Baselitz, collectionneur de la belle manière

L'ŒIL

Le 1 juillet 2000 - 1754 mots

Dans son château de Derneburg, près de Hanovre, Georg Baselitz peint, sculpte ou grave. Près de ses œuvres monumentales, il entasse ses collections d’art primitif africain et océanien mais aussi des gravures maniéristes. C’est sur cette dernière facette de l’artiste allemand qu’a décidé de s’attarder
le Cabinet d’Art graphique de Genève. Histoire d’une passion pour l’art de la bella maniera.

On domine mal la passion : je lui cède de loin en loin. Peut-être en va-t-il ainsi tout simplement parce que j’ai trop peu de confiance en la valeur de mon propre travail et je me donne de l’assurance par le biais de l’art ancien. » Étrange énoncé que celui de Georg Baselitz, à la fois peintre, sculpteur et graveur, dont les œuvres sont l’un des plus forts emblèmes du néo-expressionnisme allemand. Baselitz reconnaît lui-même qu’à part Rembrandt, Dürer et Callot, il ne connaissait pas les autres productions gravées à l’époque où naît son intérêt pour les gravures maniéristes italiennes et celles de l’École de Fontainebleau. Ses premiers achats datent de 1965, peu après ses débuts personnels de graveur. Ces burins et autres eaux-fortes du XVIe siècle deviennent l’une des sources d’inspiration d’un travail en apparence très éloigné de l’esthétique maniériste, car souvent considéré comme maladroit et faisant preuve d’un certain pathos destructeur. Mais de nombreux traits formels ou thèmes de ce que l’on a surnommé la bella maniera, loin d’être une simple caution historique une fois intégrés dans la « mauvaise manière » de Baselitz, pourraient sans doute trouver en cette dernière un parachèvement bien ultérieur de l’une des questions centrales du maniérisme : la figure humaine.

Un procès pour cause d’obscénité
Au début des années 60, au moment où apparaît la nouvelle génération de peintres allemands que l’on qualifiera par la suite de néo-expressionnistes (laquelle comprend Georg Baselitz, Jörg Immendorf, Anselm Kieffer, Markus Lüpertz, A. R. Penck, Sigmar Polke), le contexte artistique n’est ni favorable à un « retour à la figuration » (ce sont alors les courants Pop, minimal et conceptuel qui dominent), ni à une déclinaison de la figuration alors marquée en Allemagne de l’Est (d’où proviennent la plupart des jeunes artistes) par le « réalisme socialiste ». Aussi, même si elles rappellent à certains égards les peintures fauves ou expressionnistes du début du siècle par leurs couleurs vives et leurs coups de pinceau rapides, ces œuvres sciemment « mal peintes » réintroduisent l’image du corps dans la peinture en même temps qu’elles la font descendre de son piédestal. Baselitz fut l’un des artistes qui contribua le plus à ce double traitement, dans la mesure où l’on pourrait même comprendre son attitude comme relevant d’une anti-modernité. Après une brève période tachiste, il réalisa des peintures figuratives comprenant des personnages, des paysages, des natures mortes, des nus qui firent alors scandale. En 1963, lors d’une exposition de peintures aux thèmes fortement sexuels, un procès est intenté à Baselitz pour cause « d’obscénité » et deux toiles sont saisies, L’Homme nu et La Grande nuit dans le seau, parfois titrée La Grande nuit foutue. Cette dernière toile, où l’on voit un personnage tenant son pénis en érection, serait d’ailleurs un portrait de Jackson Pollock inspiré d’une photographie de Hans Namuth faite dans l’atelier du peintre. À la même époque Baselitz réalise quelques portraits d’Antonin Artaud, ce qui est une autre indication quant à ses préoccupations de l’image du corps, souvent peint d’après ses parties considérées comme viles et laides. Entre 1960 et 1963, il exécute une série de peintures représentant seulement des pieds, des genoux, des orteils exagérément agrandis. Les corps rabougris, chétifs, mal faits, vont laisser la place à partir de 1965 à la série des Héros, personnages à la stature altière, à la démarche sûre et pleine de vitalité. L’année suivante, il commence la série des Fractures, peintures qui semblent faites de plusieurs lambeaux d’autres toiles, donnant ainsi aux figures l’impression d’être rapiécées ou d’être déchirées comme des feuilles de papier. Bien que certaines de ces toiles comportent déjà des figures à l’envers, ce n’est qu’à partir de 1969 que Baselitz inversera ses toiles, montrant depuis lors systématiquement tous ses « motifs » peints ou gravés tête en bas.

Des gravures comme des esquisses vite enlevées
À plusieurs siècles de distance, la remise en cause des codes représentatifs de la figure par Baselitz, peignant vite, mal, brouillant l’image, était comme un lointain écho de ce qu’il discernait dans ses gravures maniéristes qui «... paraissent moins conventionnelles, correspondant davantage à des esquisses vite enlevées, faisant moins tableau, ayant quelque chose du dilettante ; elles sont plus brutes aussi, plus larges dans la forme, souvent plus fugaces, de surcroît techniquement imparfaites, comme par exemple les planches de Schiavone, certaines excessivement mordues à l’acide ». Si Baselitz tient à souligner qu’il collectionne des petits maîtres ou des œuvres gravées moins importantes des grands peintres maniéristes, ce n’est pas par esprit de contradiction mais parce que l’inachèvement, les excès ou les maladresses que l’on peut y voir correspondent à sa propre démarche qui consiste à détruire le motif. Que l’artiste veuille briser certains codes de la représentation ne serait pas suffisant par le simple renversement si la toile est réalisée avec minutie et amour du métier ; il y faut encore une certaine dose de contre-figuration pour que l’image ne se réduise pas à un simple signe iconographique renversé. Ce n’est pas seulement l’image qui est tête en bas, mais également le contenu, autrement dit le sujet qui est représenté, qu’il s’agisse d’un animal, d’un paysage, d’une nature morte, et a fortiori d’une figure humaine. « À Florence, confie Baselitz à Rainer Michael Mason, le directeur du Cabinet des estampes de Genève, j’ai découvert qu’il existait des gravures de gens que j’appréciais beaucoup, comme Pontormo et Rosso. J’ai trouvé leurs estampes sur le marché et les ai achetées seulement parce que c’était exactement ce qui m’intéressait en peinture. Je ne suis pas devenu pour autant un collectionneur en général, mais par certaines gravures j’ai pu souligner ma vision et mes théories. Je pense essentiellement aux travaux de l’École de Fontainebleau car il y régnait une liberté presque révolutionnaire en comparaison de l’Allemagne.  Donc une gravure qui se distinguait du tout au tout de la gravure de reproduction, qui ne respectait pas cette stratification spatiale, les espaces du tableau, mais qui était plutôt ornementale, sur un mode peu conventionnel, presque typographiquement ornemental. » En 1965, Baselitz commence par acheter en salle des ventes une eau-forte de Fantuzzi, Le Sacrifice. Suivent des épreuves de Jean Mignon, Bartholomeus Spranger, Guido Ruggieri, Camillo Procaccini, Jacques Bellange et autres maîtres anonymes bellifontains. L’École de Fontainebleau domine, suivie de près par l’Italie du Nord et les Pays-Bas. Au total un peu plus de 110 gravures dont certaines de qualité exceptionnelle comme l’Hercule tuant Cacus de Hendrick Goltzius provenant de Chatsworth.

Entaille, incise et découpe
Ainsi qu’il l’affirme lui-même dans ses entretiens, Baselitz aime choquer, aller à contre-courant de l’ordre artistique établi, mais ses provocations ne sont jamais gratuites et visent toujours un contexte culturel précis dont l’enjeu est souvent l’image du corps. Les peintures, sculptures et gravures ayant pour motifs des corps sont pour lui des signes plastiques, mais aussi sociaux, voire politiques, les œuvres portant inscrits à même le matériau les différents langages des corps. Baselitz établit d’ailleurs souvent des passages entre la technique et l’échelle de ses gravures (jusqu’à deux mètres !) et ses peintures et sculptures : le trait, l’incision se retrouvent aussi bien sur toile que sur du bois. Nombre de figures jaillissent ainsi des supports par entaille, incise, découpe, comme si les gravures ou les peintures avaient elles aussi une propension à la volumétrie, d’autant que les outils sont parfois les mêmes pour des matériaux différents. Cela est particulièrement frappant avec ses sculptures en bois car, travaillées à la hache ou à la scie électrique, elles exhibent nettement l’attaque des outils et, par là même, une fois la figure dégagée, c’est alors cette dernière qui porte les marques des entailles et des coupures. La plupart du temps monumentales (parfois plus de 2 m de haut), les sculptures réalisées dans les années 80 comportent une référence plus marquée à la sculpture primitive et au retour d’une forme humaine plus originaire. Les signes donnés par les positions et les attitudes du corps des personnages, comme les signes donnés par l’état du matériau, se présentent volontairement en deçà d’un langage policé et optent pour la violence du travail de l’artiste et de la réception du spectateur. Dans le contexte dominant d’une culture du corps postmoderne, Baselitz prend le contre-pied de la surenchère technologique en taillant des personnages massifs, mal équarris, confinant presque au clownesque et au grotesque, ridiculisant ainsi le corps contemporain dont il semble se moquer en renouant avec le mythe des origines. Même s’il utilise parfois des photographies de fleurs ou de paysages comme modèles pour ses peintures, ou parfois des modèles vivants pour ses sculptures, Baselitz préfère l’immédiat, le spontané, la brutalité contrôlée qui fait voler en éclats toute médiatisation de l’image du corps.

Lorsque l’image classique se défait
Si l’on ne peut comprendre véritablement la passion de Baselitz pour la gravure maniériste en dehors de ses propres œuvres qui cherchent à redéfinir la figure humaine et ses conventions, il ne faudrait cependant pas y chercher une application à la lettre, même si certaines poses ou traits rappellent un contraposto ou un ornement. Baselitz se réfère plutôt à l’esprit. Liberté de conception et d’exécution sont sa principale préoccupation : « J’étais très étonné, lorsque j’ai découvert ces planches de l’École de Fontaine-bleau, une première pour moi. Jusqu’alors je n’avais pas vu dans la gravure un travail aussi libre, expérimental, volontaire. Ici, on rencontre des tirages durs, presque semblables aux effets de pochoir, qui suivent les ornements habituels d’un dessin maniériste, comme chez Mignon, ou une figuration tout à fait folle, tordue et biscornue, comme chez Juste de Juste. Au moyen de points et de lignes, les dessins sont devenus des chiffres grattés ou mordus dans la plaque, tirée le plus souvent en noir, mais aussi en rouge ou lilas. M’intéressent dans l’art ces cas limite où le terrain acquis devient incertain et l’image classique se défait. À partir de ce point tout continue plus allègrement. Chaque fois que la question du rapport image/transposition reste en suspens et qu’on se met plutôt à expérimenter des images qui délaissent et tirent de l’impasse la forme usuelle, on gagne quelque chose de neuf et de précieux. L’imaginaire est plus démesuré que le mètre. »

- GENÈVE, Cabinet des estampes, jusqu’au 22 octobre.

« Le beau style. Autres gravures maniéristes de la collection Georg Baselitz ». Cabinet des Estampes, Musée d’Art et d’Histoire, 2, rue Charles-Galland, Genève, tél. 00 41 22 418 27 70, jusqu’au 29 octobre. Horaires : tous les jours sauf le lundi, de 10h à 17h.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°518 du 1 juillet 2000, avec le titre suivant : Baselitz, collectionneur de la belle manière

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