Prêts, le casse-tête des conservateurs

Par Sophie Flouquet · L'ŒIL

Le 26 février 2008 - 1892 mots

Pour qu’un musée obtienne des prêts, il doit bénéficier d’un réseau. Mais là où une poignée de main pouvait à l’époque suffire, aujourd’hui les expositions obligent à de plus en plus de « professionnalisation ».

 L' anecdote est significative. Dans ses mémoires, Michel Laclotte, qui présida aux destinées du
musée du Louvre de 1987 à 1995, raconte comment il s’est fait plaisir avant de quitter le monde des musées, en organisant l’exposition « Le Siècle de Titien », en 1993. « Sans aucune vergogne, écrit-il, j’entendais user une fois encore de mon crédit, au sens presque bancaire du terme. J’ai donc jugé normal de profiter de mes liens avec les directeurs et conservateurs des musées internationaux pour leur dire, “c’est ma dernière exposition, vous ne pouvez pas me refuser le prêt de telle ou telle œuvre”. »
Ainsi fonctionnent les musées, comme un vaste réseau, une véritable « mafia constituée » de professionnels exerçant dans les grands établissements internationaux, comme n’hésite pas à l’écrire Michel Laclotte (Histoires de musées, souvenirs d'un conservateur, éd. Scala). « Un bon projet naît du rapprochement entre institutions ayant une même “ligne éditoriale”. La question des prêts se définit entre gens concernés », explique David Guillet, directeur du développement culturel à la Réunion des Musées nationaux (RMN). Ce club très fermé de l’élite des musées mondiaux se réunit deux à trois fois par an au sein de ce que l’on appelle le « Bizot groupe », du nom d’une ancienne administratrice générale de la RMN. Là, entre gens de bonne compagnie, on discute projets, échanges, questions d’assurances... Créé en 1999, le réseau Frame (French Regional and American Museums Exchange) est quant à lui un groupement franco-américain de coopération qui permet également de négocier des échanges entre membres.

Attentifs aux sujets, les prêteurs demandent de la pertinence
Si les temps ont changé, la crédibilité auprès de ses pairs reste donc encore aujourd’hui le meilleur argument pour l’obtention de prêts d’œuvres d’art. Seul grand opérateur privé français de ce secteur avec SVO Art, Sylvestre Verger ne le dément pas, lui qui n’appartient pourtant pas à ce cercle restreint – son père était l’un des plus importants transporteurs du secteur – et pourrait être frappé d’ostracisme. « Je ne travaille qu’avec de très grands professionnels qui, eux, font les demandes de prêts », précise-t-il. Une manière d’infiltrer le cercle, en embauchant des conservateurs – souvent à la retraite – pour assurer le commissariat de ses expositions. Pour les musées de province, les tractations sont aussi plus ardues. « Pour un musée comme le nôtre, c’est souvent plus difficile, confesse Bruno Gaudichon, directeur du musée La Piscine, à Roubaix. Mais nous sommes raisonnables dans nos demandes. »
Une prochaine exposition consacrée à l’artiste Stuart Davis fera figure de test, avec des sollicitations adressées aux grands musées américains, le Metropolitan Museum et le Museum of Modern Art (MoMA) de New York. « Nous avons déjà mobilisé des intermédiaires sur place, explique Bruno Gaudichon. Des membres de la famille de l’artiste et un universitaire. » Dans tous les cas, les prêteurs sont toujours très attentifs au sujet. « Il est toujours plus difficile d’obtenir des prêts pour des expositions thématiques : il faut donner des gages de la pertinence du sujet », explique-t-on à la RMN.
Si la notion de réseau est donc primordiale, les protocoles d’échanges d’œuvres se sont en revanche sensiblement professionnalisés. « En quelques années, il y a eu une évolution spectaculaire du business des expositions temporaires, poursuit David Guillet. Leur organisation est devenue plus complexe. Il y a environ vingt ans, pour organiser une exposition au Grand Palais qui allait attirer 300 000 visiteurs, il suffisait d’un échange de courriers et de quelques poignées de main pour obtenir les prêts. Aujourd’hui, le terme de production est indissociable de l’organisation d’une exposition. » « Business », « production », en référence à l’industrie du cinéma, les mots sont jetés.
Signe des temps, au Centre Pompidou, la cellule chargée de l’organi­sation des expositions a été d’emblée baptisée Direction des productions. L’organisation d’une exposition temporaire met aujourd’hui en jeu des sommes importantes et relève de mécanismes plus complexes, sur le mode du risque financier et juridique. Les feuilles de prêts signées entre conservateurs ont cédé la place à des conventions établies par les directions juridiques des établissements. Délais de plusieurs mois pour le traitement du dossier, exigences nouvelles pour le transport des œuvres, constats d’état dressés par des restaurateurs spécialisés, intervention de spécialistes de la conservation préventive, délais de passage des marchés, désignation d’un bureau de contrôle et d’un architecte muséographe pour la scénographie... : cette professionnalisation touche maintenant tous les échelons de l’organisation d’une exposition.

Pour « Rubens », le musée de Lille a été obligé de revoir ses salles
Difficile, donc, pour un conservateur de monter une exposition pour son seul plaisir. D’abord, il faut convaincre. On se souvient de Jean Clair et de son projet « Mélancolie », resté dans les cartons de la RMN pendant plusieurs années car jugé anxiogène, avant de finir en succès de fréquentation publique. Ensuite, il faut apporter des garanties suffisantes. « Nous joignons toujours à nos demandes un facility report, qui détaille toutes les conditions de sécurité dans lesquelles les prêts
seront accueillis », explique Caroline Arhuero, chef du service de la muséographie au musée Guimet, à Paris.Et, en premier lieu, impossible d’exposer n’importe quoi n’importe où. Ainsi, quand le palais des Beaux-Arts de Lille a monté une grande monographie consacrée à Rubens dans le cadre de Lille 2004 – 450 000 visiteurs en trois mois –, un certain nombre de préalables ont dû permettre de rassurer les musées prêteurs. Quatre salles du musée, pourtant rénové récemment, ont dû faire l’objet de travaux alors que les conditions d’hygrométrie ont été revues. « Rapidement il est apparu qu’il faudrait compter 3 à 4 ans pour obtenir certains Rubens, que ce serait compliqué, qu’il faudrait négocier des contreparties. Ainsi, avec un musée américain, nous avons dû prêter un Goya en échange, confie Ddier Fusillier, coordinateur des manifestations de Lille 2004. Il y a toujours une phase délicate où il faut décrocher les premières toiles pour convaincre ensuite plus facilement les autres prêteurs. » Certains musées exigent la liste de l’ensemble des œuvres sollicitées.

Fragilité de l’œuvre ou raisons diplomatiques : les motfs de refus
Mais une fois l’accord obtenu concernant le prêt de quelques œuvres
majeures, le rapport de force s’inverse et les grands musées étrangers deviennent demandeurs. Parfois des œuvres ne sont pas disponibles pour la période demandée et il faut en choisir d’autres. Anvers qui envisageait une rétrospective Rubens au même moment que Lille a finalement abandonné l’idée à cause du projet de la métropole nordiste. « Cela aurait pu être l’inverse », reconnaît Didier Fusillier.S’ils ne sont pas monnaie courante, les refus de prêts font en effet partie des aléas de l’organisation d’une exposition et peuvent en compromettre le périmètre. En 1998, la grande exposition « Delacroix » des galeries nationales du Grand Palais est devenue « Delacroix, les dernières années », faute d’avoir obtenu les grands formats.D’autres raisons peuvent être invoquées : fragilité d’une pièce qui ne peut voyager, importance de l’œuvre dans un musée. Ainsi lors de l’exposition « Vienne 1900 », coproduite par la RMN et plusieurs musées étrangers, Judith II, tableau de Klimt appartenant à la Ca’Pesaro, s’est limité à l’étape parisienne. Le petit musée vénitien risquait un trop lourd manque à gagner en se dépossédant pour plus de trois mois de cette pièce maîtresse de ses collections. Enfin, certaines expositions requièrent des tractations diplomatiques d’État à État. Avant le désastreux épisode avec le Bangladesh, qui se solde par une ardoise salée pour le musée Guimet, la RMN avait frôlé elle aussi la catastrophe avec « L’empire des Gupta ». Certains conservateurs indiens ont en effet tenté de passer outre l’accord intergouvernemental et refusé de laisser sortir les pièces. « Il est toujours plus simple de passer par un opérateur que de négocier dans un cadre politique », confirme Françoise Pams, directrice de la communication de la RMN. De fait, les expositions d’archéologie étrangère ont tendance à passer à la trappe.
Pas de quoi s’étonner, dès lors, de l’absence d’originalité de certains sujets d’expositions.

La location des œuvres, un phénomène inéluctable ?

Le tabou a été brisé par le plus prestigieux d’entre tous. En 2006, le Louvre laissait s’envoler une sélection de pièces majeures vers le High Museum of Art d’Atlanta contre une rétribution de 5,4 millions d’euros. Un an plus tard, le Louvre franchissait une étape supplémentaire avec le projet Abou-Dhabi, prévoyant également une prestation d’ingénierie culturelle. À l’étranger, rien d’inédit : les musées russes pratiquent en effet le prêt payant de longue date. Auparavant les musées français n’avaient-ils jamais monétisé leurs œuvres ?

Il n’existe pas de grille tarifaire pour les échanges
« La question de la location est proscrite en France, explique David Guillet de la RMN. Mais à quelques exceptions près : les musées qui ne sont que des prêteurs car ils ne peuvent pas organiser des expositions temporaires, et le cas de mise à disposition en bloc d’une collection, fermée pour travaux. » Il n’existerait donc pas de grille tarifaire pour les échanges entre musées. Idem pour les particuliers. Même son de cloche avec Sylvestre Verger qui organise les expositions du musée du Luxembourg. « C’est une idée anglo-saxonne de considérer que l’objet d’art a une valeur locative, car au contraire une bonne exposition peut lui donner de la valeur. Par principe, je refuse de payer la location d’une œuvre. » L’organisateur des expositions du musée du Luxembourg n’a dérogé qu’une seule fois à la règle : pour la collection Phillips, dont l’itinérance internationale a servi à financer la restauration du bâtiment de Washington. Il existe parfois des cas particuliers : pour l’exposition « Afghanistan, les trésors retrouvés », le musée Guimet a accepté de reverser 25 % des recettes du droit d’entrée au gouvernement afghan, pour financer la rénovation du musée de Kaboul et la construction d’écoles.
Si les œuvres ne sont donc pas louées, les contreparties ne sont pas pour autant exclues. Et elles sont parfois des plus farfelues. Un particulier aurait exigé que les murs de son salon soient repeints à neuf pendant l’absence d’un tableau. Une pratique tend néanmoins à se généraliser chez les Anglo-Saxons : celle des frais de gestion. Et quand ces derniers atteignent 1 000 à 2 000 euros par dossier, la note est loin d’être symbolique. Baptisés loan fees, ces frais se développent en France. « Ils servent à payer le personnel mobilisé pour traiter les dossiers », déplore un conservateur. Un autre professionnel est plus pessimiste : « À terme, je pense que nous arriverons inévitablement à un système de location des œuvres. Les demandes sont trop nombreuses et les délais d’exposition s’allongent. Les musées voudront combler le manque à gagner causé par ces absences prolongées. » Ce à quoi s’oppose fermement Christophe Vital, conservateur en chef du patrimoine et président de l’Association générale des conservateurs des collections publiques de France : « Adopter le principe de location des œuvres ou des objets de musées reviendrait à détourner les musées de leur mission et à mettre en danger le principe même d’expositions temporaires, à créer une concurrence au sein de l’univers muséal : seules les grandes institutions auraient désormais la capacité d’organiser des expositions temporaires. »

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°600 du 1 mars 2008, avec le titre suivant : Prêts, le casse-tête des conservateurs

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