Le Transi et La Pietà

L'ŒIL

Le 1 octobre 2000 - 1162 mots

À l’occasion de la restauration de La Mise au tombeau de Saint-Mihiel, L’Œil se penche sur l’œuvre de l’un des plus grands sculpteurs français de la Renaissance : Ligier Richier, auteur du célèbre Transi de Bar-le-Duc. Reportage photographique Jean-Luc Tartarin.

Quel héros fut jamais si triomphant, si altier dans son défi, si grand et si juste dans l’assurance de sa gloire ? Et en même temps, qui fut jamais plus misérable, plus humilié, si absolument nu ? Car ce héros, ce prince d’orgueil, est une charogne, une pitoyable carcasse humaine ravagée par la mort. Sa peau parcheminée et détendue laisse apparaître les muscles desséchés, les tendons, les os, et pire encore : le vide, le néant noir qui afflue à travers de multiples trous. La figure tire une grande part de sa force de ces béances. En plaçant le vide au cœur du plein, le sculpteur nous fait comprendre que ce corps s’est vidé de l’intérieur, a été rongé en dedans et que ce néant, qui désormais l’emplit, lui était consubstantiel, était l’essence même de la chair. Par ailleurs, ces signes ostentatoires – et plastiquement si efficaces – du néant,  rendent plus impressionnante, plus frappante encore l’irrésistible vitalité de la figure. Car ce mort est vivant, d’une vie impétueuse qui le dresse, le lance dans l’espace et l’arrache presque au sol. Cette vie lui est donnée, insufflée, par son geste : du bras gauche, comme on brandit un trophée, le mort lève aussi haut que possible le cœur qu’il tient dans la main, et l’on ne sait s’il l’offre aux instances célestes, ou s’il le hausse ainsi pour mieux le contempler en plein ciel. Ce cœur est doublement porté : à la fois par le bras décharné et par l’intense « regard », tendu comme un câble, qui jaillit des orbites creuses. Ce Squelette, comme on l’appelle familièrement, mais il s’agit du Monument au cœur de René de Chalon, est l’œuvre du sculpteur lorrain Ligier Richier, l’un des plus grands artistes français de la Renaissance. René de Chalon, Prince d’Orange, avait épousé Anne de Lorraine en 1540 à Bar-le-Duc. Cette alliance fut arrangée par Charles Quint aux côtés duquel le jeune homme trouva la mort, en 1544, au siège de Saint-Dizier. Le cœur et les entrailles furent déposés à la collégiale Saint-Maxe, à Bar, puis la dépouille fut transportée à Breda. Le monument fut érigé vers 1550 au pied d’un pilier de Saint-Maxe, tourné vers le maître-autel. Le squelette de Ligier Richier portait une « boîte rouge », en vermeil, contenant le cœur du prince, jusqu’en 1790, date à laquelle le cœur fut volé. Le monument fut déplacé et le cœur remplacé par un sablier, puis par l’actuel cœur en plâtre.

Représentation de la Mort ou du défunt lui-même ?
Une légende assure que le prince aurait demandé à être représenté tel qu’il serait trois ans après sa mort, et que son cœur est ainsi brandi en gage d’éternel amour pour son épouse. La vérité est sans doute tout autre, sans que l’on puisse pour autant totalement élucider le sens de l’œuvre. Ce squelette représente-t-il la Mort ou le défunt lui-même ? Est-ce à Dieu que son cœur est remis ? Si la main droite posée sur la poitrine était traditionnellement le signe de la « fermeté d’âme », le geste du bras gauche n’obéit pas à une codification préétablie. L’historienne de l’art Paulette Choné décèle une résonance dynastique dans ce geste qui rappelle la devise du « bras armé » adoptée par le duc René II : « Il déploie la force de son bras. » Le squelette porte un écu et un collier de la Toison d’Or qui le désignent comme Chevalier de la Chrétienté. Mais l’écu est sans armoiries : toute gloire personnelle est abandonnée avec la vie terrestre, c’est à la gloire de Dieu que ce cœur serait ainsi haussé et c’est l’espérance de la Résurrection qui donnerait à ce mort son élan triomphal. René de Chalon mourut sans descendance, et c’était là un grand malheur aux yeux d’un homme de la Renaissance. Cette circonstance serait-elle signifiée par l’effacement des armoiries sur l’écu ? S’il est l’héritier des représentations macabres réalistes de la fin du Moyen Âge, le Monument au cœur de René de Chalon appartient pleinement à la Renaissance, tant par la recherche d’une vérité anatomique que par le culte du héros et l’exaltation de l’individu propres à ce siècle. Et cette puissance d’affirmation, ce geste souverain comme une flamme dressée dans l’éternité, sont absolus, vertigineux, et interrogent, du fond des siècles, notre humanité désenchantée. Ce que ce Squelette a aussi porté à bout de bras, depuis sa création jusqu’à nos jours, c’est la gloire du sculpteur. Mais les autres œuvres de Ligier Richier, pour l’essentiel concentrées dans la région de Bar-le-Duc, ne lui méritent pas moins de gloire. Un trait, en particulier, nous semble remarquable : la densité humaine des créatures taillées par l’artiste dans la pierre ou le bois. Cette densité s’éprouve en premier lieu à travers la « corporéité » marquante des figures, leur qualité charnelle. Dans la Pâmoison de l’abbatiale Saint-Michel, c’est tout le poids soudain privé d’équilibre, et toute la chaleur du corps de la Vierge, qui défaillent dans les bras de saint Jean. Dans la Pietà d’Étain les deux corps sont liés par des contacts charnels exceptionnellement intenses : d’un côté un bras de la Mère s’entrelace au bras du Fils ; par derrière, elle pose son autre main à plat sur le dos du Christ, et jamais la pierre ne toucha la pierre de façon plus bouleversante. Les exemples sont multiples et le plus éclatant est sans doute celui de la Madeleine de la Mise au tombeau de Saint-Mihiel, corps gonflé de sèves amoureuses, saisi en plein élan, au moment où l’amour ploie soudain sous la douleur. Et c’est par l’expression de la douleur, aussi, que s’éprouve la densité humaine des figures de Ligier Richier. Très peu d’artistes, avant ou après lui, sont parvenus à créer des images si vivantes, subtiles et, en un mot, si complètes de la douleur. Il faut regarder les visages de la Vierge d’Étain, celui de la Vierge de la Mise au tombeau, celui des larrons de Briey et de Bar-le-Duc. Sans cris et sans grimace, mais dans le silence des solitudes absolues, la douleur « coordonne » chaque muscle du visage, façonne l’aspect de la peau, suspend le souffle au bord des lèvres ; on dirait qu’elle frappe un poignant accord au cœur même de la sculpture et que ses harmoniques viennent vibrer partout à la surface. Lorsqu’on le met en rapport avec ces autres œuvres, on comprend mieux pourquoi le Squelette de Bar-le-Duc nous touche tant. C’est qu’il n’a rien d’abstrait, lui aussi est un corps et lui aussi témoigne de la douleur des hommes dans l’arrachement de la mort. Et c’est peut-être désespérément, malgré son message d’espérance, qu’il tend son cœur vers Dieu.

- BAR-LE-DUC, Conseil général de la Meuse, jusqu’au 31 octobre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°520 du 1 octobre 2000, avec le titre suivant : Le Transi et La Pietà

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