Cosmè Tura

l’alchimiste mystique

L'ŒIL

Le 1 octobre 2000 - 1423 mots

Entre la publication de l’ouvrage de Monica Molteni sur Cosmè Tura et la rétrospective prévue à Ferrare en 2001 sur le peintre des Este, portrait d’un artiste courtisan, alchimiste mystique dont les œuvres sont empreintes d’insolite et de bizzare.

Ils furent trois peintres du Quattrocento, Cosmè Tura, Francesco del Cossa et Ercole Roberti, à briller à la tête de ce que l’on a appelé « l’atelier de Ferrare », titre du livre de l’historien de l’art Roberto Longhi qui a aussi redécouvert et mis au goût du jour rien de moins que Piero della Francesca et Le Caravage. Cosmè Tura reste le plus mystérieux, avec une carrière difficile à suivre (encore aujourd’hui de nouvelles attributions sont faites ou défaites). De très nombreux tableaux ont été perdus et des fresques recouvertes à la chaux. Par exemple, on ne connaît pas les œuvres des années 1460 pourtant très nombreuses selon les archives... On sait avec certitude qu’il est né vers 1430, qu’il est un artiste de la cour des princes d’Este de Ferrare, ce qui signifie qu’il est autant peintre « décorateur » que portraitiste. Que son heure de gloire se situe jusque vers 1490, c’est-à-dire principalement sous le règne du prince Borso qui cultiva particulièrement la notion de « magnificence », utilisant les arts pour célébrer sa personne. On peut s’en rendre compte dans l’énigmatique cycle astrologique qu’il fit peindre sur les murs de son palais de Schifanoia, synthèse des thèmes aristocratiques, humanistes et politiques de son temps. On sait aussi que Tura reçoit la tonsure cléricale en 1460, ce qui lui permet d’obtenir de nombreuses commandes de l’église parallèlement à sa carrière de peintre courtisan. On le sait fils de cordonnier devenu riche non pas grâce à sa production artistique mais grâce à son talent inattendu d’amasser, par des transactions immobilières très fructueuses, tout un patrimoine qu’il gère avec application tout au fil de sa vie. On sait aussi qu’il meurt en 1495. Ce coté très terre-à-terre et calculateur du personnage contraste avec l’image que l’on se fait d’un artiste dont l’œuvre est si exaltée et mystique.

Terrible et agressive comme une idole de Bornéo
Être peintre de cour signifiait alors pratiquer ce que l’on pourrait appeler de « l’artisanat de qualité » à savoir, dans son cas, imaginer les décorations des « studioli » (pièces retirées alors très prisées dans chaque duché), fournir des pièces d’argenterie, réaliser des « cartons » pour les tapisseries qui recouvraient sièges, bacs, portières, dessus-de-lit ainsi que pour les draperies dont l’usage fait dans les cours nordiques s’exportait jusqu’en Italie, ou autres parements, comme ceux que Tura créa pour les fêtes célébrées à Ferrare en 1459 en l’honneur de la venue de Galeazzo Sforza et Laurent le Magnifique. Art éphémère dont bien entendu il ne reste rien, aussi fragile que les fresques, notamment celles dédiées aux Muses pour le studiolo de Belfiore dont il reste un témoin splendide, surnommé la Déesse, « ... terrible et agressive comme une idole de Bornéo » telle que la décrit Longhi dans son style inimitable. On a longtemps cru que Tura était aussi l’auteur des fresques très abîmées de Schifanoia. Longhi fut le premier à mettre en doute cette supposition et désormais on les attribue à Francesco del Cossa (1436-1478) et à un jeune artiste, lui aussi délirant, Ercole Roberti (1451-1496) ainsi qu’à des élèves ou suiveurs quelconques de Tura.
Le Quattrocento est le grand siècle des mélanges et des influences. Cosmè Tura jeune connaissait parfaitement le travail de Pisanello et de Jacopo Bellini, tous deux ayant séjourné à Ferrare, ainsi que celui de Leon Battista Alberti. Il avait vu œuvrer Donatello à Padoue ainsi que Piero della Francesca. Tous l’influencèrent d’une façon ou d’une autre, jusqu’au flamand Van der Weyden qui vint travailler à de nombreuses reprises à la cour des Este et qui amena avec lui toute la peinture des Flandres, que l’on sent affleurer sur nombre de ses tableaux par ce désir intense de vérité, ce réalisme exacerbé qui se meut parfois en un expressionnisme fort éloigné du calme olympien de Piero ! Très vite Tura se forge une façon de peindre bien à lui. On le reconnaît tout de suite à ses architectures nourries de tension, à sa manière de sculpter les corps, à l’apparence burinée des contours des visages comme des paysages. Même chose pour les draperies et les robes qui se transforment en carcan de pierre. Muscles et plis se minéralisent. Le tissu se gonfle pour retomber en cascades acérées, en bouillonnements brisés, en labyrinthe froissé. Une peinture d’airain, minérale non seulement dans ses formes rigides et torturées, mais aussi dans sa couleur. Les chairs sont souvent plombées, de la teinte même de la maladie de Saturne. Un gris vert qui rappelle le bronze, le crépuscule. Qui sent le cadavre. Mais étrangement, dans La Déploration du Polyptyque de Roverella qui se trouve au Musée du Louvre, le corps du Christ mort, lourd d’abandon, éblouit au contraire par sa luminosité et ce sont les saints et Marie âgée l’entourant de leurs attitudes pathétiques, qui, par opposition, ont des visages verdâtres, exprimant douleur et angoisse. Une angoisse ravivée par une perspective dont le raccourci étouffant emprisonne littéralement la voûte. Saint Jean, qui se trouve près de la Vierge dans une pose mélancolique, effleure à peine la main du Christ et le contraste est extraordinaire entre sa main sombre et grise et la main incroyablement blanche de Jésus mort. Tura semble renverser les rôles. Ses corps de saints (saint François, saint Maurelius, saint Jacques le majeur, saint Dominique...) ont la peau tout aussi brunie ou métallique, peau de serpent. D’où lui vient cette imagination à l’élégance vénéneuse ? Le trouble s’installe : à la fois léger et lourd, vide et plein, on se demande si son personnage est mort ou vivant, s’il se trouve dans une autre dimension que celle ici-bas, dans un entre-deux, dans un état de tension qui est peut-être l’état mystique par excellence. Si le visage des différentes Vierges est souvent apaisé, ovale, le front bombé et le regard baissé, les autres visages en général respirent surtout la douleur. Les traits sont crispés, les bouches entrouvertes et laissent étrangement apparaître leurs dents ; les lourdes paupières sont souvent closes ou mi-closes et n’ont jamais de cils. L’action, l’extase ou la mort se présentent de la même manière spasmodique et convulsée. Autres particularités de ces visages larges tels des masques : les lèvres pleines, les yeux écartés, les pommettes hautes, le menton triangulaire, saillant et à fossette, les sourcils fins et sensibles. Enfin des mains à nulles autres pareilles. Grandes (dans la remarquable Pietà du Musée Correr de Venise, la main de Marie est aussi grande que l’avant-bras du Christ), avec de longs doigts effilés dont le bout se recourbe. Ces mains, lorsqu’elles sont jointes, forment, à cause de l’écartement de leurs doigts qui se frôlent à peine, comme des cages. Parfois des griffes ou des pinces. Mais lorsqu’elles sont ouvertes, elles rejoignent l’écarquillement des yeux et, étonnées, offrent des paumes charnues et sensuelles.

Un fantastique qui pétrifie les hommes
Tout est donc à la fois figé, mais en même temps nerveux, frémissant, transparent. Les peintures de Tura ont ce fantastique un peu pervers qui pétrifie les hommes mais anime les rochers, dans une vision globale tragique. Longhi écrit en 1934 sur ce peintre obsessionnel : « ... La puissance du mouvement qui anime les hommes, les arbres, les rochers, ne peut, dans ce matériau imaginaire des minéraux les plus incorruptibles, que se tordre et se concentrer en tourbillons pétrifiés. Une nature stalagmitique, une humanité d’émail et d’ivoire, aux jointures de cristal. » Et il ajoute « Des figures d’émeraude ourlées de rubis zèbrent les ciels de lapis-lazuli, les couchers de soleil font penser à des crocus ossifiés... Coquilles, trompettes, perles, tritons, grolles, dragons, oreillers : voilà quelques-uns de ses emblèmes héraldiques ». En effet Tura place souvent ses figures étranges dans un cadre non moins étrange, celui d’architectures « à l’antique », avec trônes, perles et coraux, génies ailés, caissons, cornes d’abondance... un décor raffiné fort prisé à Ferrare et dit « de Squarcione » du nom de celui qui enseignait tout ce vocabulaire. Un goût fantaisiste pour l’insolite et le bizarre, syncrétisme entre religion et symboles d’astronomie qui convenait tout à fait à Cosmè Tura et qui réconciliait le peintre courtisan à l’alchimiste mystique.

- Monica Molteni, Cosmè Tura, coéd. Actes Sud/Motta, 250 p., 398 F.
À lire également : Roberto Longhi, L’atelier de Ferrare, éd. Gérard Monfort, traduit par Claude Lauriol, Brionne, 1991.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°520 du 1 octobre 2000, avec le titre suivant : Cosmè Tura

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