Peaux de peinture

Par Eric de Chassey · L'ŒIL

Le 1 juillet 2000 - 1385 mots

Pendant que la Fondation Maillol expose les nus de Bonnard et le MAMAC de Nice
les femmes-pinceaux d’Yves Klein, la Fondation Maeght se plonge à partir du 4 juillet dans le thème du nu au XXe siècle, de Braque à Bacon, de Magritte à De Kooning.

Pendant des siècles, les artistes occidentaux ont organisé leur production en fonction d’une séparation en genres qui répartissait les œuvres selon leur objet. Parmi ceux-ci le nu, masculin puis féminin, occupa souvent une place prééminente qui en fit, dans certaines écoles, une sorte d’aune pour mesurer l’aisance et la puissance d’un créateur. Or l’apparition du modernisme eut pour corolaire la remise en question de toute hiérarchie des genres, voire plus fondamentalement la négation de tout intérêt pour des distinctions esthétiques pensées en terme d’objet représenté : la nature morte n’offrait ni plus ni moins de possibilités que le nu ou que la peinture d’histoire. L’important était désormais de repenser la peinture à chaque fois qu’on peignait un tableau, la sculpture à chaque fois qu’on modelait ou taillait. Bien entendu, cela n’a jamais signifié (malgré les désirs des futuristes italiens réclamant en 1910 « l’abandon du jambon féminin en art ») que le nu devait disparaître de l’histoire de l’art en train de se faire, mais simplement qu’il n’occuperait plus une place à part.

L’obsession de la représentation de la nudité
Si cette place est restée importante, c’est que la réflexion moderniste sur la peinture est aussi une réflexion sur l’histoire de l’art et qu’elle oblige par conséquent à revisiter les grands moments de celle-ci, dont la tradition académique du nu. De Cézanne à Matisse, de Miró à Rouan, les exemples de nus modernistes abondent, permettant précisément de repenser à chaque fois la notion même de création, sans partir d’un corps représenté comme d’un donné a priori, mais en construisant le corps dans le même mouvement où le tableau se crée. Les artistes étant aussi des êtres humains, ils ont souvent préféré traiter d’objets pour lesquels ils éprouvaient quelque attrait. Et l’habitude de valoriser l’artiste comme un être sexuellement dominant s’accorde trop bien avec l’obsession de la représentation de la nudité pour que Picasso ou Bacon, chacun avec sa libido propre, n’en aient tiré gloire et profit. Quant à la volonté répétée, au sein du modernisme comme sur ses marges, de combler les écarts entre les beaux-arts et les remous de la vie ordinaire, elle a forcément conduit à reprendre en compte ces corps qui forment les points de départ inévitables de nos perceptions et de nos actions. Et les aliénations produites par le siècle ont naturellement donné naissance à une veine de nus expressionnistes, supports des pathologies et des affects des créateurs, depuis Egon Schiele jusqu’à Jean-Michel Basquiat, en passant par Otto Dix ou Jean Fautrier.

Les images d’un corps inconnu, malmené, mal aimé
Comme l’affirme Jean-Louis Prat, « la beauté n’est plus désormais ce qu’elle était. En dehors de tout académisme, le nu va connaître des bouleversements esthétiques qu’aucun d’entre nous n’avait imaginés jusqu’alors. La notion d’une beauté idéalisée, convention des siècles passés, disparaît peu à peu... Chaque créateur instaure désormais, à sa manière, et dans la plus grande liberté, une représentation du corps, fort éloignée de ce que nous connaissions et de ce que nous percevons. Ainsi surgissent les images d’un corps inconnu, souvent malmené, mal aimé. Déconstruction de formes, reconstruction d’un monde révolté, innovations salutaires qui vont instaurer de nouvelles beautés ». Si la considération de la nudité dans l’art peut s’imposer presque naturellement à notre attention, c’est effectivement parce qu’en elle est révélé à chaque fois un genre nouveau de beauté. Ou, pour le dire plus simplement, c’est dans les nus que l’on voit le mieux à quel point les grands artistes du XXe siècle ne se sont guère préoccupés de flatter les attentes générales du public. Ils ont en effet refusé de lui fournir les stéréotypes qu’il désirait et ont manifesté au contraire la singularité de leurs positions. Les stéréotypes ont bien sûr perduré et continuent encore. Ce sont d’abord ceux du désir masculin pour un corps féminin érotisé, ce que la théorie anglo-saxonne a justement étudié comme « gaze » (regard concupiscent). Nombre d’artistes se sont contentés de mettre au goût du jour un vieux fonds de fantasmes et d’instrumentalisation du corps de la femme (particulièrement au sein du surréalisme, dans les parages les plus académiques de ce mouvement, comme chez Delvaux par exemple). Matisse lui-même, dans certaines de ses odalisques des années 20, a parfois pu participer d’une telle prévisibilité qui oubliait à quel point l’Olympia de Manet, avec son regard dirigé droit devant elle, ornée des accessoires du demi-monde, pouvait transformer la signification du désir pour le nu. Le risque est toujours grand également de retomber dans des stéréotypes attendus en prétendant les déconstruire, comme le montre l’exemple de Magritte qui, peignant des leçons sur le fonctionnement du désir masculin à l’égard du nu féminin, se retrouve souvent à proposer des fragments de corps qui sont autant de petits fétiches attendus. Certains artistes sont aussi passés par une véritable littéralisation des stéréotypes, ce qui constituerait pour certains de leurs commentateurs une opération salutaire d’exposition et de dégonflement.

Les femmes-pinceaux d’Yves Klein
Sans aller jusqu’aux extrêmes de certains actionnistes viennois dans les années 60, la stratégie d’Yves Klein dans ses Anthropométries peut pourtant sembler pour le moins réductrice, sinon d’un point de vue formel, du moins d’un point de vue humain ou sexuel. L’artiste utilise en effet les corps de jeunes femmes qu’il a embauchées pour l’occasion non pas simplement comme modèles, mais comme outils, qu’il traîne dans la peinture ou applique sur sa toile pour en laisser les empreintes : si la peinture de nu pouvait apparaître comme un acte intrinsèquement masculin, le pinceau tenant le rôle de l’organe sexuel sur la toile supposée passive donc féminine, elle devient avec Klein un acte caricaturalement masculin, qui donnera d’ailleurs naissance dans les années 80, au sein du post-modernisme américain, à des parodies féministes tout aussi grossières. Cela ne veut pas dire que la littéralisation n’ait jamais pu être une stratégie efficace et productrice d’une beauté vraiment neuve. Dans ses performances des années 60, dont le fameux Meat Joy, en se prenant elle-même comme objet et comme outil, nue et se montrant comme telle, Carole Schneeman a par exemple pu conduire une interrogation profonde sur le corps à notre époque (certaines vidéos récentes de Pipilotti Rist sont peut-être de lointaines conséquences de ces œuvres pionnières). L’un des premiers nus modernistes, L’Origine du monde de Courbet, avait déjà manifesté à quel point il pouvait être fructueux d’en passer par la crudité pour présenter la matérialité des corps, pour ne plus déguiser en nu artistique ce qui est d’abord un sexe. Mais, ce faisant, Courbet ne représentait pas seulement un fragment de corps nu, précisément aux dimensions d’un petit rectangle de toile recouvert de pigments. Il montrait aussi une voie que l’on pourrait qualifier d’abstraite en ce qu’elle ne prétend pas réduire la peinture à l’image d’un objet.

La construction d’une beauté redéfinie
Parce que le modernisme veut redéfinir la notion même d’œuvre d’art et celle de beauté, les plus grands nus du XXe siècle sont certainement ceux qui posent le plus complètement la représentation du corps sans le séparer de son environnement et sans croire qu’il s’agit d’un objet donné de l’extérieur, qu’il suffirait de reproduire. Chacun de ces nus est alors la construction d’une image autonome, d’une beauté redéfinie et d’une œuvre spécifique, avec ses moyens propres. Cela ne veut pas dire que le résultat visuel doit être finalement dérangeant pour le spectateur (nombre de nus de Bonnard, qui arrivent pourtant au bord de la disparition du corps dans la nature et dans le tableau, sont en même temps de véritables séductions pour les yeux) mais plutôt que tous les éléments en sont recréés. Dans les choix de la création, le choix des moyens (et parmi eux le nu est un moyen possible) est important, mais il reste contingent. Pour le dire comme De Kooning dans une interview de 1970, « il est complètement stupide de peindre une femme, mais il est tout aussi stupide de ne pas le faire ».

- PARIS, Fondation Dina Vierny-Musée Maillol, jusqu’au 9 octobre, SAINT-PAUL-DE-VENCE, Fondation Maeght, 4 juillet-30 octobre et NICE, Musée d’art moderne et contemporain, jusqu’au 4 septembre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°518 du 1 juillet 2000, avec le titre suivant : Peaux de peinture

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