadées, brisées, élancées en témoignent à l’évidence.

- PARIS, galerie Jacques De Vos, 26 mai-30 juin.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°517 du 1 juin 2000, avec le titre suivant : L’essence du luxe

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