La beauté dans tous ses états

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 juin 2000 - 1697 mots

Le 27 mai s’ouvre à Avignon une exposition pluridisciplinaire consacrée à la beauté, organisée par Jean de Loisy et réunissant 70 créateurs de tous bords. Du designer Gaetano Pesce au couturier Alexander McQueen,
du vidéaste Bill Viola à la chanteuse Björk, tous transforment pour la seconde fois de son histoire la Cité des Papes en capitale culturelle européenne. Le commissaire général de cette ambitieuse manifestation s’explique ici sur ses intentions et sa vision d’une « beauté aventureuse ».

Qu’est-ce qui vous a amené à imaginer une exposition sur un tel thème ?
Il y a longtemps que je voulais faire une exposition sur la beauté parce que c’est une idée que trop de gens associent à des conceptions rétrogrades de retour au métier ou de retour à l’ordre. Bien au contraire, la beauté est d’autant plus intéressante, plus vibrante et plus insolente quand elle élargit notre champ de sensibilité et qu’elle ouvre des territoires nouveaux. C’est du moins ce que je veux montrer.

Attitude polémique ou exposition manifeste ?
« La Beauté » est une exposition manifeste. Elle est engagée sur une position clairement définie : il n’y a beauté que s’il y a invention de langages nouveaux, c’est-à-dire extension de notre géographie sensible. Depuis Rimbaud, et même depuis la fin du XVIIIe siècle, la beauté a été appréhendée comme un argument polémique, dépositaire de tous les conformismes, et quand le poète l’a posée sur ses genoux, l’a trouvée amère, l’a injuriée, c’est cette beauté convenue qu’il visait. Si, au cours du XXe siècle, la plupart des artistes s’en sont méfiés, cela ne veut pas dire qu’ils n’en ont pas produit. J’ai d’ailleurs été frappé que, dans leurs écrits, des artistes comme Richter ou Buren continuent à en parler. En fait, la beauté est un effet secondaire de l’art au XXe siècle et n’est plus le sujet du travail des artistes, mais ceux-ci continuent d’entretenir avec elle une relation étrange et nostalgique.

Cette difficulté ne réside-t-elle pas dans le fait qu’affirmer la beauté, c’est prononcer un jugement de goût, c’est-à-dire un jugement de valeur ?
C’est certain. Dire c’est beau, c’est évaluer la pertinence ou l’irruption de quelque chose d’essentiel. Il convient de distinguer à ce propos deux types de situations très différentes. D’une part, il y a des œuvres très belles – comme les installations de James Turrell (L’Œil n°515) – qui s’imposent d’emblée comme telles et qui nous rassemblent de façon assez mystérieuse quelle que soit notre culture ; de l’autre, il y en a qui sont d’un accès plus difficile mais qui transforment radicalement notre façon de penser ou de voir le monde – comme les premières propositions électroniques de La Monte Young (L’Œil n°506) ou les travaux d’Archigram. La force de ces œuvres est non seulement de nous offrir des beautés nouvelles mais d’avoir une puissante fécondité ultérieure.

« La Beauté » se présente-t-elle comme une exposition-bilan ou comme une exposition prospective ?
Elle ne cherche à être ni l’une, ni l’autre. Mon intention n’a jamais été de faire une exposition historique ou théorique sur le sujet. J’ai simplement choisi de traiter le thème de façon extrêmement subjective au regard du chemin que j’ai pu faire depuis 20 ans dans ce monde de la création. Tous mes soins visent à rendre compte de l’enchantement que je ressens à vivre au contact d’artistes, plus âgés ou plus jeunes que moi, et d’œuvres fortes et nouvelles qui m’ont ému et transformé pour le rapport qu’elles entretiennent précisément avec l’idée de beauté.

Le titre comme le sujet de cette exposition ne risquent-ils pas d’être perçus comme exagérément consensuels ?
C’est un risque en effet parce que la beauté nous concerne tous et que le mot fait florès sur tous les kiosques du monde. C’est un mot très galvaudé et j’aspire à le réhabiliter dans sa plus grande simplicité. Un certain nombre d’artistes ont tout d’abord hésité à s’engager parce que c’est un mot tabou, un mot quasiment interdit dans le monde de l’art. Pour ma part, je me suis approprié cette formule de Jean-Loup Chrétien : « La beauté est ce qui m’atteint d’abord et que j’approche ensuite. » C’est un peu comme en amour ; on en est d’abord atteint puis on fait l’approche qui nous permet de le vivre.

À une époque où l’on parle plus que jamais de pluridisciplinarité, n’y a-t-il pas un paradoxe à aborder « la » beauté en termes singuliers ?
Certes, mais si je la singularise, c’est parce que je la vois comme une sorte de poursuite au quotidien. Je l’appréhende évidemment dans la diversité de ce qui la fonde et dans la correspondance des recherches identitaires de toutes les communautés qui s’en emparent. Si le titre suppose une sorte d’idéal platonicien, nous avons toutefois, chacun de nous, une image très différente de la beauté. J’ai parfaitement conscience de ce que, pour un graffiteur, pour quelqu’un qui est passionné par le monde de la nuit, pour un autre qui fait du skateboard ou qui aime la techno, la notion de beauté est chaque fois différente. Ce qui m’intéresse dans la façon dont je vais essayer de la montrer à Avignon, c’est la beauté liée à nos vies comme expression de notre identité, c’est-à-dire de nos différences.

La transversalité, serait-elle pour vous un leitmotiv aujourd’hui incontournable ?
Le rôle des créateurs dans notre vie d’aujourd’hui, dans notre société, est de prendre en charge le visible, c’est-à-dire de se définir comme des intermédiaires entre le monde et nous, de nous le rendre possible et abordable. Cette prise en charge du visible, les peintres ont pu l’endosser à certains moments, à d’autres ce sont les couturiers, et cet échange n’arrête pas de s’opérer avec les architectes, les musiciens, les metteurs en scène ou les cinéastes. Essayer d’imaginer une culture qui ne soit pas une culture globale me paraît déjà une atteinte à la beauté. De même que l’existence de musées spécialisés du XVIIe siècle, de l’art africain du nord, du XXe siècle à partir de 1905 et pas avant. Toutes ces visions fragmentées sont pour moi autant de sources d’incompréhension de ce qu’est le monde, une civilisation, une société et je ne puis envisager l’idée de beauté en dehors du cadre d’une culture globale qui s’exprime par tous ces dires à un moment donné.

Parmi les expositions de groupe que vous avez montées, il y a eu jadis « Adamah la terre » à l’ELAC à Lyon, ensuite « À visage découvert » à la Fondation Cartier, puis « L’image dans le tapis à Venise » ; voici maintenant « La Beauté ». Quel est donc le fil conducteur qui vous guide ?
Il y a la volonté, sinon l’essai, de rassembler des éléments qui dialoguent entre eux alors qu’ils sont d’époques, de cultures, voire de disciplines différentes. C’est quelque chose dont je ne peux pas me passer et, par-delà ces manifestations, il y a l’irrésistible tentation d’approcher une partie très irrationnelle de l’être, la perception que le visage de l’autre peut véhiculer, par exemple, en portant toute une invisibilité de son esprit, de sa pensée, de sa qualité, et qui pourtant va transparaître dans une forme. Tout ce qui m’apparaît dans le visage de l’autre, qui pourtant n’est pas dit, et qui est même indéfinissable, fait partie de cette beauté que je poursuis.

Sur un plan très pratique, comment cette exposition est-elle mise en forme ?
La beauté propose trois expositions thématiques, des expositions personnelles de grands créateurs et un certain nombre d’interventions dans la ville. Au total plus de 70 artistes du monde entier dans toutes les disciplines. J’ai souhaité que l’exposition soit inscrite dans le tissu général de la ville. Ainsi, à côté d’une première exposition d’œuvres à caractère symbolique au Palais des Papes, d’une deuxième au Jardin des Doms et d’une troisième dans une grande friche industrielle d’EDF, réaménagée par Neil Denari, Stéphane Maupin et François Roche, j’ai invité des artistes à y faire signe en intervenant directement dans l’espace urbain. Vito Acconci a projeté un grand skatepark, Gaetano Pesce a réalisé une sorte de pavillon des saveurs (voir p. 34), Thomas Hirschhorn a imaginé un musée en hommage à Deleuze dans une cité réputée difficile, Christian Lacroix a pavoisé la ville comme au temps de la Renaissance...

Qu’avez-vous recherché en agissant ainsi ?
Je veux montrer qu’il n’y a rien d’inaccessible s’il y a partage. Je veux tenter de briser l’idée d’une culture savante, élitiste. Demander à Bertrand Lavier d’intervenir dans un bar, à Niele Toroni de concevoir une grande piste de jeu de boules m’intéresse parce que la beauté est liée à tous les gestes les plus simples du quotidien. Je suis persuadé que, dès lors qu’un créateur de la trempe et de la générosité d’un Acconci, d’un Lavier ou d’un Toroni intervient de la sorte, ces gestes du quotidien changent de signification et contribuent à porter leurs auteurs un peu plus loin.

La beauté « dapertutto », partout en quelque sorte, pour reprendre le slogan d’Harald Szeemann à la dernière Biennale de Venise ?
Ce que je cherche à faire valoir, c’est une beauté ouverte. Une beauté ouverte à tous. Il n’y a pas d’arrogance dans mon projet. Dans ma relation conflictuelle avec les musées en général, et les musées français en particulier, je suis souvent lassé par la suffisance du savoir prétendument requis par ces institutions, par le caractère étriqué d’une histoire qui n’existe pas mais qu’on cherche à tous crins à nous asséner comme une vérité absolue.
Je préfère pour ma part monter une fiction à laquelle les gens peuvent participer par la simple énergie de leurs mouvements au quotidien. Mon attitude est totalement différente de la manière muséale.

Un mot pour finir et faire écho à la formule de Breton, « La beauté sera convulsive ou ne sera pas », comment diriez-vous que la beauté doit être ?

La beauté doit être aventureuse. À travers la forme de l’exposition comme à travers les œuvres que les artistes conçoivent spécialement pour celle-ci, je voudrais faire partager en fait la fabuleuse aventure de la création, afin d’offrir à chacun la possibilité d’être atteint par la beauté. C’est là un choc nécessaire, il ne faut jamais s’en priver.

- AVIGNON, différents lieux, 27 mai-1er octobre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°517 du 1 juin 2000, avec le titre suivant : La beauté dans tous ses états

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