Le cinéma d’après l’antique

L'ŒIL

Le 1 novembre 2000 - 2220 mots

En complément de l’exposition « 2000 ans de création… d’après l’antique » qui se tient au Louvre du 20 octobre au 15 janvier, l’auditorium du musée programme un cycle de films intitulé « la persistance des mythes, mémoire de l’Antiquité au cinéma ». Aujourd’hui, l’homme de la rue a remplacé le héros tragique et les nymphes se sont transformées en bathing beauties. Les récits mythiques se sont déposés dans les films noirs et les westerns avec plus de profondeur que dans tous les péplums qui prétendent à l’imitation littérale de l’antique.

Dans Mythologies, Roland Barthes épinglait la manière dont la romanité se trouvait représentée dans le Jules César de Joseph L. Manckiewicz par la frange dont les acteurs étaient systématiquement affublés : « Les uns l’ont frisée, d’autres filiforme, d’autres huppée, d’autres huilée, tous l’ont bien peignée... » Signe hollywoodien « de droit, de vertu et de conquête » plaquée arbitrairement sur les visages des figurants, la frange du péplum est sans réalité, c’est-à-dire sans histoire ni fonction. On aurait pu objecter, à la décharge du réalisateur et de son coiffeur, que dans le Jules César la Rome antique n’était utilisée qu’indirectement, à titre de décor d’une tragédie shakespearienne, et que l’artifice capillaire arboré par les acteurs mâles fonctionnait explicitement comme le signe d’une romanité factice. Dans le cinéma de Manckiewicz, plus que Jules César, c’est Soudain l’été dernier qui porte la trace de l’Antiquité, mais une trace déguisée, transposée dans un récit moderne sans référence littérale au passé. Dans le meurtre sauvage du poète en costume de soie blanche immaculée sur lequel se clôt le film, resurgit l’image d’Orphée démembré par les Ménades, les personnifications orgiaques des esprits de la nature qui accompagnent Dionysos dans son cortège.

Sur les traces d’Actéon
Toute reconstitution du passé au cinéma, a fortiori lorsqu’elle prétend à la vraisemblance archéologique ou historique, repose sur une naïveté fondamentale en ce qu’elle suppose l’image cinématographique sans épaisseur, libérée du dispositif technique qui la rend possible : le spectacle de l’Antiquité se déploierait aux yeux d’un spectateur intemporel, indépendamment du médium dans lequel il se donne. Plutôt que dans le champ du péplum, ce sont dans les régions du cinéma apparemment les plus indifférentes à l’Antiquité que l’on retrouve, déposées avec le plus de profondeur, les figures et les récits inspirés de l’Antiquité et rendus presque méconnaissables par leur lente migration à travers l’histoire des formes. Le protagoniste de L’horrible cas du docteur X (Roger Corman, 1963), en s’inoculant un sérum, devient capable de voir à travers les corps, se rendant semblable à Lyncée dont le regard était capable de percer une planche de bois. Les Chasses du Comte Zaroff (Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel, 1932) conservent la trace de la légende d’Actéon, le chasseur transformé en gibier pour avoir surpris Diane au bain et dévoré par ses propres chiens. À travers le personnage de Zaroff, qui accueille ses hôtes sur son île comme un prédateur ses proies, se révèle la signification la plus primitive de la chasse, sa dimension sacrificielle originaire telle que la décrit Walter Burkert dans son livre Sauvages origines : « En règle générale, l’homme s’est nourri d’animaux ; mais le chasseur est toujours aussi un guerrier guidé par des pulsions agressives. Derrière chaque sacrifice se trouve, à l’état de possibilité, l’effroyable menace, le sacrifice humain. »
Les mythes véhiculés par le cinéma ne resurgissent cependant pas intacts au terme de leur long cheminement souterrain à travers l’histoire des représentations mais déplacés, déformés, superposés les uns aux autres. Dans Cretinetti troppo bello (André Deed, 1909), un gandin clownesque, démembré par une foule de femmes éperdues d’amour et jouées, comme dans la comédie antique, par des hommes travestis, est à la fois Narcisse et Orphée. Dans Sueurs froides (Alfred Hitchcock, 1958), Scottie Ferguson, qui donne à une inconnue les traits de l’aimée disparue en la remodelant comme un bloc d’argile afin de la faire revenir de la mort, condense les figures de Pygmalion et d’Orphée.

La lumière, vecteur de la tragédie
Dans Mythologies, Barthes reconnaissait dans l’une des formes les plus populaires du spectacle moderne, le catch, la dérivation d’une forme très ancienne : « On trouve là une emphase qui devait être celle des théâtres antiques. [...] Du fond même des salles parsiennes les plus encrassées, le catch participe de la nature des grands spectacles solaires, théâtre grec et courses de taureaux : ici et là, une lumière sans ombre élabore une émotion sans repli. » Comme sur le ring des salles de catch parisiennes, dans Soudain l’été dernier l’élément tragique réside moins dans le récit imaginé par Tennessee Williams que dans un effet d’éclairage : la lumière blanche dans laquelle baigne le film signifie, dans son intensité solaire, la révélation du mythe selon un vecteur strictement visuel indépendant des codes de la littéralité. Dans Duel in the Sun aussi la lumière est le vecteur de la tragédie. Ce n’est cependant pas, comme dans le film de Manckiewicz, la surexposition achrome, mais la saturation des couleurs du technicolor qui donne au film cette artificialité dans laquelle le critique Siegfried Kracauer voyait la condition du tragique au cinéma. Les paysages sont les reflets des configurations psychiques (les cactus du désert de Sonoma où se déroulait le tournage avaient même été peints pour coincider avec les effets expressifs recherchés) et les protagonistes, en retour, personnifient des puissances naturelles montrant, lorsque le paysage se teinte d’un halo sanglant qui semble venir flotter à la surface de l’écran, l’union conflictuelle, érotique et violente du jour et de la nuit. Dans la conclusion de sa Theory of Film, Kracauer allait jusqu’à emprunter à la mythologie classique une définition générale du cinéma dont il comparait le dispositif au bouclier de Persée dans lequel le héros contemple le visage de Méduse qu’il ne peut regarder directement. Si le film rend la réalité visible, il n’est pas le simple reflet de l’objectivité : l’image cinématographique est d’abord l’image de son propre passé, des figures et des récits qui se sont déposés en elle. Elle ne reproduit pas le réel dans son apparence immédiate, mais éveille le souvenir d’autres images dont elle procède, auxquelles elle s’enchaîne et dont il revient au spectateur ou au critique de dénouer l’écheveau.

Déjeuner sur l’herbe et Partie de campagne
En 1929, l’historien de l’art Aby Warburg consacrait l’un de ses derniers textes aux origines figuratives du Déjeuner sur l’herbe de Manet. Dans la manière dont le peintre avait mêlé, dans un décor extérieur, des figures masculines en costume moderne à des nus féminins, il voyait non pas une transgression iconographique mais la reprise d’un motif ancien utilisé comme expression visuelle de l’idéalisation de la nature, un motif que l’on retrouve dans Le Concert champêtre de Giorgione, l’exemple invoqué par Manet pour justifier l’invraisemblance de sa composition. Mais la dimension rétrospective du Déjeuner sur l’herbe ne s’arrête pas au mélange antinaturaliste de vêtements et de nudités. Warburg retrouvait l’origine de la scène peinte par Manet dans une gravure de Marcantonio Raimondi sur un dessin de Raphaël représentant Le Jugement de Pâris, dessin lui-même exécuté d’après un relief de sarcophage antique. Les trois divinités nues allongées ou assises en bas à droite de la gravure de Marcantonio, dans leur attitude et dans leur disposition, préfigurent la silhouette et les mouvements des participants au Déjeuner sur l’herbe. Les reliefs de sarcophages en pierre, que l’on retrouve dispersés un peu partout dans Rome, ont été, selon Warburg, l’un des principaux vecteurs empruntés par les divinités païennes pour se perpétuer jusqu’aux temps modernes. Celui qui avait servi de modèle à Marcantonio via Raphaël, appartient à un ensemble encastré sur la façade intérieure des jardins de la Villa Médicis, en hauteur, « comme sur une pellicule en mouvement », écrit Warburg. Peut-être faut-il chercher l’origine de cette surprenante métaphore cinématographique dans l’attention portée par l’historien de l’art à la question du mouvement. Dès ses premiers travaux consacrés à Botticelli, publiés en 1893, une intuition se fait jour dans la pensée de Warburg sur laquelle il ne cessera de revenir. En se tournant vers l’Antiquité, les artistes de la Renaissance n’ont pas cherché un idéal de non-contradiction (la « grandeur calme et sereine » de Winckelmann), mais une esthétique du mouvement ou de la transe qui vient se manifester dans ce que Warburg nomme des Pathosformeln  (« formules pathétiques ») destinées à restituer la vie en mouvement, dont il entreprend de dresser le répertoire et de retracer le cheminement à travers l’histoire des formes. La démarche de Warburg préfigurait, comme l’a souligné Hubert Damisch, une règle fondamentale de l’esthétique « structurale » selon laquelle « ce qui importe est moins ce qu’une œuvre d’art “représente” que ce qu’elle transforme ». À ce titre, on peut voir les formules employées pour traduire le sentiment de la nature se prolonger au-delà du tableau de Manet et hors du cercle des arts traditionnels, jusque dans le champ du cinéma : c’est probablement avec une arrière-pensée picturale que Jean Renoir a intitulé l’un de ses derniers films, réalisé en 1959, Le déjeuner sur l’herbe. Mais c’est moins dans cette œuvre tardive que dans Partie de campagne (1936) – après-midi de congé de petits bourgeois parisiens au bord d’une rivière–, mise en scène par Renoir d’après une nouvelle de Maupassant, que resurgit du plus lointain passé, un sentiment fusionnel et panthéiste de la nature qui envahit la culture désenchantée des loisirs modernes.

Une histoire de l’art sans texte avec des images en mouvement
À l’époque où il s’interrogeait sur la survivance des figures de l’Antique dans la peinture moderne et sur les modalités de leur transmission, Warburg travaillait à un projet d’« histoire de l’art sans texte », intitulé Mnémosyne. Dans cet atlas, Warburg entreprenait d’explorer les relations entre les images en empruntant la voie des images : sur de grandes planches tendues de coton noir de 1,70 x 1,40 m, l’historien de l’art disposait des documents visuels d’origines disparates (reproductions d’œuvres ou de détails d’œuvres d’art, publicités, coupures de journaux, photographies personnelles...) qu’il ne cessait de réagencer afin de décrire la migration des formes expressives à travers l’histoire des représentations. À la mort de l’historien de l’art, en 1929, l’atlas comptait environ un millier de photos réparties sur quarante planches. Warburg ne cherchait pas à traiter les œuvres comme le témoignage singulier de la volonté des artistes, mais comme des faits expressifs, ouvrant ainsi l’histoire de l’art à quelque chose qui n’était pas, ou pas encore, artistique. Toutes les planches de Mnémosyne décrivent, de la torpeur mélancolique à la convulsion extatique, la manière dont le sujet s’arrache à l’indifférence de l’objectivité. Mais l’atlas est aussi porté par une autre pensée du mouvement, où la reproduction du déplacement local, du déploiement expressif des figures dans l’espace, cède à l’observation des phénomènes de résurgence, c’est-à-dire des déplacements dans le temps. Dans son album d’images, Warburg cherche à rendre aux figures archaïques sédimentées dans la culture moderne leur énergie expressive originelle : c’est ainsi qu’en utilisant les ressources du montage dans le plan, Warburg fait resurgir, dans la silhouette d’une golfeuse brandissant son club l’image de Judith « la chasseuse de têtes » décapitant Holopherne, dans l’image d’un nageur debout sur un podium le souvenir des monstra de la mythologie païenne, ou encore dans la forme d’un zeppelin flottant au-dessus de Hambourg l’expression moderne de la domestication de l’énergie et de l’abolition des distances. Avec Mnémosyne, Warburg ne cherchait pas à dégager des invariants dans l’histoire de la figuration mais à recréer, sur une scène expérimentale, des tensions entre les images après les avoir rendues comparables par la reproduction photographique : les panneaux de Mnémosyne fonctionnent comme des écrans où se trouvent reproduits dans la simultanéité les phénomènes que le cinéma produit dans la succession. Comme dans un dispositif cinématographique, les images montées par Warburg sur ses planches s’enchaînent à la manière de séquences discontinues reproduisant le cheminement des formes à travers l’histoire de la culture. De la fonction et de la place occupée par Mnémosyne dans la pensée grecque, Jean-Pierre Vernant a écrit : « Elle ne reconstruit pas le temps ; elle ne l’abolit pas non plus. En faisant tomber la barrière qui sépare le présent du passé, elle jette un pont entre le monde des vivants et cet au-delà auquel retourne tout ce qui a quitté la lumière du soleil. Elle réalise pour le passé une “évocation” comparable à celle qu’effectue pour les morts le rituel homérique de l’ekklèsis : l’appel chez les vivants et la venue au jour, pour un bref moment, d’un défunt remonté du monde infernal ; comparable aussi au voyage qui se mène dans certaines consultations oraculaires : la descente d’un vivant au pays des morts pour apprendre  – pour y voir – ce qu’il veut connaître. » En lui donnant le nom de Mnémosyne, Warburg concevait bien son atlas d’images, qu’il appelait aussi « une histoire de fantômes pour les grandes personnes », comme une passerelle jetée entre le monde des vivants et celui des morts. Par les moyens du montage, l’historien de l’art entreprenait de formuler un rapport au passé qui ne relève pas de la reconstruction ou de la description, mais de la résurgence ou de la comparution : peut-être les effets qu’il obtenait des images fixes peuvent-ils se reproduire au moyen des images en mouvement.

- PARIS, Auditorium du Louvre, 2-19 novembre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°521 du 1 novembre 2000, avec le titre suivant : Le cinéma d’après l’antique

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